Nourri par les auteurs russes, et en particulier par Grossman, découvert « pendant le premier confinement », Jean Winiger rend un vibrant hommage à la littérature du plus grand pays au monde, non sans adresser de vives critiques au régime actuel, et en explorant le passé trouble de l’ex-URSS. Ce faisant, le livre n’évite pas certaines maladresses.
Une histoire de théâtre… et une romance
Metteur en scène savoyard, petit-fils de résistante, Pierre Westman soit littéralement, homme de l’Ouest, habite une ferme tranquille près d’Entremont. Son couple bat de l’aile, toutefois, et l’homme semble s’ennuyer. Passionné par l’œuvre de Vassili Grossman (1905-1964), journaliste juif athée censuré par le KGB, Westman sort de sa zone de confort pour se rendre en Russie.
Sur place, aidée par la comédienne Assia, descendante d’un célèbre général soviétique, Westman tente de représenter Un amour aveugle et muet, pièce adaptée du monumental Vie et destin, histoire du physicien atomiste Victor Pavlovitch Strum pendant le terrible siège de Stalingrad. L’opération est un échec : Westman se heurte aux autorités locales et ne peut faire que trois représentations.
L’Alliance française ne le soutient nullement, par crainte d’un conflit diplomatique. Une idylle se noue avec Assia, opposante au « Vieux-Blond » (Vladimir Poutine), mariée à un certain Markov, apparatchik cynique, qu’elle n’aime plus. Naturellement jaloux et blessé, Markov fait emprisonner Pierre dans des conditions sordides, mais Assia parvient à le faire libérer. Le roman se termine tragiquement. Ne voulant gâcher le suspense, nous n’en dirons pas davantage…
“Ce pays, je l’aime”
Parti sur les traces de Grossman, Westman s’identifie volontiers à l’écrivain, lui-même incarné en Strum, son double littéraire. Français, chrétien et non bolchevik, très différent de l’auteur, Westman (dont le patronyme rappelle aussi onomastiquement, celui de Grossmann), établit pourtant des comparaisons, remarquant notamment que la mère de l’écrivain, tuée par les nazis, est morte prématurément, à l’instar de la sienne.
Un vibrant éloge est ainsi rendu à l’homme de lettres : « Je doute qu’Assia trouve un théâtre à Moscou, qu’Un amour aveugle et muet soit encore représenté. Mais restera la force de Pour une juste cause, de Vie et destin, de Tout passe, de ces 55 récits ou nouvelles, l’œuvre d’une vie de seulement 59 années, un œuvre riche de lumières différentes, variées, étonnantes, des éclairages sur hier et pour demain. » Obsédé par Grossman, Pierre Westman fait fi du danger, tout entier à sa passion. Assia semble partager cet intérêt supérieur, tous deux étant « unis par l’irrésistible attrait de l’œuvre de Grossman ».
Dès lors, le livre tout entier peut être lu tel un hommage, ou plutôt tel des hommages, au pluriel. Car Grossman n’est pas le seul auteur évoqué. Pétri de culture slave, Westman vit une sorte de voyage initiatique, littéraire, « sur les traces de Boulgakov », de Dostoïevski, Gogol, de Pasternak ou de tant d’autres. Chaque scène de la vie courante renvoie ainsi à un souvenir de lecture : observant des locaux s’empiffrer dans un restaurant classieux, Pierre songe ainsi aux Petits-bourgeois puis aux Bas-fonds de Maxime Gorki, avant d’évoquer le « grand » Tchekhov.
Une mélancolie diffuse baigne l’ensemble, porté par une écriture lyrique, parfois un peu mièvre dans l’enthousiasme même, entre autres lorsque Pierre parcourt le domaine du comte Nikolaï Cheremetiev (1652-1719), dans les quartiers nord-est de la capitale, parlant de la « caresse du ciel pastel sur les constructions du passé ». Une certaine douceur, une certaine poésie, apparaît, tel un baume, au milieu d’un environnement dur, post-soviétique. Toutefois quelque chose semble excessivement démonstratif, comme s’il s’agissait de nous faire visiter la Russie et ses attractions touristiques, au détour de la plume.
Géopolitique ?
L’objet du livre n’est pas seulement littéraire, mais également historique, et même politique. Secondé par Assia, fille de bolchevik, et bolchévique elle-même, d’une certaine manière, Pierre, l’homme de l’Ouest, se sent en décalage avec ce pays post-communiste, hostile à certains égards, mené par un leader autocratique dépeint sous des traits peu amènes. Elle-même russe, attachée à son pays, descendante d’un héros, mariée à un bureaucrate, Assia a du mal à comprendre ce Français un peu naïf.
Leur fugace liaison semble, de fait, entravée par des considérations d’ordre culturel. Tout le passé du pays ressurgit ainsi au fil des pages, non par ordre chronologique, mais au gré des pérégrinations : Russie tsariste avec la balade à Ostankino, période soviétique, dépeinte en permanence, et enfin Russie actuelle, poutinienne, autoritaire, avec ses geôles et sa police brutale, meurtrière, ainsi que le dévoile la fin du roman. Et c’est là, sans doute que le bât blesse : en mêlant fiction et actualité, Jean Winiger paraît souvent s’emmêler, se disperser. Devons-nous parler d’écriture engagée ? Navalny, opposant au « Vieux-Blond », se trouve plusieurs fois cité.
On parle aussi des Ouïghours, persécutés par l’État chinois, ou encore de la pollution, de la guerre en Ukraine, déjà omniprésente dans les médias… Trop ambitieux, Jean Winiger se montre parfois trop didactique, et paraît se perdre, perdre le lecteur… S’agit-il d’un roman d’amour, d’un essai sur la Russie ? La relation entre Pierre Westman et Assia paraît surtout servir à transmettre un message. Il s’agit de condamner le maître du Kremlin et de défendre l’Occident. Dès lors, la dimension purement littéraire se fane.
Un récit sincère
Malgré ses défauts, Un amour aveugle et muet demeure attachant par sa sincérité. Dépeignant une contrée rude, blessée par les évènements, terre de créateurs, d’artistes, Jean Winiger sait se faire poète, et rend malgré tout vivante une civilisation toute à la fois proche et lointaine. L’occasion nous est également donnée de découvrir, ou de redécouvrir, Vassili Grossman.