La magazine Entreprendre se demande si la poésie est un modèle économique dépassé

L’édition de la poésie est-elle un modèle économique dépassé ?

Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste

Entretien avec Vincent Gimeno-Pons et Yves Boudier, organisateurs du Marché de la poésie de Paris.

La poésie d’aujourd’hui est-elle toujours vivante ? Elle demeure certes, très dynamique, elle est encore animée par des centaines de petites maisons d’édition et une multitude d’événements, comme le Marché de la poésie, de la place Saint Sulpice à Paris, cela demeure un monde archipelisé avec des communautés qui souvent s’ignorent, parfois se critiquent et cultivent toutes un public de passionnés. J’ai interrogé les deux organisateurs du Marché de la poésie de Paris, afin de comprendre si ce modèle économique est encore viable, malgré les petits tirages en poésie.

Le Marché de la Poésie est un événement qui frappe par sa fréquentation. Me concernant, je l’ai découvert cette année où il est revenu après deux ans de Covid au bon emplacement dans le calendrier. Avec ce vent de beauté et d’émotion annonçant les grandes vacances d’été, l’ambiance est d’une convivialité unique Place Saint-Sulpice. Les aficionados du poème se retrouvent chaque année pour deviser de la poésie. Pourquoi la poésie ne touche-t-elle pas un plus large public ? Pensez-vous qu’elle soit trop élitiste ou que l’école n’enseigne plus les bases suffisantes pour comprendre la beauté d’un poème aujourd’hui ?

Si l’événement touche autant de public (environ 50 000 visiteurs et plutôt des amateurs de poésie que de simples badauds), c’est pour plusieurs raisons :

Le Marché de la Poésie est un événement unique en France, en Europe, voire dans le monde. Réunissant près de 500 éditeurs et revues de poésie, il permet aux visiteurs d’y retrouver une production poétique (nous ne prétendons pas à l’exhaustivité, mais on y trouve plus de 90% de l’édition de poésie française et francophone puisque belges, québécois, suisses… y viennent également en nombre). À présent, le public de ce Marché rassemble un nombre considérable de gens venus de toute la France et de l’étranger pour y retrouver à la fois une production unique rassemblée en un seul lieu et également pour tous les professionnels de la chaîne du livre qui travaillent dans le domaine de la poésie – heureusement, il en existe encore : tout cela prouve bien qu’il y a un authentique public pour la poésie, certes un public plus restreint que dans d’autres domaines, mais un public d’une grande exigence.

Maintenant, si vous le permettez, nous allons vous présenter le Marché de la Poésie dans le cadre de l’entreprenariat : nous fêterons en 2023 ses 40 ans. C’est un Marché dans tous les sens du terme. D’abord celui du rapport direct entre producteur et consommateur, non seulement en terme de ventes (qui constituent assurément la moitié du travail réalisé pendant les cinq jours), mais aussi en terme d’échanges, sur le contenu, le contenant (n’oublions pas que la plupart de ces éditeurs sont des artisans), d’échanges avec les auteurs (pour la plupart des éditeurs c’est également le lieu de la rencontre avec leurs auteurs qu’ils ont rarement l’occasion de rencontrer), lieu de dialogue entre éditeurs (peut-être est-ce quasiment le seul endroit où se croisent les différents courants de la poésie contemporaine) ; tout cela se déroule avec une parfaite humanité entre les uns et les autres.

Nous avons bâti cette manifestation sur le travail des éditeurs et des revues, c’est sans nul doute ces fondations qui auront permis à ce Marché d’exister encore au bout de 40 ans.

Il semblerait que depuis l’ouverture d’états généraux de la poésie en 2017, les réflexions se déroulent dans un cadre plus précis, délimité par le thème annuel. En 2022 : la pensée du poème. Qu’est-ce qui est actuel dans la poésie à notre époque ?

La poésie et les poètes ne sont pas hors sol, « hors le monde ». Certes la poésie ne suit pas nécessairement l’actualité immédiate (ça c’est la fonction d’autres écrits), mais elle est un questionnement permanent des contours sociaux, politiques, environnementaux et humains de notre société, parfois à la frontière de la philosophie. Le poème lié à l’actualité est une presque contradiction puisque, dans son geste de création, la poésie nécessite un recul, une distance. Le temps de réflexion lié aux états généraux permanents de la poésie permet de réfléchir, de questionner les arcanes de la création poétique plus en profondeur

Penseriez-vous que ces états généraux ont révolutionné ce qu’était traditionnellement le Marché de la Poésie ? Etait-ce son aboutissement évident, naturel ? Y a-t-il eu des critiques au-delà des louanges ? A qui les travaux de ces états généraux sont-ils transmis ?

Comme nous vous le disions, le public du Marché de la Poésie est d’une grande exigence.

Au-delà d’un état des lieux de la poésie contemporaine qui permet aux professionnels de ce secteur de poser des jalons, ces états généraux permettent et permettront, nous l’espérons, une meilleure connaissance des différents univers de la poésie contemporaine. Inventaire des formes, des pensées, des courants qui la traversent, de ceux qui la portent ou bien la véhiculent. Sur le fond, ils posent une question essentielle : la poésie serait-elle nécessaire ? Toutes ces approches sont complémentaires et construisent un savoir précieux, par exemple pour assurer la transmission entre les générations, les courants, les langues à la fois du patrimoine poétique et de la création la plus vive.

Héraclite affirmait qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Diriez-vous de la poésie qu’elle est toujours la même ou systématiquement différente ? Colle-t-elle aux préoccupations de la société ou bien a-t-elle son éternel ADN ? La poésie de Houellebecq dont le réalisme se mêle à la satire ainsi qu’au mythe a-t-elle redonner ses lettres de noblesse à la poésie, – ses recueils de poèmes ont même été publiés en poche chez J’ai lu ? Est-ce que poésie et politique, voire critique sociétale peuvent faire de la très bonne poésie ?

L’écriture du poème est une remise en cause permanente de sa forme, de son contenu. N’oublions pas que la poésie est l’essence de la langue et sans nul doute de la pensée.

