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Francine Keiser, exemple réussi de la reconversion professionnelle après 55 ans

Après 50 ans la reconversion professionnelle est-elle encore possible ?

Marc Alpozzo et Francine Keiser

Entretien avec Francine Keiser

À l’heure où une très grande partie des Français se mobilisent contre la réforme des retraites et le rehaussement de l’âge légal de 62 à 64 ans, refusant obstinément de travailler 24 mois supplémentaires dans leur vie, cette hostilité manifeste au travail étonne et interroge tout autant. La valeur-travail serait-elle devenue désuète ?
C’est en tout cas une question qui mérite d’être posée en ces temps de crises majeures, économique, écologique et existentielle. On reproche souvent aux salaires, à juste titre, d’être trop bas, de ne plus suivre le coût de la vie, et aux emplois d’être vidés de leur sens, ce qui conduit beaucoup de Français à ne plus vouloir travailler, ou bien à se reconvertir dans une activité de leur choix, plus proche de leurs aspirations initiales.
Est-ce si irréaliste ? Peut-on rêver de se reconvertir et de travailler mieux, dans un métier plus en accord avec sa personnalité ? Y a-t-il un âge limite à la reconversion. Francine Keiser a changé radicalement de voie, et a accompli une reconversion réussie à plus de 55 ans. C’est une personnalité atypique, avec deux parcours professionnels très opposés mais réussis toutefois. Une inspiration possible pour l’ensemble d’entre nous.

A l’heure où de nombreux Français en colère manifestent contre le report de l’âge de la retraite à 64 ans – nouvelle loi qui vient d’être promulguée par Emmanuel Macron – vous êtes l’exemple inverse puisque vous venez de démarrer après 55 ans une seconde vie professionnelle. Vous ne semblez pas prête à vouloir cesser de travailler.

Avez-vous d’ailleurs l’impression de travailler depuis que vous êtes créatrice de mode ?

Je ne perçois absolument pas mon travail créatif comme étant du travail. C’est une flamme intérieure qui me pousse et qui ne s’éteint jamais. Une énergie me porte. C’est mon ADN. Ma reconversion est un grand épanouissement. Mon cerveau n’est jamais au repos. Le matin, mes premières pensées de la journée vont aux créations que je veux réaliser. C’est mon ikigai, comme disent les Japonais – ce qui me fait me lever le matin.  S’ensuivent toutes les activités autour de la mise en œuvre, la production, le financement, la commercialisation et la distribution. C’est le « mal nécessaire » pour donner une existence à mes créations, pour les partager avec le reste du monde, pour les faire vivre… survivre. C’est vital pour pouvoir continuer. Ce ne serait pas juste de dire que je ne le perçois pas comme un travail. Ma nouvelle activité requiert beaucoup d’efforts et des tâches pas toujours les plus amusantes. Il y a des hauts et des bas à gérer. Mais ce sont mes créations qui motivent mon travail et c’est le travail qui honore mes créations et qui me permet de continuer à créer. Un ensemble vertueux !

Dans Lettres à un jeune poète, Rilke disait « Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité ». Avocate d’affaires à succès jusqu’à très récemment, votre prestigieuse carrière fait rêver beaucoup de gens. Et donc vous avez fait le choix de tout quitter pour vous jeter dans l’aventure de la création d’une entreprise de prêt à porter de luxe. Qualifieriez-vous cette réorientation de lubie ou d’impérieuse nécessité ?

La créativité est le fruit d’une nécessité de s’exprimer. C’est un cri, une libération, un envol. La mode est un art, chaque pièce créée est une œuvre d’art. Le créateur de vêtements, comme tout autre artiste, a une histoire à raconter. Il y met son âme. Chaque pièce porte l’ADN du créateur. La création n’est achevée qu’au moment où je ressens une parfaite harmonie entre la pièce et moi-même ; un calme s’installe.  Une bonne collection est celle dans laquelle on reconnaît au premier coup d’oeil l’ADN du créateur qui constitue un fil rouge.

Une fois qu’on commence à commercialiser ses créations, on fait face à l’influence de l’extérieur. Les gens me demandent pourquoi je ne fais pas, dans une prochaine collection, ceci ou cela. C’est très tentant, c’est un dilemme, parce qu’on veut plaire…et il faut aussi gagner sa vie. Je résiste aux pressions. Je ne supporterais pas que le fruit de mon travail ne soit pas 100% moi-même. Et puis je réalise, mes créations plaisent aux autres parce qu’elles reflètent quelque chose d’inexplicable, quelque chose qu’ils ressentent mais qu’ils n’arrivent pas à décrire.

La décision de changer de milieu professionnel mûrissait-elle en vous depuis longtemps ? Quel fut le déclic pour vous lancer ?

C’est une promesse que je me suis faite à moi-même, relativement tôt dans ma carrière d’avocate, que je changerai de métier à la moitié de ma vie. Je ne voulais pas, deux jours avant ma mort, être confrontée à la question « Comment aurait été ma vie, si j’avais fait d’autres choses ? » Peut-être mon serment de jeunesse a-t-il été motivé par une leçon de vie que j’ai retirée du roman magnifique « Train de nuit pour Lisbonne » de Pascal Mercier. Il y décrit l’agonie d’un homme lorsqu’il se rend compte qu’il n’aura plus assez de temps à vivre pour apprendre à jouer sur son Steinway, qu’il y a des expériences non vécues qui auraient rempli sa vie s’il les avait tentées et sans lesquelles sa vie restera à jamais incomplète. Je prenais ma promesse très au sérieux et je n’avais aucun doute que je la tiendrais. Par contre, lorsque la date approchait, je commençais à en parler dans mon entourage, et personne ne me prenait au sérieux. On pensait que c’était un état d’âme, une lubie. Plus tard, quand cela s’est concrétisé (et je devais vraiment me battre pour me faire entendre), personne ne me comprenait. Personne ne me soutenait dans ma décision. J’avais l’impression d’être laissée seule contre le courant. J’ai résisté et j’en suis tellement fière et heureuse maintenant.

En vous inscrivant en CAP couture après des années passées à travailler chez Linklaters, avez-vous eu l’impression de laisser derrière vous toute votre vie d’avant ? Ou avez-vous réussi la fusion entre vos deux mondes, les affaires et la mode ?

J’ai aimé la profession d’avocat, je l’ai exercée avec passion. Je l’ai quittée au moment où j’avais atteint le sommet de ma carrière, pour goûter à d’autres aventures. Pour me concentrer sur toutes les passions que je ne pouvais pas assouvir pendant l’exercice de ce métier. J’avais tout réussi et j’ai tout laissé derrière moi. Pour se reconvertir, il faut couper le cordon, il faut lâcher prise complètement. C’est un processus qui prend du temps. Il faut être en accord avec soi-même. Pour moi, la reconversion est achevée. Je me sens 100% créatrice, 100% artiste, mais plus avocat. Je vis une deuxième vie.

(Mon passé d’avocat d’affaires est certes d’une grande aide, notamment au niveau de la gestion de l’entreprise.  J’étais dans le comité de gestion d’un cabinet international. Pour moi, les principes de gestion restent les mêmes : avoir des objectifs clairs, définir les stratégies commerciales, gérer les risques, mener des équipes, innover. Ce qui est radicalement différent, c’est le côté artistique. L’artiste ne se pose pas de limites quand il crée.)

Dans La tyrannie du divertissement, le fondateur de l’Institut Sapiens Olivier Babeau expose de manière convaincante la manière dont la société actuelle utilise son temps libre de manière de plus en plus superficielle, en se contentant de divertissements plutôt que de chercher à s’enrichir ou à apprendre. Au fond, avez-vous souhaité une seconde vie professionnelle pour échapper à ce funeste sort qui est la conséquence de notre société de consommation ?

Je suis d’avis que tant qu’un être humain a le désir d’apprendre, il reste jeune. Apprendre, c’est l’envie d’évoluer et de continuer. Celui qui ne ressent plus le besoin d’apprendre se rapproche de la mort. J’ai toujours eu beaucoup d’intérêts différents et, même si je n’étais pas décidée sur l’activité que je voulais poursuivre à l’issue de ma première carrière, une chose était sûre : je voulais à nouveau étudier. Je suis excitée de découvrir des nouvelles choses, des nouvelles sensations, des nouvelles satisfactions, une nouvelle forme d’épanouissement. Je pense que je serais capable d’apprendre 1000 choses complètement différentes. Tout s’apprend. Inutile d’envier les autres qui savent faire quelque chose que nous ne maîtrisons pas. Il faut juste s’y coller studieusement ! Peut-être que le défi est relevé à présent : je sais de quoi je suis capable. Et qui sait, peut-être la couture n’est-elle pas mon dernier défi ?

Si le stress est présent, mais différent dans sa nature à présent, diriez-vous qu’il est plus facile à supporter parce que vous avez le sentiment d’avoir suivi votre vocation laissant s’exprimer votre nature profonde ?

