« La Quinzaine littéraire », Du 16 au 31 juillet 2007
Trois poètes italiens
La publication de trois recueils de poésie italienne quasi simultanément est un indice parmi d’autres, de la ferveur et de la popularité certaine que rencontre en France depuis un certain temps la poésie italienne, contemporaine ou non. Un tel phénomène rachète tant d’années d’indifférence. Souvenons-nous combien il fut difficile de convaincre un éditeur de publier l’oeuvre d’Eugenio Montale ou encore celle d’Andrea Zanzotto, rappel qui prête aujourd’hui à sourire. Trois publications récentes attestent d’un tel intérêt.
Nelo Risi
De ces choses qui dites en vers sonnent mieux qu’en prose trad. de l’italien par Emmanuelle Genevois Buchet Chastel éd., 143 p., 10 E
Patrizia Cavalli
Mes poèmes ne changeront pas le monde trad. de l’italien par Danièle Faugeras et Pascale Janot Préface de Giorgio Agamben Des femmes – Antoinette Fouque éd. 489 P., 23 E
Léonardo Sinisgalli
J’ai vu les muses trad. de l’italien par Jean-Yves Masson Arfuyen éd., 209 p., 19 E
Patrizia Cavalli
Les poèmes de Patrizia Cavalli, parmi les plus traduits en France, sont agrémentés d’une préface du philosophe Giorgio Agamben dont l’intérêt pour la poésie est aussi ancien que attesté. Souvenons-nous notamment de ses écrits sur le Franc-tireur et le Comte de Kevenhüller de Giorgio Caproni ou, encore, de l’édition du recueil posthume du même, par exemple.
Dans un court mais dense préambule de quelques pages alertes, l’auteur de Stances, par un faux détour qui le ramène très tôt à son objet, s’essaie à définir le genre poétique reconduit à une opposition de l’hymne et de l’élégie dont l’oeuvre de Cavalli constituerait la confluence « sans restes ». La langue de Patrizia Cavalli apparaît au philosophe comme « la plus fluide, la plus continue et la plus quotidienne de la poésie italienne du vingtième siècle ». Mais alors, que dire alors de celles de Sandro Penna ou du premier Ungaretti ? Le philosophe d’ascendance heideggérienne, envisageant donc la poésie comme un « après » de la philosophie, y reconnaît également une « ontologie brutale et hallucinée ». Une « brutalité » excluant tout excès et confinée au grammaticalisme serait-on tenté de dire.
N’en demeure pas moins, à l’évidence, une écriture poétique particulièrement cristalline, économe au point de frôler le dessèchement et parfois campée à l’orée d’une raréfaction minimaliste extrémiste.
La contemplation, l’observation des choses du monde, et de soi, caractérisent ce parti-pris, comment dire ? essentialiste ? tout à la fois inextricablement introspectif, mais refusant l’anamnèse, et néanmoins radicalement descriptif. L’omniprésence d’une instance analytique raisonnante, renvoie bien, sans vouloir résonner, à une forme inédite d' »hallucination » (Agamben) où l’oeuvre de Nathalie Sarraute transparaît souvent en filigrane. Coupants et anguleux, abstraits, rivée à un concret proliférant, et de ce fait tout à la fois vigoureux et dévitalisés, les vers de Mes poèmes ne changeront pas le monde, semblent tenter d’aider un sujet à se construire en l’abandonnant à une poésie effleurant l’aphorisme et multipliant de menus paradoxes logiques. Car nous sommes aux antipodes du vertige ménagé par un Borges ou un Juarroz. Ce « parti pris des choses » si particulier constitue à l’évidence le plus prodigieux rempart que Patrizia Cavalli oppose obstinément à l’instabilité de tout vécu, à la terreur du « je » comme à toute confession incidente. Elle ne compose avec le monde qu’en le décomposant d’observations en dissimulations selon les protocoles d’une « loi des silences » d’autant plus déconcertante que son secret se révèle à l’évidence dépourvu de tout mystère : Je me récite (…) la vie comme un mètre avec les centimètres,/ je vois même sa couleur jaune./ j’en mesure la longueur, j’avance dans l’espace, / il ne me reste qu’à trouver un pouce et alors je me lève, /je fonce vers mon café au lait. La force du rejet du monde et de l’autre fait comme allusion à une fragilité indéfinie. Est évacuée du même coup l’ambiguïté consubstancielle au genre poétique. Une raison raisonnante emballée apparaît parfois campée au bord d’un site banalement paranoïde agrippé avec effort et volontarisme à la grisaille du quotidien. Une sorte de malaise et d’asphyxie en résulte, « automatiquement » car tout se veut cisaillante géométrie à vide et même désymbolisée. Dans cette infinie dissection du presque rien, nous ne sommes pas loin d’une sorte de Violette Leduc versificatrice. Un neutre presque absolu, en effet.
Philippe Di Méo