Quant à Michel Houellebecq, c’est un cas un peu particulier. Ce n’est pas parce qu’il a écrit ce qui pourrait sembler des poèmes qu’il est pour autant poète ; bien-sûr, libre à lui de pratiquer comme il l’entend le poème, mais à nos yeux, nous avons avec lui affaire à une activité d’écriture plutôt archaïque et mimétique de modèles très classiques, tels qu’une certaine presse aime promouvoir. Nous vous renvoyons sur ce point à un article de Martin Rueff, « La non-poésie des non-poètes », parus en mai 2013 dans les pages « Rebonds » du journal Libération. Il ne viendrait nullement à l’esprit de qui s’intéresse aujourd’hui à la poésie contemporaine de prendre cet écrivain pour modèle en poésie. Et il y a suffisamment d’authentiques poètes à prendre pour exemple, plutôt que de tomber dans un piège médiatique où l’on voudrait modéliser des formes poétiques « consommables », comme beaucoup d’autres contenus « culturels », d’ailleurs. La poésie n’est pas un phénomène de mode, elle traverse les temps. Pour ce qui concerne le cas Houllebecq, nous ne saurions nous prononcer sur la patrimonialité de son « exercice poétique ». Seul le temps en décidera…

J’ai remarqué qu’au-delà des livres de poésie, sont également présents sur le marché tout autre genre de livres, comme des romans, des essais, des revues. Mais la condition sine qua none pour qu’un éditeur puisse exposer parmi vous est-elle de publier aussi de la poésie ? Pourquoi ce prisme jeté sur la poésie ?

Tout d’abord, nous ne sommes pas intégristes. L’univers de la création littéraire dépasse, déborde largement le genre poétique. La plupart des éditeurs que nous recevons au Marché ne publient pas que de la poésie. Allions-nous leur interdire l’accès à d’autres productions que celles directement liées au poème ? la question se pose également de savoir entre prose poétique, poème, etc., qui aurait droit de cité ? Il y a aussi des poètes qui publient d’autres formes de textes (essais, romans…), allait-on exercer un dictat qui ne nous ressemble guère ? Nous recevons également des fanzines, des livres liés à l’art : c’est un marché ouvert à la création.

Croyez-vous que toute littérature contenant une musicalité est poétique ?

Ce serait se tromper de règle : la musique ne deviendrait-elle alors systématiquement poésie ? Et, sur ce point, nous songeons à mettre en place, dans le cadre des prochains États généraux permanents de la poésie, la thématique suivante : Le Son du poème. Cette question englobe certes celle de la musicalité, mais la déborde largement, s’ouvrant vers de l’oralité en général, et de cette question très peu souvent évoquée, celle de la musicalité intérieure de la lecture silencieuse du poème…

Comment choisissez-vous vos Présidents d’honneur ? Le choix de Nancy Huston s’est-il imposé pour l’attachement qu’elle a à la poésie, pour ses valeurs ou pour le style de ses écrits ?

Il est des univers qui se partagent : nous essayons de trouver des personnalités dont l’attachement à la poésie (contemporaine de surcroît) semble des plus évidents. L’an passé, Hélène Cixous, qui affirma d’emblée ne pas écrire de poème, expliqua avec une remarquable sensibilité, que la poésie irradiait l’ensemble de son œuvre.

La poésie vous semble-t-elle la forme suprême de la littérature ? Perd-elle de sa force lorsqu’elle est chantée ? Je crois me souvenir que CharlElie Couture a été votre Président d’honneur…

Si le poème n’est pas déformé pour exister en chanson, alors pourquoi pas. Mais il ne s’agit nullement d’assimiler la poésie et la chanson.

D’abord parce que, techniquement, la chanson a sa composition toute particulière. Et même si certains font facilement l’amalgame, toute chanson n’est pas poème, tout poème n’est pas chanson ; même si parfois la lisière est ténue.

Qu’est ce qui fait la réussite du Marché ? Est-ce un très bon modèle économique ?

Nous aurions préféré que le succès du Marché de la Poésie ne soit pas ce qu’il est. Pour cela, il aurait fallu que le livre de poésie (qui représente aujourd’hui 0,3% du chiffre d’affaires en librairie – la littérature représentant 9% du CA librairie, comme quoi l’on se fait beaucoup d’idées sur ce que peut représenter le domaine de la création dans son ensemble) soit réellement diffusé et distribué, mais c’est un livre qui demande, exige du temps pour exister. Or aujourd’hui le temps est compté de toute part (sans parler également du « désherbage » du livre en bibliothèques, lorsque son taux de rotation n’est pas suffisant).

Comment expliquez-vous que les médias grand public semblent bouder une manifestation dont le public est fou ? Y a-t-il aujourd’hui un désintérêt pour un genre littéraire qui cherche à éveiller la sensibilité à travers langage construit de sonorités, d’images, de rythmes, d’émotions ?

Malgré le peu de visibilité médiatique de cette manifestation, sa rencontre avec le public est bien là. Nos visiteurs ont pris l’habitude de retrouver ailleurs (sur la toile, sur les réseaux sociaux et dans le bouche à oreille, sans compter tout ce que nous faisons, avec nos moyens, en terme de communication), toutes les informations dont ils ont besoin pour nous retrouver.

Ce Marché de la Poésie dans sa forme française a-t-il fait des petits ? D’autres pays ont-ils imité votre formule ?

Il existe un autre Marché de la Poésie à Montréal. Un autre, Poetik Bazar, vient de voir sa première édition à Bruxelles en 2021. Il y a également quelques petits Marchés locaux qui en ont pris la dénomination. Actuellement nous réfléchissons avec quelques acteurs locaux, à mettre en place d’autres Marchés en France, pour lesquels il faudra trouver une spécificité afin que la greffe puisse prendre.

Mettre en lumière chaque année la poésie d’un pays invité (cette année Le Luxembourg) a-t-il pour objectif de favoriser les traductions, les correspondances entre éditeurs ?

Le public du Marché de la Poésie est curieux par nature. Depuis une vingtaine d’année, nous avons un pays invité d’honneur, afin de donner à découvrir l’« esprit poétique contemporain » au-delà de nos frontières. C’est, encore une fois, l’ouverture de la poésie sur le monde à l’alentour. Devra-t-on préciser que la poésie est sans frontières ou, tout du moins, hors frontières ?

Diriez-vous que le Marché de la Poésie est incontournable pour un éditeur de poésie ? Est-ce que l’on peut encore éditer de la poésie aujourd’hui en créant un modèle économique viable ?

À chacun d’en juger. Tout d’abord, les quelques éditeurs largement présents en librairies n’ont pas forcément besoin d’être présents au Marché, parce que le visiteur vient avant tout au Marché de la Poésie pour y trouver une diversité incomparable de productions, et dans un grand esprit d’humanité – nous insistons sur ce point – et d’échange.

Cette année, un magnifique hommage fut rendu par Florence Delay au poète Michel Deguy. Il est cependant rare que vous évoquiez des poètes morts. Le choix délibéré de mettre en lumière les poètes vivants vient-il du fait d’une carence à ce niveau-là dans les autres événements poétiques français ?

Florence Delay ne fut pas la seule à intervenir dans cet hommage, il y eut avant tout, autour d’elle, des poètes pour rendre hommage à Michel Deguy.

Nous faisons hélas chaque année quelques hommages à de grands disparus (Bernard Noël et Henri Deluy l’an passé), comme nous le fîmes par exemple en 2008 pour Césaire, ou pour d’autres (Bernard Heidsieck, Henri Chopin…, comment tous les citer ?), à partir du moment où nous sommes dans le domaine de la poésie contemporaine : c’est cette dernière que nous voulons faire découvrir… et honorer.

Tout écrivain est-il capable d’écrire de la poésie ?

À lire un poème, on pourrait pense que la poésie est sans doute un travail de courte haleine, mais intense, où l’on ne peut rester à la surface de la langue, contrairement à l’écriture de la prose, qui elle peut s’arrêter à la seule fonction communicative de la langue. Mais, il existe aussi des formes poétiques de prose, même si cette question du « poème en prose » continue depuis deux siècles de diviser le monde des poètes.

Alors, c’est plutôt à l’écrivain de savoir ce qu’il fait de l’usage des mots qu’il choisit d’utiliser…

Qui sera votre Président d’honneur l’an prochain ? Et le pays invité ? Qui les choisit ?

Pour la.le président.e d’honneur, nous sommes encore en pleine réflexion.

Quant au pays invité, si tout va bien, ce sera Cuba

Le programme du Marché et de sa périphérie est-il le fruit d’une réflexion d’équipe : qui détermine les poètes à inviter ?

Nous tentons d’établir une cohérence de programmation, en lien avec les lieux qui nous accueillent, en tenant également compte de leur desiderata. C’est un long travail de réflexion que de mettre en place cette programmation, dans le cadre du Marché mais aussi et surtout dans le cadre de la Périphérie du Marché, qui dure quasiment tout un mois, aux huit points de notre hexagone (voire en Europe). Par ailleurs, nous lisons beaucoup de publications et le choix des auteurs dépend fortement de cet aspect du travail. Nous sommes sans cesse soucieux de faire connaître la création, au plus près de ce qui est accessible au public.

M. A. : Ne tentez-vous pas dans votre programme de faire un roulement afin de valoriser une par une toutes les petites maisons d’édition qui exposent fidèlement chez vous ?

Lorsque nous avons mis en place nos rencontres, il nous a fallu prendre l’initiative seuls. Mais au fur et à mesure des années, c’est en concertation avec des maisons d’éditions (ou revues) participants que nous tâchons d’organiser ces événements, afin d’être en parfaite cohérence avec l’esprit initial du Marché, celui de défendre les éditeurs de poésie.

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls, Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres

Le Marché de la Poésie et sa Périphérie sont organisés par l’association c/i/r/c/é, les revues et les éditeurs du Marché, avec les institutions, les auteurs, acteurs et musiciens participant aux événements, avec le concours du Ministère de la Culture et le Centre national du Livre, la participation de la Région Île-de-France de la Ville de Paris et de la Sofia.

Guillaume Millo choisi par Planète Réussite pour témoigner de son expérience d’entrepreneur

Guillaume Millo donne une conférence sur l’organisation pour vous aider à être plus efficace

le « TELESOMMET EFFICACITE PERSONNELLE ET PKM » est officiellement ouvert !

Nous y abordons le PKM (Personal Knowledge Management) la gestion des données personnelles, des connaissances personnelles sous différents angles : la personne apprenante, les enjeux actuels, les outils et approches, la pensée visuelle, les logiciels ….
19 conférences, 19 façons d’aborder le PKM.

Le PKM est un méta softskill méconnu !

Brigitte Roujol, moi-même en est l’organisatrice.

https://www.planete-reussite.com/telesommet-efficacite-personnelle-et-pkm?sa=sa0039143687c71bacfb4844df02384a3a740ce574

#intelligencecollective #information #mindmapping #pkm #apprendre #apprentissage #productivité #efficacité #entrepreneur

Philippe David a reçu Anne Mansouret dans son émissions « Les vraies voix » sur Sud Radio

Le 23 juin 2022, Philippe David a reçu Anne Mansouret dans son émissions « Les vraies voix » sur Sud Radio.

Réécoutez l’émission : https://www.sudradio.fr/programme/les-vraies-voix-sud-radio/la-chronique-presidentielle-de-philippe-rossi

Les vraies voix

 

Oniriq le nouveau magazine luxe et art lancé par Forbes publie Philippe Rosenpick

Le secret des street artistes les plus « bankables » par Philippe Rosenpick

Le terme « bankable » vient du cinéma, désignant les artistes à avoir au générique et permettant d’avoir un bon retour sur investissement. Un terme qui illustre le glissement des années 90 vers des comportements financiarisés où l’art devient une valeur refuge comme l’or ou la pierre. On n’achète pas un tableau de Banksy mais un Banksy. « Et ça représente quoi ? Un million » disait déjà Picasso. Picasso, l’un des premiers artistes à être ultra bankable de son vivant.