Tant qu’on fait ce qu’on veut faire, ce qu’on croit juste de faire et tant qu’on a la main sur ce qu’on fait, il n’y a pas de stress. Le stress découle des attentes qu’ont les autres de vous, de la peur de ne pas arriver à satisfaire ou à plaire, de ne pas réussir.

Les anciens Romains disaient « Aut liberi, aut libri » (« Nos livres sont nos enfants »), une manière de se projeter dans l’éternité, de laisser une partie de nous intime nous survivre. Francini_K est en quelque sorte votre bébé. Votre nouvelle vie d’entrepreneure donne-t-elle un sens supérieur à votre vie car elle vous permet de transmettre vos goûts artistiques ?

Dès qu’on crée, on concrétise une idée, on donne naissance à une œuvre. Elle existe, sous une forme ou une autre. Elle inspire, elle influence, elle est sujette à critiques, elle est copiée, elle rend heureux ou triste. Elle existe. Elle subsiste. Ce qui a été créé ne peut plus disparaître. Donner existence à une œuvre crée une immortalité. Oui, je pense que cela donne un sens supérieur à ma vie.  

La question de savoir si vous auriez pu directement vivre de votre art, en tant que créatrice de mode, vous a-t-elle effleurée ? Regrettez-vous vos années de droit ?

Je n’ai jamais rien regretté dans ma vie. Quand je fais un choix, il est motivé et je l’assume. J’ai adoré ma carrière d’avocate. Elle m’a formée, elle m’a épanouie, elle a fait de moi la femme que je suis maintenant. Je n’aurais pas voulu rater cette expérience de vie. Si j’avais commencé comme créatrice de mode à 20 ans, je ne serais pas la même personne aujourd’hui, mes créations seraient différentes. Je serais peut-être mondialement connue ou j’aurais abandonné, faute de succès. J’aurais peut-être déjà entamé ma deuxième carrière comme monitrice de ski, auteur de livres ou restaurateur. On fait des choses parce qu’on est une personne à un moment donné, à un endroit donné. Mais je ne me pose jamais cette question. Comme je ne me pose pas non plus la question de savoir s’il aurait été préférable d’avoir rencontré mon amour 20 ans plus tôt. On ne peut pas aller en arrière.

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Francine Keiser a fait une maîtrise en droit des affaires à l’Université de Paris I, Panthéon Sorbonne et a vécu une carrière de plus de 30 ans comme Avocat à la Cour au Barreau de Luxembourg, associée dans un cabinet international (Linklaters). À 55 ans, elle décide de changer radicalement de vie et fonde Francini_K, une marque de prêt à porter de luxe pour femmes conçue au Luxembourg, produite en Europe. Déjà sélectionnée aux Fashion Weeks de Luxembourg et de New-York.

 

Babette de Rozières, une femme engagée – entretien dans Entreprendre

Babette de Rozières, une femme engagée

Babette de Rozieres (Photo by David Niviere/ABACAPRESS.COM)

Babette de Rozières est une star du petit écran, une grande cheffe, et une personnalité aimée des Français, très engagée politiquement. On l’a vue aux côté de Valérie Pécresse dans la campagne présidentielle, personne ne peut l’avoir ratée, et elle en a tiré récemment un livre, La face cachée de la politique en Ile-de-France (Orphie, 2023).

Marc Alpozzo : Vous avez d’abord été connue par la télévision, puis par votre engagement politique, votre pugnacité, votre courage. Votre livre retrace ce parcours assez logique finalement.

Babette de Rozières : Le décor est planté. Quarante-cinq ans de télévision, je crois que personne ne m’a ratée. Mon engagement politique me semble être la continuité, d’abord avec ma carte prise au RPR, puis mon implication personnelle, je sais que je suis de droite. Mais avant tout, est-ce que mon livre vous plait ? À propos de mon livre Henri Guaino a dit sur une antenne « tous les hommes politiques devraient lire le livre de Babette et en tirer des leçons »

Bien sûr, c’est un récit autobiographique avant toute chose, dans lequel vous justifiez vos positions politiques, pourquoi cet engagement, quels sont vos combats, et quelles ont été vos déceptions. Alors, ce qui m’a surtout intéressé, et c’est dans le titre même de votre livre, c’est la face cachée de la politique en Ile de France.

En effet le titre de mon livre reflète bien son contenu, que je raconte ce que j’ai vécu

 Je ne justifie pas mes positions politiques je ne règle aucun compte personnel non plus, je raconte mes 6 ans en politique auprès de Valérie Pécresse, ce que j’ai vécu dans l’arrière-boutique.

 J’explique les raisons du choix politique que j’ai fait l’an dernier le 8 mars 2022 sur les ondes ce CNEWS en pleine campagne présidentielle.

Je pense que beaucoup de gens n’ont pas compris à ce moment-là pourquoi je claquais la porte de la campagne présidentielle de Valérie Pécresse.

Il fallait que je leur explique que ce n’était pas un simple coup de colère, un petit différend personnel mais l’aboutissement d’une longue réflexion devant une accumulation de constats, de déceptions, d’humiliations de choses que je ne pouvais plus accepter

Ce n’est pas un livre de rancœur personnelle, c’est un livre qui pose un constat sur la vie politique.  

Pécresse vous demande de venir la rejoindre, mais vous n’acceptez pas immédiatement.

Elle a eu du mal au début, car je n’ai pas dit « oui » tout de suite. Et mon mari n’était pas d’accord.  Elle m’a approchée en 2014, pour une élection en 2015, parce qu’elle voulait tordre le cou au président sortant qui était socialiste, ce qui était tout à son honneur d’ailleurs, puisque la politique c’est d’abord un combat. Elle est donc venue me chercher, dans mon restaurant à Maule dans les Yvelines.  

Mon restaurant était devenu son lieu de prédilection ou elle organisait ses repas, (il me revient qu’à ce jour elle ne m’a pas encore payé le repas que j’ai préparé à sa demande pour 54 militants de son équipe de campagne à Maule dans mon restaurant pendant sa campagne présidentielle)

 Elle a usé de beaucoup de stratèges, elle savait comment me prendre par les sentiments, mais ça n’a pas marché tout de suite. J’ai attendu, j’ai réfléchi, on me déconseillait lourdement de la suivre mais à partir du moment où je prends une décision je ne reviens pas dessus, et j’y avais beaucoup réfléchi. Plus d’un an après, je lui ai dit « oui », ce qui a déclenché une explosion de joie, tout le monde a été au courant, elle m’avait mise 3e sur sa liste, puis très gênée elle est venue me dire que je serais 5e, parce qu’on lui avait demandé de prendre les écologistes, ce que j’avais compris, puis enfin, elle m’a proposé d’être tête de liste en Seine Saint-Denis, sauf que j’ai refusé car je ne suis pas née en Seine Saint-Denis, j’habite les Yvelines, donc j’ai refusé d’aller en Seine Saint-Denis. Ça s’est bien passé. Je me suis alors lancée dans la campagne, j’ai arrêté mes deux émissions de télévision ou je gagnais bien ma vie, je me suis investie à 100% à ses cotés.

 Et puis voilà, Babette c’est le faire-valoir, elle va partout, on ne peut rien faire sans Babette. Monsieur Stefanini, directeur de campagne, donne la consigne à tout le monde, vous ne faites rien sans Babette, partout ma tête, j’étais partout, j’ai même fait le sitting dans le 15e durant 24 heures avec Pierre Yves Bournazel qu’elle a aussi maltraité. La campagne s’est donc bien passée, elle me promet durant cette campagne la vice-présidence au tourisme et une fois qu’elle a distribué les postes, soudain Babette n’est plus là, je ne dis rien, puis elle me nomme déléguée spéciale à la « préfiguration » de la cité de la gastronomie, et lorsque j’ai réalisé que c’était une coquille vide, un hochet, j’ai compris qu’elle s’est foutue de moi et qu’elle m’a bien utilisée.

Comment expliquez-vous cela ?

Allons, vous posez la question, mais vous savez bien qu’une femme issue de la diversité, très populaire, j’étais la seule tête connue dans son équipe, je pesais lourd dans sa liste. Mais si j’ai décidé d’aller avec elle, c’est d’abord parce que j’avais aussi mes idées je ne suis pas naïve à ce point d’autant que j’avais vécu avec un homme politique de 1er plan cumulard maire sénateur et président à l’époque d’un conseil général.

 Deux choses me motivaient. Les Outre-mer, et un dossier que je détenais depuis quelques années sur la préservation et la promotion de la culture en Outre-mer. Je pensais que j’aurais une légitimité pour m’imposer et parler des Outre-mer et faire ce que j’avais envie de faire. J’avais donc un moyen de parler de mes citoyens. Je me suis donc dis aussi que j’allais créer un parcours de la gastronomie visant une visibilité sur les outre-mer, ce qui n’intéressait pas Valérie Pécresse. Lorsque je lui en parlais, elle changeait de conversation.

Ce que vous voulez dire, c’était que vous étiez surtout sa caution.

C’est exactement ça. Toute sa campagne reposait sur Babette. Je peux même vous dire que j’ai pesé très lourd dans cette campagne, et si je n’avais pas été dans sa campagne, je me demande encore si elle aurait été élue. Je le dis sans prétention et sans vantardise

À ce point, vous croyez ? Je vous laisse libre de vos mots. Il faut tout de même souligner que Valérie Pécresse, durant la campagne présidentielle, n’a pas été très brillante, si je peux m’exprimer ainsi sans être trop méchant.

C’est le moins que l’on puisse dire. Elle a été nulle, sans saveur, sans aucune densité humaine, seule sa pomme comptait. Elle utilisait tout le monde et ses adeptes étaient tous à ses pieds. Elle était trop habitée trop avide de pouvoir. Au ZENITH j’ai vu une rock-star arriver au ralenti, et ridicule « vous m’avez manqué » ; j’étais devant avec les élus, j’entendais les commentaires, c’était un grand moment de détresse.

Sa campagne n’a pas été très bonne, et cela lui a coûté cher. En plus de cela elle n’a pas été tendre avec Bourdin, pour ne pas dire qu’elle a été presque méchante avec ce journaliste, non ?

Écoutez, cher ami, sa campagne ne m’intéressait pas. Vous avez lu mon livre, vous avez vu que j’y parle surtout de la manière dont j’ai été traitée. J’y évoque également la façon dont elle traite les gens qui sont avec elle. Elle est formidable avec vous, tant qu’elle a un intérêt sinon elle vous presse comme un citron et quand il n’y a plus de jus elle vous jette c’est l’effet kleenex. Il faut savoir que Valérie Pécresse elle n’aime qu’elle.  Ses adeptes sont tous des moutons à ses pieds, c’est pour cela qu’elle s’imaginait indomptable, son arme absolue c’est le mensonge les menaces et son factotum Patrick Karam ce mauvais sujet malfaisant ce philanthrope des tropiques, son chien de garde qui puise dans son stock d’associations communautaires, qui constitue son fonds de commerce et qu’il entretient en promettant des subventions pour prouver à sa présidente amie  qu’il est capable de rassembler un large public.

Il fallait voir comment elle traite les gens qui travaillent avec elle. C’est pitoyable, c’est un vrai tyran, elle menace, elle promet mais elle ne tient pas sa parole.

Alors j’ai dit NON à l’arrogance, à l’indifférence, aux mensonges à la tromperie et j’ai claqué la porte. On s’engage en politique pour les autres pas pour avoir un titre un rond de serviette. La politique c’est un don de soi.

En effet, vous n’êtes pas tendre avec Valérie Pécresse dans votre livre. Ça m’a paru comme un règlement de comptes. Elle n’a pas été très brillante c’est vrai dans la campagne, et avec Bourdin, je l’ai trouvée presque méchante.

Brillante ? ridicule, oui. Je ne peux pas être tendre avec une femme qui veut être présidente de la république et qui ne savait même pas à combien est le seuil de pauvreté en France. Je vous l’ai dit ce n’est pas un règlement de compte, ce n’est pas le cas je vous rassure il n’y a ni aigreur ni rancune ni haine dans ce livre.  Je suis heureuse de ma vie de ce que j’ai fait et de ce que je continue à faire.  Lisez bien mon livre vous verrez que le choix que j’ai fait reposait sur des faits politiques précis. Je ne suis pas quelqu’un que l’on traite par le mépris. J’ai toujours su lui dire ce que je pense en toute franchise mais elle n’en faisait qu’à sa tête.

Avec Bourdin, en effet, elle a voulu se faire remarquer, faire du buzz pour attirer l’audimat et les électeurs mais malgré tout ça elle a fait un flop. En tout cas, je ne peux pas travailler comme cela. Je vais vous dire, Valérie Pécresse à la région a fait beaucoup de choses, parce qu’on était là, à ses côtés pour la soutenir la mettre en avant ce que j’ai fait pendant toute la mandature. Tous ces gens qui ont été élus à la première mandature étaient des gens solides, de première cordée. Elle a donc fait autant de choses, parce qu’elle était très bien entourée. Mais durant la seconde mandature, sans nous avertir, elle annonce sur TF1 qu’elle se lance dans la présidentielle. Ça été quelque chose de très curieux. Je ne me réjouis pas de son résultat, une femme à la présidence cela ne m’aurait pas déplu. Mais ses méthodes glauques ne sont pas dignes d’une femme politique qui ambitionne le poste suprême.

Le vrai problème des LR à mes yeux, ce n’est pas Pécresse, mais le refus de l’union des droites, par exemple celle proposée par Éric Zemmour. C’est une erreur fondamentale, qui empêche la droite de revenir au premier plan, n’est-ce pas ?

D’abord, Valérie Pécresse n’avait pas d’idées. Et tout le monde savait qu’on allait dans le mur, mais personne n’osait le lui dire. Moi j’ai eu le courage de lui dire de ne pas y aller, qu’elle allait s’abimer. Elle doit y penser et Magali Lamir sa directrice de cabinet aussi.

 C’est cela la politique de plouk. Comme on dit chez nous, elle a mis un coup de sabre dans l’eau. Et le 8 mars 2022 j’ai claqué la porte alors qu’elle était au plus haut dans les sondages 18%.

 Et si j’ai écrit ce livre c’est aussi pour expliquer pourquoi j’ai quitté les LR. Alors, pour ce qui concerne l’union des droites dont vous me parlez ça ne m’intéresse pas, les loosers ne m’intéressent pas.

Mais alors, pourquoi êtes-vous encore de droite. Par exemple, le parti de Zemmour, Reconquête, ce n’est rien d’autre que le RPR de 1986. Le RN de Marine Le Pen n’a plus rien à voir avec le FN de son père. Comment vous expliquez-vous que vous soyez tout de même restée à droite, alors que la droite s’obstine à faire son cordon sanitaire, n’écoute plus l’opinion de la rue, préférant l’opinion médiatique, ce qui crée un désaveu du peuple pour les représentants politiques, au point que l’abstention est le premier parti de France ?

Je vais vous dire, durant la campagne, il y avait deux programmes qui parlaient des outre-mer : Celui d’Emmanuel Macron et celui de Marine Le Pen. Valérie Pécresse n’avait aucun programme pour les outre-mer. Je lui avais fait une note sur le sujet, elle n’en a pas tenu compte.

Deux jours avant le premier tour, elle a fait dans une journée un aller et retour en Guadeloupe pour dire qu’elle est allée en outre-mer oubliant la Martinique, erreur stratégique. J’ai pris cela comme du mépris et mes compatriotes aussi. Vous savez ce qui compte pour moi ce sont les valeurs et l’amitié, ce que je reconnaissais dans la droite de Pasqua, de Chirac, de Juppé, de Sarkozy, de Guaino… Maintenant, je vais répondre à votre question, je ne pense plus rien des LR, il n’y a même rien à en penser, et je ne vais pas en parler, ça ne m’intéresse pas.

Cela dit, il faut tout de même reconnaître que la situation actuelle est très grave, surtout en ce qui concerne l’abstention, et surtout si l’on fait une analyse assez poussée de nos institutions et de nos pratiques institutionnelles et constitutionnelles, on prend conscience que l’on prive le peuple de la démocratie mais on le réduit aussi au silence, en grignotant toujours un peu plus les libertés individuelles, d’expression et même celle de penser, autrement dit la liberté de faire la loi, ce qui revient de droit au peuple en démocratie. Regardez la réforme des retraites et le 49.3, la loi sur l’immigration. Or, si vous privez le peuple de sa liberté de s’exprimer, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des violences. Certes, on n’est plus en 1789, mais il faut y penser. Aujourd’hui, on s’exprime en tapant sur des casseroles. Ce que je déplore et c’est dommage car pour moi les casseroles n’ont leur place qu’en cuisine !

En effet, les casserolades. Mais je reviens aux Outre-mer. Que préconisez-vous politiquement pour ces régions, que l’on considère depuis trop longtemps comme une France de seconde zone ?

Vous avez bien raison, et cela a toujours été une souffrance. Quand je suis entrée à la télévision, j’avais 19 ans, c’était l’ORTF, je me suis rendue-compte que j’étais « immigrée ». C’était la première fois qu’il y avait une Noire dans la maison, et je peux vous dire qu’en 1968, c’était quelque chose. J’ai donc pris conscience de ce climat, que l’on me traitait comme une étrangère, on m’appelait « Y a bon Banania ». On nous disait français. Lorsque pour la première fois j’ai parlé de patates douces, de citrons verts à la télévision on m’a renvoyée dans mes cocotiers, ma cuisine que l’on qualifiait ici dans l’hexagone, en France « d’ethnique » n’intéressait personne. Mais je vais vous dire, le vrai drame de l’Outre-mer, c’est l’éloignement.

Et il faut se rendre compte de l’état d’abandon dans lequel sont les Outre-mer. Éloignement économique avec les difficultés d’approvisionnement, les problèmes d’eau, alors même que les territoires Outre-mer sont entourés d’eau, les problèmes de pollution, avec plus de 70% des hommes qui ont un cancer de la prostate. Alors, je vais vous dire, les Outre-mer tout le monde s’en fout. Et mon combat à moi c’est l’Outre-mer. Il est urgent qu’on s’en occupe avant que cela devienne l’Outre-tombe.

Propos recueillis par Marc Alpozzo

« Un roman contemporain dans le vent » sur « Le Manoir de Kerbroc’h » de Léo Koesten

Léo Koesten, Le manoir de Kerbroc’h

Éloïse de Kérambrun est bourgeoise au foyer, épouse d’un polytechnicien de petite noblesse bretonne très catholique, directeur d’usine et souvent absent, et mère de deux ados, Margaux de 16 ans et Théodore de 14 ans. La famille très BCBG habite Versailles et part en vacances au manoir ancestral en Bretagne, le Kerbroc’h, où les grands-parents paternels tiennent à maintenir la tradition et la bienséance.

Le sel du roman est de faire craquer ces gaines, devenues insupportables aujourd’hui. La femme à la maison, réduite au rôle de servante de Monsieur et des ados, sans opinion autre que celle de son mari sur la tenue de la maison, l’éducation des enfants, la politique – c’est bien fini. Lui déclare « aimer » sa femme comme il se doit mais va batifoler ailleurs, avec Jupencuir sa secrétaire vêtue ras la moule, alors qu’elle-même n’aurait pas le droit de prendre un amant. C’est la révolte.

Madame veut son indépendance, découvrir un métier, passer le concours de professeur des écoles – autrement dit institutrice ; elle enchaîne les stages en CE1 à Versailles (gamins bien élevés, adorables) puis en Section d’enseignement général et professionnel adapté ou Segpa (ados perturbés et sexuellement avides, retardés mentaux et sociaux, en rébellion). Devant cette sortie du moule catho tradi, la fille aînée avoue vouloir baiser avec son copain Martin, son amoureux depuis la cinquième – et le fils de 14 ans coucher avec son ami Corentin, tout en refusant le dessein paternel de lui faire intégrer Polytechnique au profit d’un CAP de pâtissier !

Le mari prénommé Foucault, comme son père le grand-père, ne voit pas d’un bon œil cette révolution contre son autorité tenue de Dieu et de la coutume, sinon de la loi lors du contrat de mariage. Si les coutumes et la loi changent, pourquoi lui changerait-il ? Comme tous les mis en cause, il « réagit » – en réactionnaire : par la crispation sur ses « Zacquis » et par la violence. C’en est trop, le divorce est inéluctable même si lui comme elle ont chacun encore des sentiments l’un envers l’autre.

Quant aux enfants, c’est la baffe : le sexe, le sexe, le sexe ! Passe encore pour Margaux, elle a l’âge d’être active, même si le hors mariage n’est pas admis par l’Église ni par la précaution bourgeoise. Mais pour Théo, un fils pédé est une tache indélébile sur la lignée, la réputation et l’avenir. Tout fout le camp et un abbé est requis pour redresser l’homo illico. Sauf que la loi française interdit l’homothérapie, que le bon sens trouve aberrant de confier la tâche de redressement à un célibataire frustré trop souvent tenté par les enfants de chœur, et que la mère s’insurge carrément contre. Elle a milité contre le mariage gay avec ses relations versaillaises de la « bonne » société mais son fils la met devant la nature. Elle est d’ailleurs aidée par sa belle-mère qui trouve cette contrainte inepte. Le gay contrarié risque d’être aussi névrosé que le gaucher contrarié.

Chacun doit s’épanouir comme il est, non tel que le pater familias le veut. Ce choc des époques, ces dernières cinquante années, se révèle tout cru en ce roman jubilatoire autant que jaculatoire. Car chacun baise à couilles rabattues, Foucault en Jupencuir, Éloïse avec Sandro le prof de gym puis Richard le directeur puis Stéphane le réalisateur de films, Margaux avec Martin avant un autre, Théo avec Corentin dans le même lit. Cet élan vital et vigoureux ressoude la famille – sans le père. Pour le moment, car il arrivera peut-être à résipiscence avec le temps, lorsqu’il aura « rebondi » et se sera trouvé un nouvel équilibre – plus réaliste et mieux en phase avec l’époque.

La grand-mère Lucille divorce aussi de son mari prof de prépa qui collectionne les maîtresses et tient des fiches soigneuses sur les mensurations et performances de chacune d’elles, cachées dans la cave condamnée pour « risque d’éboulement » sous le manoir. Elle retrouve son amoureux d’adolescence Rémy et sa vocation de comédienne. Mère, grand-mère et petits-enfants forment alors une sorte de gynécée contre le pouvoir du mâle (Théo étant du côté féminin), un phalanstère égalitaire face au pouvoir hiérarchique patriarcal. L’argent n’est pas un problème car chacun va travailler : Éloïse comme instit, Margaux comme garde d’enfants, Théo comme blogueur vendant ses pâtisseries et donnant des formations payantes, Lucille avec la location de gîtes et comme metteuse en scène. Elles ont le projet de monter un spectacle au manoir racheté par la grand-mère, afin de pouvoir l’entretenir et le sauvegarder pour la lignée.

Un roman contemporain dans le vent, adoubant un « matriarcat » qui n’a jamais été qu’un mythe mais que la vertu démocratique égalisatrice peut permettre en temps de paix, avec pour objectif que chacun puisse être enfin lui-même, hors du moule religieux et social.

Léo Koesten, Le manoir de Kerbroc’h, 2023, Éditions Baudelaire, 243 pages €19,00 e-book Kindle €12,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Babette de Rozières chez Marie-Ange de Montesquieu

Réécoutez l’émission de Marie-Ange de Montesquieu avec Babette de Rozières ici https://radionotredame.net/emissions/enquetedesens/16-06-2023/

Babette de ROZIERES, chef cuisinière française, animatrice de télévision, et femme politique. Elle est auteure des plusieurs ouvrages et elle a organisé le premier Salon de la Gastronomie des Outre-mer à Paris en 2015.

Sonia EZGULIAN, cuisinière, journaliste, auteur et consultante pour la restauration, l’hôtellerie et l’agroalimentaire, elle est auteure de « Le goût de l’imprévu » (Flammarion, 2023).

Regis HARDOUIN-FINEZ, vrai passionné du goût, des terroirs et de la gastronomie. Fondateur de la société Le Vin Partagé & Co, il est aujourd’hui caviste en chambre et propose des vins rares et des spiritueux de collection. Il est également ambassadeur du Cognac depuis 2012.

 

Le philosophe Emmanuel-Juste Duits chez Marie-Ange de Montesquieu

Réécouter l’émission

Véronique REILLE-SOULT, enseignante et experte en stratégies de réputation, en communication de crise et spécialiste de l’opinion, co-fondatrice et présidente du cabinet Backbone consulting, elle est aussi chroniqueuse. Son dernier livre est « L’ultime pouvoir – La vérité sur l’impact des réseaux sociaux » (Ed. Du Cerf, 2023)

Emmanuel-Juste DUITS, philosophe, enseignant, cofondateur de différentes initiatives dont « Wikidébats » et « Les Cafés de l’info ». Il est auteur de nombreux ouvrages dont son dernier « Doper son esprit critique – Penser et agir dans un monde complexe » (Chronique sociale, 2023)

La femme fatale réinventée de Bernard Méaulle dans « Actualitté » sur « Un si brûlant secret »

Un si brûlant secret : la femme fatale reinventée

Un si brûlant secret, publié aux Éditions de la route de la soie, est le deuxième roman de Bernard Méaulle, qu’il place sous le signe de la féminité, renouvelant le mythe de la femme fatale qui transforme le tragique en une aventure du plaisir. L’auteur couche sur le papier la vie de Maria, meurtrie par une enfance difficile, celle-là même qui lui a donné le goût éperdu de la liberté. Par Marion Catalayoud.

ActuaLitté

Maria a tout de la séductrice et Bernard Méaulle sait en jouer : l’onomastique nous rappelle la Carmen de Prosper Mérimée ou la Concepcion (in La femme et le pantin, 1898) de Pierre Louys, à la différence près que notre personnage principal ne prend pas son jeune âge comme une arme éternelle ; Maria est l’Espagnole qui fascine, qui intimide, elle est la femme infidèle et pourtant sincère, forte et parfois docile, tantôt impertinente tantôt grave, cette femme de tous les paradoxes s’unifie sous le nom de Beauté.  

Une séductrice née

On l’imagine sous ces traits : « Avec son strict chignon en forme de casque argenté civilisant, sa crinière de lionne et son regard translucide, elle ne laissait personne indifférent. […] Ils [les hommes] regardent avec avidité cette jeune femme brune, ses yeux vert d’eau, sa peau de miel, qui déambule sur les quais de Seine avec sa séduisante silhouette couronnée d’une folle crinière de jais ». 

L’art de la description s’inspire de la littérature du XIXe siècle et s’inscrit dans le sillage du roman d’apprentissage où la physionomie, et en particulier le regard, sont au cœur de l’écriture qui rend grâce à l’admiration que le lecteur ne peut s’empêcher de vouer à l’héroïne contemporaine. Non seulement elle est une redoutable Vénus, mais elle l’est d’autant plus que son intellect doit prendre sa revanche sur le physique avantageux de Maria qui, déjà, doit venger son enfance. 

Introspection et humour 

Le tour de force de Méaulle est d’exposer la psychologie du personnage sans perdre le sel de la narration, c’est-à-dire de l’action. Le savant équilibre entre narration et description résulte d’un dispositif romanesque ingénieux : les chapitres du livre sont régis par un âge de la vie de Maria et l’intelligence de cette succession ne fait aucun doute.

En effet, chaque instant de vie, chaque événement éclairent les comportements de Maria, ses questionnements, ses choix, ses doutes, son devenir, sans pour autant tout laisser reposer sur le « secret » qui la constitue plus qu’il ne l’accable. La distance qui sépare les tranches de vie servent à mettre en perspective les amours vécues, les drames et les folies qui s’enchaînent avec le recul propre à la maturité. De facto, l’intérêt de cette lecture s’approche de celle que l’on porte aux Mémoires. 

L’intimité déployée entre le lecteur et les personnages sont aussi le succès d’un narrateur qui ne juge pas et s’emploie souvent à un humour proche du burlesque, il écrit par exemple : « S’il existe un vibromasseur de l’âme, c’est celui-là [le travail de la respiration ventrale]. »

De plus, Méaulle donne à lire nombre d’aphorismes – ô combien risqués ! – mais qui réussissent chaque fois ; le fait est qu’ils sont étonnamment légers, loin de l’abstraction, toujours de circonstances, dans la mesure où l’esprit de sérieux ne correspond pas à l’auteur, lequel note malicieusement « l’élégance ne doit jamais sauter aux yeux. Celle de cette Espagnole étrange et hypnotique sautait à l’âme ». La plume de Méaulle est aussi chafouine que Maria, et le sourire du lecteur est de connivence : « La taquinerie est un ange déguisé en fille de joie. Une call-girl platonique. Qui vous taquine vous aime. Comment ne pas adorer une marchande d’amour qui ne demande pas d’argent ? » 

Une passion sage : le chemin de la médiation 

Autour des thèmes de la séduction, l’auteur élabore un récit sur fond de l’enseignement de Lanza del Vasto, philosophe et artiste italien, qui fut un disciple de Ghandi. Sa vie tout entière était tournée vers la paix, de cette sagesse Maria s’en est nourrie ; d’abord elle a vécu cette morale comme liant avec un homme de cœur, ensuite comme un perpétuel émerveillement. À travers cette formation spirituelle, les questions existentielles prennent une autre forme et se chargent d’une profondeur pure de n’être pas entravées par la colère d’un être qui a vécu. 

In fine, Un si brûlant secret fait le pari d’inspirations multiples couplées d’une forme romanesque originale qui font la part belle à un personnage féminin éminemment actuel qui au terme de sa vie se demande, sans regret toutefois, « pourquoi ai-je cru plus dans le désir plus que dans l’amour ? »

Francine Keiser et Alain Schmoll racontent leur reconversion professionnelle réussie sur Radio Notre Dame

Réécoutez l’émission : https://radionotredame.net/emissions/enquetedesens/13-06-2023/

Comment gagner le pari de la reconversion professionnelle ?

13.06.23

Francine KEISER, ancienne avocate, elle a fondé et créé « Francini_K », une marque de prêt à porter de luxe conçue au Luxembourg, produite en Europe.

Alain SCHMOLL, après avoir mené une carrière de dirigeant et de repreneur d’entreprises, il a créé un blog littéraire et publie des critiques sur Babelio sous le pseudonyme d’Archie. Il a écrit des ouvrages de fiction : « La trahison de Nathan Kaplan » est son quatrième roman.

Thierry DUBOIS, s’intéresse depuis plus de 30 ans à l’évolution de l’être humain depuis les origines ainsi que les découvertes sur le fonctionnement du cerveau. Coach de cadres et dirigeants depuis 20 ans, il développe sa compréhension de la réussite par son travail sur les talents qu’il utilise comme clé de succès dans ses accompagnements. Il a édité chez Eyrolles, en 2015, et réédité chez Gereso en 2022 « A la découverte de mes talents »

Le Journal de France Culture parle du Marché de la Poésie

Réécoutez sur ce lien le Journal de France Culture qui interviewe Pierre Vinclair sur le Marché de la Poésie

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/journal-de-12h30/journal-de-12h30-du-dimanche-11-juin-2023-6575680

Pierre Vinclair : « La poésie ne doit rien ; il ne faut rien de particulier » (Idées arrachées)

Indéniablement, livre après livre, Pierre Vinclair s’est imposé comme l’un des poètes français contemporains majeurs. Preuve en est encore avec son nouveau recueil de textes, Idées arrachées qui vient de paraître aux éditions Lurlure, dont le poète s’entretient ici le temps d’un grand entretien pour Diacritik avec Fabien Aviet et Nicolas Poirier.

Idées arrachées, que vous faites paraître aux éditions Lurlure, est un recueil de textes qui concernent la poésie, la prose, mais aussi la philosophie des genres littéraires, l’écologie, la traduction ou la critique. Il s’agit donc d’une articulation de choses hétérogènes, tant dans leur objet que dans leur genre propre (articles, entretiens, etc.). Quelle cohérence avez-vous voulu pour ce recueil ? Que vise-t-il et que fait-il, en général et dans votre cheminement ?

Fin 2015-début 2016, il s’est passé quelque chose de très important pour moi, à l’issue de plusieurs travaux ressortissant à un premier cycle d’écriture qui était une sorte d’enquête générale sur l’épopée. À la fin de ma thèse (sur les rapports de l’épopée au roman, au cours de laquelle j’avais essayé de formuler une conception énergétique des genres littéraires), après une étude serrée de The Waste Land, et constatant l’échec d’une tentative de roman épique dans laquelle j’avais mis beaucoup d’espoir, j’ai cessé de croire à la littérature, ou du moins, j’ai commencé à adopter sur elle un regard plus anthropologique, disons. Peut-être qu’une image exprimera mieux les choses : la littérature, c’est un peu comme le Musée du Louvre : une institution vénérable qui recueille toutes les œuvres ayant une valeur esthétique. Les touristes s’esbaudissent devant ces « chef-d’œuvres de l’art universel ». Mais en réalité, les objets qui s’y trouvent (finalement) n’avaient pas (à l’origine) vocation à y finir : tel masque servait à une cérémonie rituelle ; tel tableau était offert à un roi, tel autre embellissait l’autel d’une église. Chaque œuvre cherchait à faire quelque chose, accomplissait un effort souvent très éloigné de la seule valeur esthétique pour laquelle on l’expose huit cents ans après dans une vitrine, déconnecté de son utilité réelle. Croire en la littérature, c’est être comme tous ceux qui, dupes du mythe de la valeur esthétique tel qu’il est mis en scène au Louvre, essaient non pas de faire ce qu’ils ont à faire (séduire une dame, flatter un prince, apaiser les esprits des morts) mais de faire de l’art, comme si cela pouvait avoir le moindre intérêt. Ils finiront peut-être au Palais de Tokyo, mais pas au Louvre.

De même que le masque rituel qui finit au Louvre ne doit pas d’abord ses formes à des considérations relevant de l’histoire de l’art, il faut quand on écrit faire abstraction de ce qu’on appelle la littérature et retrouver un art brut, tout tendu vers son effort sauvage. Ce qui a représenté pour moi un assez vaste chantier de lectures, d’écriture, de critique, de théorie, de traduction. J’ai ainsi publié ces dernières années plusieurs livres dans chacun de ces domaines. L’avantage d’un recueil d’articles est, précisément, de faire coexister ces différentes facettes : les Idées arrachées, avec ses 7 parties, donne une idée du système nerveux central d’une pratique qui a tendance, sinon, à se multiplier dans des genres aveugles les uns aux autres. Car j’ai beau faire de la poésie, de la prose, de la traduction, mais aussi de la critique (critique de la poésie, de la prose) et de la théorie (théorie de la poésie, de la critique, de la traduction), en réalité je ne me consacre qu’à une seule et même chose : j’essaie de faire de mon écriture une manière de penser et d’agir (de penser en forme, de révéler la valeur de ce qui arrive, de m’adresser à autrui) et non pas (ou en tout cas pas d’abord, seulement par surcroît) de la littérature. Les Idées arrachées témoigne, dans l’unité d’un livre, des multiples directions de cet unique effort.

Votre ouvrage peut se lire comme un panoramique sur votre parcours, aussi bien comme poète que comme penseur de la poésie ou de la littérature. Ces deux dimensions de votre travail, l’écriture poétique et la réflexion sur la poésie, sont-elles inextricables ou peut-on malgré tout les concevoir dans leur relative autonomie respective ? A cet égard, vous insistez à plusieurs reprises sur la nécessité d’émanciper la poésie de la philosophie, mais votre expérience poétique qui passe par le « corps-à-corps » avec le texte des autres vous permet d’esquisser, voire d’articuler, les linéaments d’une théorie a posteriori. Pouvez-vous expliciter ce rapport entre théorie et pratique ? S’il y a un affrontement au cours duquel il va falloir arracher des idées (comme l’expose frontalement la couverture du livre), quel est l’enjeu pour l’écriture ? Cela signifie-t-il que la poésie est moins une affaire de grand style que d’économie d’écriture (de coups dans le langage) ?

La poésie signifie, à l’évidence, au moins deux choses différentes. C’est d’abord le nom d’un « genre » littéraire ancien, regroupant un ensemble de textes dont les formes caractéristiques (ballades, rondeaux, sonnets ; ou à un échelon inférieur : vers, mètres, rimes, par exemple), les usages (courtisans, élégiaques, ludiques, etc.) et les grands auteurs (Dante, Ronsard, par exemple), sont bien identifiés, par des poétiques explicites qui peuvent d’ailleurs faire l’objet d’un enseignement dès l’école élémentaire. Mais « poésie » est aussi le nom d’un ensemble de textes tout différents, qui ne correspondent vraiment pas au premier emploi du mot, ni dans les formes (ils ne sont pas en vers rimés et comptés, et parfois pas en vers), ni dans les pratiques et encore moins dans les poétiques : un grand chantier d’expérimentations contemporaines tous azimuts, qui cherche sans doute moins la subsomption sous un genre littéraire particulier, qu’à se situer entre les genres : une sorte d’Ur-Literatur au plus près de la création du sens. Les rapports entre ces deux usages du mot « poésie » sont incertains. Deux manières de les comprendre, essentiellement, nous sont proposées : 1) Certains affirment une partition historique, en disant qu’il y eut d’abord la poésie comme un genre particulier (avec ses conventions et ses métriques définies), puis une « crise de vers » libérant des pratiques nouvelles, définies par des poétiques de plus en plus « modernes » à chaque nouvelle génération, se succédant les unes aux autres jusqu’à atteindre notre état par les révolutions d’avant-gardes ; 2) d’autres proposent une interprétation métaphysique, suggérant que la poésie au second sens a toujours déjà été présente dans la première comme son secret ou son cœur battant, et que ce qui nous intéresse chez Dante, par exemple, c’est bien déjà ce qui a trait à la création même ; cette position (« métaphysique » en ce qu’elle affirme l’existence, sous la poésie contingente des poétiques, l’existence d’une poésie plus profonde et fondamentale) est celle, en gros, des Romantiques et de leurs successeurs (Blanchot, etc.).

Aucune de ces deux approches ne me satisfait : elles me semblent aussi paresseuses en termes poétologiques (dans l’approche historiciste, il suffirait de rapporter chaque état du poème à l’état précédent qu’il révolutionne, pour en justifier les audaces ; dans l’approche métaphysique, les formes extérieures du poème ne sont plus que des apparences contingentes) qu’aberrantes d’un point de vue ontologique (croit-on vraiment qu’il y a quelque chose comme « la poésie » — que celle-ci avance dans l’histoire à coups de roulades dialectiques ou qu’elle se cache, dans le retrait secret de ses opérations sémiotiques ? Cela me semble aussi absurde que de croire que tout ce qu’abrite le Musée du Louvre est ontologiquement « de l’art »). Surtout, elles ne sont pas stimulantes d’un point de vue critique : que peut-on dire d’un texte dont l’unique pertinence est de subvertir les formes précédemment usitées ? Que peut-on dire aussi d’un texte dont on considère les apparences extérieures comme des oripeaux contingents, qui ne nous disent rien de son opération secrète ?

Pour ma part, j’envisage que le « corps-à-corps » critique a précisément pour enjeu de découvrir le mode de pensée du texte : comme s’il y avait non pas la poésie classique d’une part et la poésie contemporaine d’autre part (avec le problème pinéal de leur articulation), mais des poétiques immanentes, qui nous sont pour la plupart mystérieuses même quand elles ont une apparence bien connue (c’est ce que j’ai essayé de montrer dans l’article des Idées arrachées intitulé « L’effet du soit-disant effet » : plutôt que de croire naïvement à la rhétorique de la tragédie qu’il revendique, il faut voir que les propriétés mobilisées servent en réalité à Racine à accomplir un tout autre effort). Les formes d’un texte ne sont pas décoratives (« esthétiques »), elles ne sont pas non plus que des caractéristiques utiles à la taxonomie ; ce sont plutôt des organes qui lui servent à penser en langue. Un texte exemplifie moins des poétiques et des rhétoriques instituées qu’il ne les mobilise pour penser avec et contre elles, entre elles ; il les déplace et les lacère ; il donne toutes ses forces pour faire émerger depuis sa matière même une pensée sauvage singulière.

Les distinctions, historique comme formelle, entre poésie classique et poésie contemporaine disparaissent alors à la faveur d’ilots plus ou moins organisés en archipels, plus ou moins aisément accessibles à la nage. Lorsqu’ils sont trop loin, l’enjeu de ce que j’appelle le corps-à-corps critique est de faire émerger les médiations qui nous permettent enfin de l’atteindre, c’est-à-dire de le recevoir conformément à l’effort (jusqu’alors mystérieux) qu’il cherche à accomplir. Je ne crois pas à la partition historique, que n’excite que le renouvellement aveugle des formes extérieures ; je ne crois pas non plus à la métaphysique, qui méprise les apparences concrètes des écritures ; je crois qu’un texte, contemporain ou passé, est quelque chose qui pense en forme.

Votre démarche semble double : dans un certain nombre de textes, vous réfléchissez à partir d’un poème, d’un livre, ou même d’un auteur, pour en tirer des éléments de compréhension plus ouvertement théoriques et situant les textes dans une perspective philosophique ou esthétique plus large (en particulier ceux sur Roussel, Conrad, Barthes, François Bégaudeau, Nathalie Quintane, la littérature et la poésie américaine). À d’autres endroits, vous situez d’emblée votre réflexion dans le cadre de la philosophie de l’art, pour plonger ensuite dans la dimension des œuvres où ces notions philosophiques prennent toute leur signification. On pense par exemple à la philosophie des genres que vous élaborez, en cherchant à comprendre ce qui distingue épopée et roman, ou encore à la réflexion sur les conditions de possibilité de la poétique comme théorie en confrontant Platon et Aristote. Faut-il voir là une tension chez vous entre deux manières d’appréhender le langage et la poésie, dont l’une partirait du singulier pour viser à l’universel (comme le jugement réfléchissant chez Kant), tandis que l’autre procéderait à partir du concept pour penser la singularité des œuvres (comme l’Esthétique d’Hegel) ? Ou bien est-ce plus simplement la marque que vous êtes à la fois poète et philosophe ?

Je dirais que dans le premier cas, j’agis en critique, et dans le second en théoricien. Le critique essaie, dans son corps-à-corps avec une œuvre singulière, d’en reconstituer l’effort et le fonctionnement (puisque sa singularité signifie précisément son écart aux poétiques connues) — pour le transmettre, éventuellement, aux autres lecteurs qui en auront la lecture d’autant facilitée. Le critique, en cartographe, étend le domaine des singularités connues. Le théoricien (ou le philosophe), quant à lui, essaie de justifier cette approche de la littérature en général qui s’intéresse aux textes pour leur effort, c’est-à-dire d’élever la théorie des genres à un fonctionnalisme ou pragmatisme transcendantal. Pragmatisme : chercher dans les formes non ce qu’elles exemplifient, mais ce qu’elles permettent de faire et de faire faire (par exemple, ne pas imaginer que le recours à la rime est esthétique, mais se demander plutôt à quoi elle sert : elle peut par exemple éveiller une forme de suspense entre deux fragments d’élocution, c’est-à-dire un certain type de temporalité contrecarrée). Transcendantal : non pas s’arrêter à ce qu’il fait effectivement, mais décrire ce que tel ou tel outil ferait dans les conditions optimales de la réception du texte.

Aucun de ces deux niveaux — critique et théorique — ne mobiliseen tant que telle l’écriture poétique, même si je considère l’explication-de (critique) comme une sorte de préliminaire à l’explication-avec (poétique). Essayer moi-même de composer des poèmes nourrit et enrichit ma manière de parler de ceux des autres, c’est évident ; et lire ceux des autres déplace et fait avancer les miens. Mais quant à dire dans quelle chambre secrète le critique et le poète échangent leur costume, je ne le sais pas trop.

Au début du livre, vous remarquez presque ironiquement que la pratique de l’écriture vous a éloigné des théories structuralistes dont vous étiez proche quand vous faisiez vos études. Cela veut-il dire qu’il y a nécessairement une distance entre la poésie, dans sa dimension concrète, et la théorie du langage littéraire, dont les « totems », les « fétiches », selon vos termes, n’ont aucun rapport avec la matière du texte tel qu’il se donne au lecteur, et que cet éloignement atteste d’une primauté presque sauvage du poème, résistant à l’emprise de l’abstraction conceptuelle ? Sans parler d’un privilège du poème sur le concept, votre « pragmatisme transcendantal » ne modifie-t-il pas radicalement notre approche de la poésie ? Implique-t-il une autre attitude à l’égard de la pensée et de ses matériaux ?

Pendant Mai 68, le structuralisme était encore en pleine effervescence. Et pourtant « les structures ne défilent pas dans la rue ! » pouvait-on lire sur un célèbre graffiti. Il paraît que Lacan, avec son goût du paradoxe, avait répondu que c’est pourtant précisément ce qui s’était passé en 1968 : les structures avaient défilé dans la rue. On peut ainsi toujours proposer une théorie plus sophistiquée, c’est de bonne guerre : le philosophe a sans doute besoin (il disparaîtrait, sans cela) de prétendre que ce qui existe vraiment, c’est ce que lui seul est capable de voir et qui n’avait jamais été énoncé jusqu’à lui. Par quel miracle ? Ce mystère est censé signer son génie.

L’écart entre la théorie et la pratique pourrait être le même, en ce qui concerne la poésie, que dans tout autre domaine (le théoricien y est toujours susceptible de prétendre avoir découvert une évidence, comme par hasard jamais remarquée), mais il s’aggrave si l’on considère — comme vous le suggérez — le poème dans sa sauvagerie spécifique : contrairement aux autres fragments de langage, le poème est un être farouche, prenant sur lui la création du sens, en son immanence au travail des formes.

C’est la raison pour laquelle une humilité particulière est ici requise, de la part de la pensée conceptuelle : elle a tout à apprendre de cette forme de vie étrange, comme le biologiste de l’animal qu’il a devant lui. Plutôt que l’orgueil d’une philosophie obnubilée par son copyright, cherchant chez les poètes à confirmer la pertinence de tel ou tel concept fabriqué ailleurs et avant (comme c’est l’usage le plus courant), la pensée du poème devrait être sur mesure : le poème sécrète une pensée singulière, il n’y a qu’à la recueillir avec la plus grande délicatesse. Ce qui ne signifie pas qu’il soit « supérieur » au concept ; pas davantage en tout cas qu’une grenouille à la Phénoménologie de l’esprit.

Une scène inaugurale semble se dessiner en parcourant vos textes : celle d’une modernité littéraire qui s’ouvre avec la Commune et Mallarmé, soit la révolution sociale et la révolution poétique — l’Auteur transférant son privilège d’écrire librement à tous les hommes, désormais eux aussi créateurs et aptes à recréer le monde par leurs actes (cf. le Mallarmé de Sartre). Cette conscience historique suppose la contingence, à la fois de l’ordre social et du langage. Dans cette perspective, comment se noue cette modernité avec votre attrait pour l’épopée, qui pourrait au contraire incarner l’autorité de la tradition ? Par ailleurs, s’il faut abandonner le réalisme et la représentation (dire et répéter le monde tel qu’il est ou a été fait), l’émergence des œuvres dans l’histoire impliquant leur nouveauté, et ainsi acter l’absence de fondement de nos discours (comme Mallarmé faisant jouer le langage contre lui-même), la poésie prend-elle en quelque sorte la place de la religion et de la politique ? Ou bien doit-elle accepter d’être une forme elle aussi contingente mais renouvelée de connaissance et d’action sur et dans le monde social ?

Je ne formulerais pas les choses ainsi, car je ne crois pas tellement à la pertinence de l’histoire littéraire pour rendre compte de l’effort des genres. Par quoi je veux dire : ce qui compte dans un texte ou un événement, c’est ce qui s’y affirme, et ce que cela rend possible pour nous, aujourd’hui ; non pas le fait que cela vienne avant ou après. Je ne considère pas non plus l’épopée comme un genre particulièrement ancestral : il y a des épopées il y a 3000 ans en Grèce, il y a 1000 ans en France, au XIIe siècle japonais, au XXe siècle dans les Balkans, etc. Comme chez Mallarmé, ce qui m’y intéresse est la manière singulière dont un texte (en sa réalité matérielle, sans avoir recours à des concepts, et en ne mobilisant les rhétoriques et les jeux de langage constitués que pour les faire travailler de travers) pense. J’accorde moins de pertinence à la modernité comme concept historique qu’au modernisme comme effort (commun à bien des textes et à bien des époques) de faire émerger, par le travail de la forme, une pensée de la vie en son incessante créativité.

La poésie ne doit rien ; il ne faut rien de particulier. Les mots d’ordre ne la concernent pas. Elle n’a pas à abandonner ceci ou cela. Chaque poème est souverain. Et s’il me semblerait aberrant de prétendre que la poésie puisse jouer le rôle de la religion ou de la politique, je lui reconnais malgré tout de proposer des fragments d’élocution revendiquant une double propriété, qu’on ne rencontre habituellement que dans les textes sacrés (et les êtres vivants) : être absolu, et en même temps, être agissant. Fiat Lux !

Le souci que vous avez de décortiquer les textes pour en dévoiler les principes d’écriture (les connecteurs formels et l’effort qu’ils entendent viser), vous fait refuser l’ancienne image de la poésie qui se paierait de mots, notamment la sacralité de l’œuvre tout à la gloire de l’auteur. Il faudrait donc rompre avec l’héritage poétique comme « transmission d’un enchantement » (l’autorité du Poète, p. 292), ce qui s’oppose aux postures individualistes, à l’image de « Rimbaud, qui a légué toute une grammaire de gestes poétiques : le poète voyant mais maudit, la bohème, la drogue, l’illumination hermétique, l’adieu à la poésie, etc. » (p. 192) A quoi vous ajoutez avec ironie : « A Singapour, personne n’a jamais entendu parler de Rimbaud. Leurs références sont plutôt Yeats, T.S. Eliot, Seamus Heany. Cela ne produit pas du tout la même sorte de poésie, ni la même idée de ce que doit être un poète. Et puis, comme ils écrivent en anglais, ils sont en dialogue avec la poésie contemporaine américaine, anglaise, indienne, etc. » Y aurait-il un nouveau sens de l’authenticité ? Celle-ci passerait-elle par de nouveaux usages langagiers, dont certains hérités de traditions non francophones ? À l’inverse, comment ne pas tomber dans une nouvelle posture qui recourrait par exemple à une rhétorique de l’humilité ou de l’originalité, celles que vous dénoncez chez Barthes ou Guyotat ?

Qu’il faille chercher l’authenticité plutôt que la posture, cela ne me semble pas une position problématique ; cela n’empêche que l’on risque en effet à tout moment de retomber dans une posture (y compris la « posture de l’anti-posture »). C’est vrai autant dans l’ordre du poème, que dans toute action où il est question d’éthique. Peut-être cette question acquiert-elle une acuité supplémentaire dans le poème (et surtout « contemporain »), dans la mesure où il semble précisément fondé sur le refus des rhétoriques : les gestes de Rimbaud que vous évoquez, ce sont précisément des appels à une forme d’authenticité, une contestation des vieilles postures. Ils nous appellent donc à une fidélité paradoxale, un double bind éthique : d’un côté, ils pointent pour nous une attitude authentique, émancipée des vieilles postures ; d’un autre côté, ils risquent eux-mêmes de se figer en nouveau répertoire de postures. Faut-il être fidèle à ceux qui clament le refus de la fidélité, soumis à ceux qui se révoltent ? Voyez un poète comme Artaud : son refus des formes autorisées de la culture s’est peu à peu transformé en une figure culturelle identifiée, et l’on trouve aujourd’hui beaucoup de poètes « artaldiens », comme si Artaud avait lui-même proposé une rhétorique reproductible. D’ailleurs, sans doute commençons-nous tous par éprouver un certain nombre de postures : l’authenticité ne s’acquiert qu’à la fin, et je dirais même in extremis, après un long chemin de singeries plus ou moins volontaires et plus ou moins conscientes. Si elle s’acquiert.

En habitant au Japon, en Chine, à Singapour, en Angleterre j’ai pu m’intéresser à des traditions fondamentalement différentes de la nôtre, ce qui est très précieux pour comprendre ce qui dans notre propre manière de faire, avec ses propres évidences inquestionnées relève du pur conformisme, et ce qui au contraire peut être aux prises avec quelque chose d’important. Par exemple : jusqu’à il y a 150 ans, tous les poètes français composaient une poésie en vers réguliers et rimés. Depuis 150 ans, c’est le contraire. Étrange, non ? N’y a-t-il pas nécessairement un a priori qui nous fait considérer aujourd’hui que la rime n’est plus possible ? Cet a priori ne prend-il pas l’allure d’une posture quand ceux qui l’abritent (ils suivent simplement ce que tout le monde fait, au moment où tout le monde le fait) revendiquent par ailleurs la plus grande liberté de penser, la plus grande originalité ? Un outil qui a été utilisé si longtemps et dans tant de régions du monde ne mérite-t-il pas, de la part de chaque poète, un examen sérieux et « authentique » à l’issue duquel il décide, dans tel poème, de l’utiliser, et dans tel autre, de ne pas le faire ? La rime n’est pas une décoration caractéristique d’une esthétique, c’est d’abord un certain outil pour penser : pourquoi alors s’en priver par principe ? Comme dans ces matières (authenticité, postures), il en ressortit à l’éthique, chacun fait sans doute comme il veut, cherche le salut s’il lui plaît, ou continue à faire le malin. Laissons aux rimbaldiens leurs semelles de vent, aux tarkosiens leurs bonshommes de merde et à tous, les « il faut faire ça », « on ne doit pas faire ça ».

Une orientation que vous donnez à vos poèmes consiste à s’adresser à un autrui concret plutôt qu’à un Autre absent (le « lecteur inconnu ») : vous vous adressez à vos proches, vous ne craignez pas de leur y faire jouer un rôle, et si vous aimez qu’un poète abolisse les coulisses et la scène pour inscrire son cheminement poétique dans son œuvre (dévoilant la matière de son écriture), vous allez jusqu’à lui préférer une géographie, c’est-à-dire les relations à un milieu que l’on ne peut découvrir qu’en s’inventant et où l’on ne peut inventer qu’en explorant — bien loin du mythe du génie inspiré. De la tradition américaine, vous reprenez un geste de démocratisation de la culture, étendant le droit à écrire le poème et à y figurer, non seulement à tout individu mais aussi aux animaux et aux choses : « Comme l’écran de télévision, le poème en prose accepte tout. Tout peut s’y passer. Cette impureté aussi peut être vue en un sens comme « américaine » : le fait d’oser parler de la vie telle qu’elle est, dans toutes ses manifestations, plutôt que de se cantonner aux sujets traditionnellement considérés comme poétiques. » (p. 113) Cette voie est-elle la seule à pouvoir régénérer le poème ? Ou bien la force d’une œuvre ne peut-elle pas être, comme chez Blanchot, son aptitude à incarner un contre-monde, avec l’avantage de chambouler le lecteur (forcé de se désidentifier par rapport à ses attentes) mais aussi l’inconvénient d’une certaine illisibilité ?

Je me garderais bien de dire que telle ou telle manière de faire est la seule possible et vaut absolument. Et j’aime le tragique avec lequel Blanchot considère la littérature comme une sorte de religion, à la fois sacrée et en même temps de part en part fictive et même impossible. Pour autant je reste perplexe face à la grandiloquence avec laquelle il fait comme si la littérature devait s’intéresser à quelque chose de plus important que ce qui arrive, nous arrive, n’importe comment, dans la vie quotidienne. Plus judicieux m’apparaît de considérer le poème, précisément, comme une force de révélation, capable de mouler le réel jusqu’à faire apparaître les énergies qui le structurent et le traversent. C’est cohérent, je crois, avec le fait de s’adresser à des personnes concrètes : non pas considérer l’écriture comme le lieu d’une expérience-limite du langage, mais comme un endroit où peut se penser à nouveaux frais, et dans de nouvelles formes, dans la plasticité du langage, ce qui arrive dans nos vies singulières et quelconques. Car ce qui importe, au fond du fond, ce n’est pas la littérature ; ce n’est pas le langage ; ce sont nos vies. C’est pourquoi j’ai écrit plus haut que la question de l’authenticité et des postures ressortissait à l’éthique : l’enjeu reste (pour moi du moins) de penser la vie, penser sa vie. Le poème peut être un puissant instrument formel pour le faire mais, si l’on en reste à la posture, il introduit entre soi et sa propre vie une singulière « fausse conscience ». Comme l’écran de télévision, n’importe quoi peut y affleurer, y compris la télé-réalité.

La sauvagerie semble être une notion tardive dans votre parcours, mais elle vient en fait avant toute cristallisation du langage en formes culturelles instituées. Elle serait au fond le principe d’un refus de la théorie de surplomb (« le poème ne répond pas aux plans de l’esprit », p. 370) ou de ce qui précéderait le geste qui crée. Cette sauvagerie ressortirait d’une an-archie du langage, permettant de saisir « le poème comme un bricolage total » (p. 334). Elle viendrait « éclater […] les catégories culturelles qui recouvrent le réel. Et parmi ces catégories, peut-être, celles du grantécrivain et du « poète ayant un don ». » (p. 183) Comme les postmodernes, souvent mal lus, vous vous en prenez au subjectivisme. En fait, il y aurait quelque chose comme un inappropriable ou un « indéconstructible » (Derrida), une multiplicité virtuelle que chaque œuvre, par sa perspective propre, exprimerait. Bien que vous refusiez la « posture de la transgression », vous faites jouer un grand rôle à cette quasi différance inassimilable à la logique et rétive à la marchandisation. Comment en êtes-vous venu à dégager cette marge de liberté, refusant les carcans de l’être ?

Déjà dans Barbares (2009), je formulais le travail d’écriture comme le fait de « descendre dans les mots ». Aux alentours de 2015, la fin de la rédaction de ma thèse (qui portait sur l’épopée, entendue dans une optique pragmatique, comme genre de texte pouvant transformer la société en produisant de la pensée politique) et le corps-à-corps avec The Waste Land de T. S. Eliot (dans mon livre Terre inculte, Hermann, 2018), ont ouvert une réflexion sur la sauvagerie qui a délimité le cadre à l’intérieur duquel se débat depuis ma réflexion sur la poésie. On peut articuler cette réflexion autour d’un problème unique, mais dont la formulation peut se décliner : comment descendre dans les mots ? Comment faire du poème une réalité absolue, sans que celle-ci soit la fameuse « intransitivité » ? Comment composer un être de langage à la fois absolu (il ne se contente pas de représenter ce qui existe hors de lui) et puissant (il ne s’agit pas que d’exposer des joyaux, émaux et camées) ? La « sauvagerie » s’est formulée comme la réponse à de telles questions. Il s’agit alors de concevoir non pas le poème comme un espace rhétorique (où les éléments formels sont là pour dénoter son appartenance à un genre) et encore moins esthétique, mais comme une espace énergétique (où tout devient fonction d’un organisme, ou du petit monde qu’est le poème). Les actions qui ont lieu dans cet espace relèvent d’une pensée qui oppose toujours un reste à la prise logique, car le plan des mots fonctionne ici comme une sorte de corps. C’est, peut-être, ce que l’on peut appeler un indéconstructible ; en tout cas la proposition théorique de Guillaume Artous-Bouvet dans Derrida, le poème (Hermann, 2022) va dans ce sens.

Le plaisir pris à la lecture de votre recueil, comme une boîte à outils plus que comme un manifeste strict, relève bien souvent du vagabondage. On voit d’ailleurs que la figure de Conrad est cruciale pour vous, conjuguant l’attrait pour le grand dehors et l’engagement dans sa situation historique, ici contre le colonialisme et la logique de rentabilité : écrivant dans une langue étrangère, il réussit à mobiliser les ressources d’une sauvagerie (un « patchwork de langage », p. 147) qui est aussi résistance. Vous dites en outre, dans une recension de Quintane, qu’aujourd’hui la sophistication intellectuelle a changé de camp, qu’elle est passée aux mains des techniciens, des administrateurs et des marchés. Quel regard l’activité poétique permet-elle d’avoir sur les rhétoriques langagières actuelles ? Permet-elle d’y échapper si, à la manière de Lyotard, « le poème peut montrer le différend car il accepte de vivre entre les genres de discours » (p. 116) ? Est-ce cela une « poésie engagée » (mais non militante) ? Comment le poème peut-il refuser les modes, récupérations et discours uniques, bref sa domestication, s’il doit à la fois tenir une position (créer une forme ou un style), au risque de s’institutionnaliser, et continuer de se déplacer ? Est-ce un souci pour vous lorsque vous entreprenez un nouveau projet ?

Ni Conrad ni Quintane ne sont mobilisés pour des poèmes, dans les Idées arrachées. La prose peut essayer de faire de la politique (il n’est pas dit qu’elle y parvienne), mais il me semble que le poème n’a pas, de son côté, à être « engagé » — si par là on entend prendre parti, d’une manière claire, dans une alternative politique préexistante. À chaque poème échoit de recommencer la création du monde ; il ne mobilise tout ce qui le précède que pour le suspendre. En ce sens il vit bien « entre les genres de discours » ou les jeux de langage, et n’a pas à s’institutionnaliser (même en chapelle, en école ou en -isme).

Quant à moi, quand j’entreprends un nouveau projet, je ne pense pas du tout à ce genre de choses. Par exemple, en ce moment je suis en train de commencer la composition du troisième tome d’une tétralogie dont l’Éducation géographique (Flammarion, 2022) est le premier volume, et qui s’est donné pour enjeu de « dire ce qui compte à ceux qui comptent » dans 100 séquences qui mobilisent (ou inventent) toutes une forme différente. Après les lieux et les personnes, ce troisième volume est un livre des événements. Les sections s’écrivent les unes après les autres ; la dernière que j’ai composée, « La mort à Vevey », se présente sous la forme de dizains (une phrase qui court sur trois strophes de deux, trois ou quatre vers) rendant compte de l’agonie de Valentine Godé-Darel, telle que l’a peinte Ferdinand Hodler en fin 1914-début 1915. Le poème tourne autour du double événement de la mort, et du tableau qui l’arrache au flux du temps. