Marina Da Silva signe un dossier Kateb Yacine dans Le Monde Diplomatique de Novembre 2009
Des mots qui pratiquent des brèches
Kateb Yacine, l’éternel perturbateur
Mort il y a vingt ans, l’écrivain Kateb Yacine connaît toujours une popularité certaine en Algérie, où un colloque international vient de lui être consacré. En France, les hommages n’ont guère été médiatisés. Ce «poète en trois langues», selon le titre du film que Stéphane Gatti lui a consacré, demeure un symbole de la révolte contre toutes les formes d’injustice, et l’emblème d’une conscience insoumise, déterminée à rêver, penser et agir debout.
«Le vrai poète, même dans un courant progressiste, doit manifester ses désaccords. S’il ne s’exprime pas pleinement, il étouffe. Telle est sa fonction. Il fait sa révolution à l’intérieur de la révolution politique ; il est, au sein de la perturbation, l’éternel perturbateur. Son drame, c’est d’être mis au service d’une lutte révolutionnaire, lui qui ne peut ni ne doit composer avec les apparences d’un jour. Le poète, c’est la révolution à l’état nu, le mouvement même de la vie dans une incessante explosion .»
Romancier et dramaturge visionnaire, considéré grâce à son roman Nedjma comme le fondateur de la littérature algérienne moderne, Kateb Yacine était avant tout un poète rebelle. Vingt ans après sa disparition, il occupe en Algérie «la place du mythe ; comme dans toutes les sociétés, on ne connaît pas forcément son œuvre, mais il est inscrit dans les mentalités et le discours social ». Il reste aussi l’une des figures les plus importantes et révélatrices de l’histoire franco-algérienne.
Kateb, qui signifie «écrivain» en arabe, était issu d’une famille de lettrés de la tribu des Keblout du Nadhor (Est algérien). Le 8 mai 1945 — il n’a pas encore 16 ans —, il participe aux soulèvements populaires du Constantinois pour l’indépendance. Arrêté à Sétif, il est incarcéré durant trois mois à la suite de la répression, qui fait quarante-cinq mille morts. Sa mère, à laquelle il est profondément attaché — c’est elle qui l’a initié à la tradition orale et à la poésie —, sombrera dans la folie. Cette date du 8 mai marquera l’existence, l’engagement et l’écriture de Kateb à tout jamais.
C’est en septembre de cette même année, à Annaba, qu’il tombe éperdument amoureux d’une de ses cousines, Zoulheikha, qui va inspirer Nedjma («étoile»), rédigé en français, œuvre fondatrice qui a totalement bouleversé l’écriture maghrébine. Dans cette histoire métaphorique où quatre jeunes gens, Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha, gravitent autour de Nedjma en quête d’un amour impossible et d’une réconciliation avec leur terre natale et les ancêtres, la jeune fille, belle et inaccessible, symbolise aussi l’Algérie résistant sans cesse à ses envahisseurs, depuis les Romains jusqu’aux Français. La question de l’identité, celle des personnages et d’une nation, est au coeur de l’oeuvre, pluridimensionnelle, polyphonique.
ment politique de Kateb détermina fondamentalement ses choix esthétiques : « Notre théâtre est un théâtre de combat ; dans la lutte des classes, on ne choisit pas son arme. Le théâtre est la nôtre. Il ne peut pas être discours, nous vivons devant le peuple ce qu’il a vécu, nous brassons mille expériences en une seule, nous poussons plus loin et c’est tout. Nous sommes des apprentis de la vie. » Pour lui, seule la poésie peut en rendre compte ; elle est le centre de toutes choses, il la juge « vraiment essentielle dans l’expression de l’homme ». Avec ses images et ses symboles, elle ouvre une autre dimension. « Ce n’est plus l’abstraction désespérante d’une poésie repliée sur elle-même, réduite à l’impuissance, mais tout à fait le contraire (…) J’ai en tous cas confiance dans [son] pouvoir explosif, autant que dans les moyens conscients du théâtre, du langage contrôlé, bien manié. »
(Retrouvez la version intégrale de cet article dans Le Monde diplomatique actuellement en kiosques.)