Mais quel est le secret des street artistes les plus bankables, de ceux qui sont dans le « net plus ultra » des classements tel Kaws, Banksy, Invader ?

Code numéro 1. « Au commencement était le verbe »  (évangile selon Saint Jean). Au commencement, il faut faire parler, être médiatisé,le plus possible. Les artistes bankables ont tous réussi à avoir des couvertures médiatiques très larges et transnationales. Le premier secret est de pouvoir être admiré ou “liké” aussi bien aux Etats Unis, en Asie ou ailleurs. Construction d’une image universelle, médiatisation internationale…mobilité. Invader envahit les villes partout dans le monde, s’illustre  sous la mer ou dans une station spatiale internationale ; Banksy  disperse ses pochoirs, attendus comme toute nouvelle version de l’iPhone, dans le monde entier ; Kaws vulgarise son « compagnon » d’un bout à l’autre du globe. Ils suivent, même s’ils s’en défendent, les codes de la consommation de masse. Ce sont les prêcheurs d’une civilisation globale. Comme le dit Benjamin Olivennes «  la marchandise s’est faite spectacle et le spectacle est devenu une marchandise ». « Multiplier les petits pains » comme les miracles réalisés par Jésus de Nazareth. A défaut de pouvoir acheter une véritable œuvre , on peut acheter … un tea-shirt.

Code numéro 2: ils ont une identité propre et basent leur travail sur la répétition, ce qui les rend identifiables au premier coup d’oeil.  Ils s’affranchissent du goût national . En principe, dans les ventes aux enchères,  les œuvres d’art sont souvent différentes d’un pays à l’autre et répondent à un goût national bien établi. Ce qui se vend au Japon ne se vend pas forcément en Hollande et ne se vend pas forcément en France. Sauf à avoir réussi à dépasser les particularismes locaux. Les  street artistes, nomades, créent une sorte de goût universel qui s’élève au dessus des cultures nationales dans un monde globalisé. Les réflexes de la mondialisation servent la propagation d’une culture universelle, d’une dénonciation universelle, d’une indignation universelle, d’un like universel. Partout on retrouve les mêmes marques de vêtements, partout on va retrouver les mêmes œuvres, la mondialisation impose les mêmes références, y compris dans l’art.

 Code numéro 3 : Ils créent des communautés,  un sentiment d’appartenance : je suis de ceux qui ont un Invader, un Banksy, un Kaws, un « obey ». Pas forcément besoin d’aimer l’art. Il suffit d’avoir et d’en être. Autrement, aucun capitaliste n’aurait un tableau de Banksy chez lui. Le seul nom de l’artiste devient un titre, une sûreté indépendante de l’œuvre, un effet de commerce négociable, un produit financier dérivé. Tout en dénonçant la société de consommation, les artistes en profitent. Pied  de nez ou duplicité ? Quelle est la différence entre un print non signé de Banksy et celui qui est signé ? Le prix. L’œuvre s’estompe derrière le numéro. L’égo du collectionneur grandit d’avoir une œuvre signée 150/600 par rapport à la même copie, non signée. Le ressort de la possession, avant le goût, contribue à l’appartenance à une classe sociale. Si on relit les ouvrages de Gustave Lebon, « la psychologie des masses », de Edouard Bernays, de Walter Lipmann sur la « fabrique du consentement » ou encore de Jean Baudrillard,on trouvera de reels parallèles avec les analyses de ces grands théoriciens de la société de consomnation, du consentement des foules et de la fabrique de leur engouement.

 Code numéro 4 :enfin, sortir du lot c’est aussi souvent « s’indigner » ou dénoncer, ce qui a fait de Stéphane Hessel l’un des écrivains les plus bankables de son époque. L’art doit avoir du sens, sinon c’est un divertissement a-t-on pu dire. « Le XX siecle a mis en place une esthétique dont l’un de premiers critères est le choc ». ( Benjamin Olivennes). On n’a pas le temps de rentrer dans l’œuvre, de l’analyser, de la savourer, de l’apprendre, d’y revenir. Il faut comprendre tout de suite, en rire (plutôt jaune) et faire le buzz. Il faut marquer l’esprit dès le premier regard . C’est ce que fait Banksy en dénonçant les dérives de notre société. C’est que fait Shepard Fairey avec un style emprunté aux codes du constructivisme russe en mixant message, déco, art et politique. On s’indigne, on alerte et … ensuite business as usual. Kaws, issu de la scène graffiti, reprend  les codes de la culture pop art qu’il met dans un shaker avec le graffiti, s’inspire du pop shop de Keith Haring, de Murakami et d’Andy Warhol. Une démarche plus intellectuelle qui cherche à démocratiser l’art en s’appropriant les codes de la consommation de masse et qui permet à chacun d’y mettre le second degré qu’il veut. Invader nous oblige à lever la tête pour constater que notre spiritualité emprunte désormais plus à Mario Bross et aux jeux video, futurs vestiges de notre société …de consommation.

Alors que Jean Baudrillard constatait que « la consommation de masse exclut en principe la culture et le savoir » (Jean Baudrillard), le street art en se « merchandisant » perd peut-être de sa vocation première, ses lettres de noblesse originelles et surtout de son rapport à l’art en empruntant les codes de la société de consommation. Que reste-t-il du rapport à l’art quand Invader, Kaws ou Shepard  lancent des marques de vêtements ou que les artistes font des collabs avec les grandes marques ?Banksy critique le marché de l’art financiarisé avec son tableau «  I can’t believe you morons actually buy this shit » et actionne l’auto destruction de son tableau « girl with the balloon » ……sous les applaudissements des traders du monde entier. Plus je m’indigne, plus le prix monte. Plus le prix monte, plus l’indignation se marginalise sous les coups de marteau des ventes aux enchères. Et plus le street art devient une branche de l’art contemporain. Volatile mais branché, « up to date », véhiculant un petit frisson bad boy qui ravit les marques, en quête de différenciation ; les street artistes se mettent scène, créent des stories, captent des followers, déclinent un art visuel attractif et coloré.  Qui fait la courte échelle à l’autre ? Qui vampirise qui ? Qui sert la cause de l’autre ? En reprenant les standards de la société de consommation, les street artistes ne courent-ils pas le risque de créer une demarche spatio- temporelle qui se périme avec les modes et qui est le contraire de l’art, dont la vocation est de passer l’épreuve du temps ?

Philippe Rosenpick

Wokisme – la guerre des mots par Emmanuel Jaffelin

Wokisme : la guerre des mots

Par Emmanuel Jaffelin, Philosophe

Monsieur n’est pas d’hier, ni Madame ni Mademoiselle.

De Monsieur, Madame et Mademoiselle, il y a des choses à dire.

Le premier remonte à 1314, il s’écrit « Monsor » et est la contraction de l’adjectif possessif « Mon » et du nom commun « Sieur »qui, lui-même, est une abréviation de « Seigneur ». Monsieur donne Mister en british et constitue un mystère pour la réflexion.

Madame, au moyen âge, était le titre réservé aux seules femmes de chevaliers, puis à la Femme du Roi, voire à celle de son frère.

Quant à Mademoiselle ou Ma Demoiselle, le mot vient du bas latin « domnicella »qui désigne la maîtresse de maison et implicitement le mariage consommé et la reconnaissance d’un titre : la domina dominait donc socialement  la servante ( ancilla ou serva) ! Quelle gène que ce nom dans une société égalitariste qui vise à traquer et éliminer les mots pouvant colporter une hiérarchie sociale.

Mademoiselle est donc un substantif qui fut éliminé en France des termes administratifs en 2012 et remplacé à l’oral par « Madame » (Appeler Madame» une adolescente âgée de 14 ans est aussi pertinent que d’appeler « chien » un chiot âgé de un mois ! Mais il faut donc désormais considérer tous les individus par l’espèce à laquelle ils appartiennent!). A dire vrai, dès le XVIIIpost-révolutionnaire, le terme Demoiselle fut maltraité, celle-ci tombant de son piédestal, perdant son statut social et ne désignant plus que la fille, voire, au dix-neuvième, la prostituée ! A noter qu’au Moyen âge existait le terme « Damoiseau » désignant le Gentilhomme qui n’était pas encore armé « chevalier ».

Ainsi, après avoir critiqué et annulé tous les Seigneurs de la société post-révolutionnaire, leurs termes furent réappropriés civilement et distribués à tous les citoyens, étrangers à la Noblesse, mais en tant que signe de respect civil et social détaché officiellement de leur origine nobiliaire. Dans son Dictionnaire Philosophique, Voltaire anticipe donc, un quart de siècle avant la révolution française, cette évolution de l’abréviation masculine : « Pour terminer ce grand procès de la vanité, il faudra un jour que tout le monde soit Monseigneur dans la nation, comme toutes les femmes, qui étaient autrefois Mademoiselle, sont aujourd’hui Madame[1]. »

Autrefois on jouait aux Dames. Avec le wokisme, on joue aux Dames, aux Messieurs et aux Demoiselles considérés comme des nomina non grata à bannir ! La vie sociale est devenue un jeu de mots soit-disant  pratiqué pour guérir des maux sociaux ! En réalité, il s’agit d’une guerre des mots qui génèrent d’autres maux : ceux d’une civilisation de plus en plus déstabilisée de l’intérieur par des minorités. Et une civilisation aussi dominée par de » telles minorités file un mauvais coton : celui de la décadence. Monsieur, l’Occident agonise. Son Iel lui survivra-t-il ?

Devons-nous passer du Monsieur au Mons-Iel ?

Notre Père qui êtes aux Cieux

Que ton Iel soit sanctifié ?

Emmanuel Jaffelin
auteur de Célébrations du Bonheur (Michel Lafon, 2021), Apologie de la Punition (Plon, 2014), Eloge de la Gentillesse (Bourin 2010, Pocket 2016)


[1]– Voltaire : Dictionnaire Philosophique, article « Cérémonie », 1764

Grande interview de Vincent Gimeno-Pons et Yves Boudier sur le Marché de la Poésie

La poésie est sûrement le genre le plus pratiqué, le plus populaire

Annulé en 2020 du fait de la pandémie, déplacé en octobre 2021, le marché de la poésie en est à sa trente-neuvième édition. Installée en juin place Saint-Sulpice, aux pieds de la majestueuse cathédrale, la manifestation permet aux auteurs de se retrouver, mais aussi de faire connaître ce genre quelque peu oublié, ce parent pauvre de la littérature, qu’est la poésie. 

ActuaLitté

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, organisateurs du Marché de la Poésie, ont répondu aux questions malignes d’Étienne Ruhaud. Et pour commencer, quelques chiffres…

Évoquons tout d’abord l’histoire même du marché de la poésie. Quand a-t-il été créé et pourquoi ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Le Marché de la Poésie est né en 1983, à l’initiative de Jean-Michel Place et Arlette Albert-Birot. La première édition s’est tenue à la Bibliothèque nationale Richelieu, puis définitivement place Saint-Sulpice depuis 1984. Il faisait suite à une Enquête auprès de 548 revues littéraires, parue chez Jean-Michel Place. Après avoir réuni ces revues dans un ouvrage, l’idée de donner une dimension publique au travail de création des éditeurs et des revues donna naissance au Marché.

Quelles évolutions notables entre la première édition et cette 39e édition ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Tout d’abord, le nombre de participants : d’une cinquantaine au 1er Marché, aujourd’hui nous en sommes à près de 500. Outre la présence des éditeurs et des revues, une scène nous permet d’accueillir dorénavant des lectures, rencontres, tables rondes, concerts…

La fréquentation du Marché atteint aujourd’hui une cinquantaine de milliers de visiteurs. Depuis dix-huit ans, nous avons créé La Périphérie du Marché de la Poésie, qui nous permet, avec une trentaine d’événements (à Paris, en régions voire à l’étranger) d’aller à la rencontre de publics élargis.

Combien d’exposants accueillez-vous ? Exigez-vous certaines conditions ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : La place Saint-Sulpice n’étant pas extensible, nous avons privilégié la présence des éditeurs à compte d’éditeur.

Avez-vous des sponsors ? Comment l’événement est-il financé ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Outre la Sofia – La culture avec la copie privée, le Marché de la Poésie fonctionne sur un budget d’environ 220.000 euros, dont la moitié provient de la participation des éditeurs et le reste relevant de subventions publiques, avec un soutien important du Centre national du Livre, complété par une aide de la Région Île-de-France et de la Ville de Paris.

En France la poésie se vend mal, peu. Comment expliquer cette désaffection ? Est-ce différent à l’étranger ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Le véritable problème est lié à la diffusion/distribution des ouvrages et, par conséquent, à leur peu de visibilité en librairie. C’est effectivement plutôt une spécificité bien française. Lorsque des lectures, des performances, des événements tels le Marché de la Poésie permettent la rencontre du livre et du public, les ventes suivent.

L’année 2020 a été marquée par la COVID, et donc par l’annulation du marché. Initialement prévue en juin, l’édition 2021 a été décalée à octobre. Pouvez-vous nous en dire davantage touchant l’impact de la pandémie, y compris chez de petits éditeurs déjà en difficulté ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : La plupart des éditeurs de poésie ont souffert de la situation puisqu’une bonne partie de leurs ventes se font lors de telles manifestations ou de lectures, ce qui ne fut pas le cas entre mars 2020 et octobre 2021. L’édition d’octobre dernier connut un grand succès qui témoigne du besoin et de l’importance de notre Marché par exemple (Il y eut en octobre plus de six cents nouveautés éditoriales pour le Marché).

Cette année, la présidente d’honneur est Nancy Huston. Pouvez-vous nous en dire davantage quant à ce choix ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Chaque année, nous souhaitons recevoir un.e président.e d’honneur qui soit une personnalité du monde littéraire, mais dont le lien avec la poésie demeure essentiel.

Chaque année, également, un pays est mis à l’honneur. En 2022, il s’agit du Luxembourg. S’agit-il d’une terre de poésie ? Encore une fois, pourquoi ce choix ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Le Luxembourg est une terre de poésie particulièrement intéressante de par la diversité des langues et des origines multiples des poètes. Outre en francique, les poètes s’expriment en allemand, en italien, en portugais et en anglais. Leurs choix formels sont très variés, du poème de l’intimité à l’univers de la performance.

Existe-t-il un lien entre le marché de la poésie et le Printemps des poètes ? Travaillez-vous ensemble ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Hélas, depuis quelques années, ce lien tissé entre nos deux structures s’est effilé, à notre grand regret.

Vous êtes tous deux poètes. Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec ce genre ?

Yves Boudier : Vincent Gimeno est grand lecteur de poésie, mais n’en écrit pas. Il s’agit tout d’abord d’une rencontre avec deux structures (Les Parvis poétiques et Circé), ainsi que de nombreuses rencontres avec des poètes lorsqu’il travaillait à la Drac Île-de-France. Pour ma part, j’ai rencontré la poésie avec le livre Chantefleurs Chantefables de Desnos au sortir de l’enfance. Puis, la lecture d’Aragon, Éluard, Char, Perse… succéda à celle des dadaïstes et des surréalistes, ce qui m’ouvrit la porte du contemporain et celle de l’écriture.

Le marché valorise un genre littéraire à proprement parler. Pourtant, sur les stands, nous trouvons aussi du théâtre, des essais, des romans. Qu’est-ce qui, selon vous, fonde la spécificité du genre poétique ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Il conviendrait davantage de parler des genres poétiques, des formes que prennent les poèmes à travers l’histoire. Et ces formes sont mouvantes, parfois contradictoires… Jacques Roubaud a coutume de répondre à cette question de la spécificité du poème : c’est une écriture qui ne va pas forcément au bout de la ligne… Cette réponse a au moins le mérite de mettre le plus grand nombre d’accord !

Ce qui nous intéresse en invitant des éditeurs dont on sait l’intérêt qu’ils ont pour le théâtre, l’essai, etc., c’est leur ouverture à la création littéraire contemporaine, à ses relations avec le poétique, au sens large, relations toujours aventureuses, donc fertiles.

On est frappé, en parcourant les allées, par la diversité même des formes. Certains poètes pratiquent encore le vers régulier. D’autres, au contraire (et ils sont majoritaires), adoptent le vers libre ou la prose. Existe-t-il encore des écoles, à ce niveau-là, des mouvements ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Oui, plutôt des mouvements, des tendances, liées ou non à un héritage ou à un savoir partagé de leur histoire. L’hybridation des écritures aujourd’hui témoignent de ces usages variés de la langue qui, pour la plupart, sont les formes contemporaines issues de moments forts des pratiques esthétiques et poétiques que furent le lettrisme, la poésie sonore et visuelle, les écritures formalistes des années d’après-guerre. Et, on retrouve souvent chez un même poète cette multiplicité des écritures.

On est également frappé, au cours du marché, par l’importance de la lecture publique. Une scène est dressée, donnant la parole aux auteurs. La poésie possède-t-elle d’abord une dimension orale ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : La Scène du Marché accueille depuis toujours des lectures, mais aussi des présentations d’éditeurs (et plus récemment depuis la création des États généraux permanents de la poésie des tables rondes). La lecture du poème par le poète lui-même est pour nous une chose importante, non seulement parce que, comme vous le soulignez, la poésie est inséparable le plus souvent de l’oralité, de la dimension phonique de la langue, mais parce que l’intimité d’une parole proférée, adressée, est partie prenante du poème, de sa force de partage, de sa singularité.

À ce propos, intégrez-vous le slam, forme nouvelle, purement orale ? Ou considérez-vous que la poésie, c’est ce qui s’écrit ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Nous ne considérons pas que la poésie se résume à « ce qui s’écrit ». Mais, il ne nous semble pas nécessaire de soutenir le slam, voire le rap, formes d’expression jouissant d’une grande présence dans les médias et sur différentes scènes. Notre but principal est le soutien et la promotion des éditeurs et de leur travail.

Pour beaucoup, la poésie se trouve actuellement dans la chanson. Et d’ailleurs, la poésie fut longtemps associée à la musique. De fait, qu’est-ce qui distingue, précisément, poésie et chanson ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Il est vrai que poésie et chanson partagent beaucoup de choses, depuis notre Moyen Âge jusqu’à Apollinaire, et de nos jours les liens sont toujours forts. Mais, remarquons que si les auteurs de chansons revendiquent une dimension poétique, peu de poètes aujourd’hui disent écrire des chansons.

Ces deux genres ont en commun de faire mémoire en quelque sorte, mais se différencient dans le rapport physique et conceptuel à la mélodie, à la musique instrumentale.

On parle de poésie sonore pour évoquer une forme hybride, à mi-chemin entre la musique contemporaine, la performance et la déclamation. Dans le cadre du marché, comment valoriser pareille approche, ne serait-ce que d’un point de vue technique, pratique ? Sachant que la poésie sonore possède aussi un aspect visuel, et donc nécessite souvent des installations complexes.

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Depuis sa création, le Marché invite des poètes sonores, des poètes visuels. Un grand nombre des événements de la Périphérie du Marché concerne ces courants poétiques. C’est souvent pour nous l’occasion de travailler avec des lieux ou des structures en quelque sorte spécialisées dans ces esthétiques, mais il nous arrive aussi d’inventer avec ces poètes des manifestations dans des lieux inattendus, heureux de faire découvrir à leur public la performance sous toutes ses formes.

Cette année, l’invité d’honneur est donc le Luxembourg, un pays où on pratique plusieurs langues au quotidien. (cf. plus haut). En 2019, ce fut le Québec. L’an dernier, les Pays-Bas. Pensez-vous qu’on puisse réellement, efficacement, traduire la poésie ? Ou est-il toujours impossible de transcrire l’émotion primale, de retrouver le rythme de la langue initiale ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Sans entrer dans le débat récurrent sur la traduction « possible/impossible, traduction/trahison », nous faisons entendre les poèmes « étrangers » dans leur langue originale, précédés ou suivis d’une traduction. Non pas de « la » traduction, mais « d’une » traduction, sachant qu’au fil des temps et des bouleversements littéraires, il est toujours bien de sans cesse retraduire.

Ce qui nous semble important, c’est de ne pas s’en tenir à la tradition universitaire d’une prétendue exactitude ou équivalence du sens du poème traduit, mais de donner à lire ou entendre un texte qui soit un véritable poème dans la langue d’accueil. La traduction est ainsi un vrai travail poétique et de nombreux poètes n’imagineraient pas écrire sans avoir en parallèle une activité de traducteur. Quant à l’émotion primale… elle appartient à chaque lecteur, dans leur heureuse différence.

Au XIXe siècle, Mallarmé défendait une vision extrêmement élitiste de la poésie. A contrario, Lautréamont évoque l’idée d’une poésie faite par tous, non par un. Comment vous situeriez-vous ? Croyez-vous en la poésie populaire ? Le but du marché n’est-il pas, précisément, de démocratiser le genre poétique ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Démocratiser le genre poétique ? Voilà un paradoxe. Chacun, ou presque, a un jour écrit un poème, adressé un poème. La poésie est sûrement le genre le plus pratiqué des gestes artistiques, le plus populaire en quelque sorte. La question est davantage de démocratiser l’accès du public, quel qu’il soit, au livre de poésie. Que faire pour facilement découvrir et faire sien les poèmes de Mallarmé ou Les Chants de Maldoror de Lautréamont, comment convaincre les libraires, toute la chaîne du livre de donner la place qu’elle mérite à la poésie patrimoniale et plus encore à celle d’aujourd’hui, celle parmi laquelle nous vivons.

Nous parlions également de l’actualité, plus haut. Certains auteurs ont tenu à défendre des causes, à exprimer leur soutien à tel ou tel peuple, à évoquer des problématiques contemporaines. Pensez-vous que la poésie soit nécessairement engagée ? Ou, au contraire, que le poète ne devrait pas faire de politique, à tout le moins dans sa pratique littéraire ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : La poésie est profondément, intimement politique, elle concerne le rapport au monde de chacun. Le poème est un espace sensible, un espace dans lequel une pensée s’exprime, s’offre et prend le risque de la contradiction. En cela, le poème, lorsqu’il ne répète pas naïvement le discours idéologique de notre quotidien rongé par le tout commerce et l’illusion d’une communication transparente, est un îlot de pensée, de résistance par et dans la langue, dépassant souvent les attentes immédiates.

À titre personnel, les poètes font leurs choix idéologiques, comme tout citoyen. Ils se trouvent mêlés aux « gémissements du siècle » pour reprendre un mot de Lautréamont et se déterminent. Cependant, il y a des moments de l’histoire où il devient nécessaire de refonder une solidarité, une communauté de résistance : la guerre faite à l’Ukraine et l’accueil sur la scène du Marché de trois poètes ukrainiens en témoignent.

À quoi bon des poètes en ces temps de détresse ? s’interroge Friedrich Hölderlin (1770-1843). Que vous inspire cette réflexion ? À défaut de sauver le Monde, la poésie apporte-t-elle un baume ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : La poésie n’est ni un baume ni une bouée de sauvetage de notre société en crise. En revanche, elle questionne l’individu, son rapport au monde, aux autres, à son environnement ; et de la sorte elle représente un vecteur de création, de contestation, de réflexion, d’où notre thématique des États généraux permanents de la poésie pour 2022 : « La pensée du poème ».

crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0 – Yves Boudier, Guilaine Depis et Vincent Gimeno-Pons

Unidivers annonce une lecture de Proust par Hélène Waysbord au Mémorial de la Shoah

Rencontre : Une lecture de Proust Mémorial de la Shoah, 12 juin 2022, Paris.

Le dimanche 12 juin 2022
de 14h30 à 16h30
. gratuit
À l’occasion de la parution de La Chambre de Léonie, d’Hélène Waysbord, préface de Jean‐Yves Tadié, Éditions Le Vistemboir, 2021.

Hélène Waysbord entreprend une lecture singulière et intime de l’œuvre de Marcel Proust et part à la recherche de ses propres secrets. Cette lecture crée une chambre d’émotions qui coïncide avec la vie profonde, enfouie, de sa lectrice. Cette plongée dans le texte proustien permet de comprendre, d’abriter et d’apaiser les blessures d’Hélène qui, enfant, s’est trouvée soudain privée de sa famille. En écho se tressent et se déploient les évocations de son enfance, de la guerre, de la séparation d’avec ses parents et de sa vie de femme.

En présence de l’auteure.

En conversation avec Jean‐ Yves Tadié, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne.

Mémorial de la Shoah 17 rue Geoffroy l’Asnier 75004 Paris

L’échec de Macron signe-t-il la fin de la 5e République ? par Emmanuel Jaffelin

L’échec de Macron signe-t-il la fin de la 5e République ?

Photo Pool/ABACA

Par Emmanuel JAFFELIN, Philosophe, conférencier, auteur de Célébrations du Bonheur (Michel Lafon, 2021), Eloge de la Gentillesse (François Bourin, 2010) et Apologie de la Punition (Plon, 2014).

En relisant Aristote, je redécouvre la classification que le philosophe (384-322 av.J.C) faisait des régimes politiques dans son livre les Politiques[1] . Un premier classement, des régimes politiques rationnels, va ainsi du bon au mauvais, c’est-à-dire de la Monarchie à la Démocratie en passant par l’Aristocratie. Un second classement montre comment la première triade peut dégénérer en une seconde : la Monarchie peut dégénérer en Tyrannie, l’Aristocratie en Ploutocratie et la Démocratie en… Anarchie ! 

Résumé des classements :

1ere triade politique: Monarchie- Aristocratie- Démocratie

2e triade politique: Tyrannie- Ploutocratie- Anarchie

Relisons la vie politique Française de 1958 à 2022 : d’abord le gaullisme est un mouvement politique qui régénère la République en la faisant passer de la IVe à la Ve et en redonnant au Président un pouvoir quasi-monarchique, certes discret, mais patent. Ensuite le socialisme  de1981à1995 «sous» F. Mitterrand et de 2012 à 2017 «sous» F. Hollande.

Disons que ces 19 ans de pouvoir socialiste correspondent à une légère décentralisation du pouvoir (accroissement du pouvoir des régions et des départements) qui rapproche donc ce type de Gouvernement de l’Aristocratie aristotélicicienne consistant à partager le pouvoir parmi une élite (donc au P.S. parmi des … élus) et non plus à en laisser le monopole au président (occupant, symboliquement et de manière non reconnue, la fonction de roi). Enfin au 3e millénaire, de 2017 à 2022, puis de 2022 à 2027, le passage à un jeune président élu dont personne ne sait (même lui-même) s’il est à droite, à gauche ou au centre. Un président purement opportuniste qui fait donc glisser la France, au pire, dans l’Anarchie, au mieux, vers la Démocratie[2] !

Pensons désormais au maître philosophique d’Aristote, un certain Platon qui, dans sa Lettre VII raconte qu’il avait eu, lorsqu’il était jeune, l’intention de se consacrer à l’activité politique, mais qu’il fut déçu par la tyrannie des Trente puis par la restauration de la Démocratie et qu’il se tourna avec bonheur et lucidité vers la philosophie et la sagesse, activité et but qui lui apparurent les seuls capables d’apporter des remèdes aux maux de la cité (polis).

La conclusion de Platon est claire : « Le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que la race de ceux qui, dans la rectitude de la vérité, s’adonnent à la philosophie n’aient accédé à l’autorité politique ou que ceux qui sont au pouvoir dans les cités ne s’adonnent véritablement à la philosophie, en vertu de quelque dispensation divine [3]». Par conséquent, sans philosophie, la politique tend vers le chaos !

Macron fit donc l’inverse de Platon : ne trouvant pas dans la philosophie un chemin vers la vérité[4], il se rua vers la politique comme chemin de la vraisemblance. Et, contribuant à la décadence des partis politiques, il profita du chaos plus qu’il ne rechercha l’ordre.

Ainsi, étant réélu comme président de la République, force est de constater que Macron est le premier président de la  Cinquième République élu ou réélu qui perd les élections législatives dans la foulée de l’élection présidentielle et qui fait donc plonger la République vers un changement de régime.

Si Macron n’était que l’expression d’un mouvement financier, il est aisé de comprendre que, sous sa présidence, la république soit passée de la démocratie à la ploutocratie[5] (régime des riches). Mais les pauvres ont pris conscience de cette injustice à la suite de sa réélection et n’ont pas validé celle-ci par celle des parlementaires (les députés) de son parti politique, La République en marche » qui devrait être rebaptisée « la république en chute[6]» ! Telle est l’issue de cette république traitée de manière micronscopique !


[1]– Livre écrit entre 330 et «323 avJC. et, publié notamment en France en GF (1990)

[2]il ne faut certes pas confondre la démocratie antique, qui est un régime où le peuple dirige l’Etat-Cité., et la démocratie moderne où le peuple est (plus ou moins bien)représenté par des élus.

[3]– Platon, Lettre VII  , 326a/7 – b4

[4]– Il échoua au concours de l’Ecole Normale Supérieure et se rabattit sur une autre école, l’ENA, qu’il supprima !

[5]Ploutocratie vient du grec antique : de Proutos, dieu de la richesse, et de kratos, le pouvoir.

[6]– Avec 234 sièges obtenus, sur 577. La République en marche n’obtient pas la majorité de 289 sièges.

Emmanuel JAFFELIN
Philosophe, conférencier, auteur de Célébrations du Bonheur ( Michel Lafon, 2021), Eloge de la Gentillesse (François Bourin, 2010) et Apologie de la Punition (Plon, 2014).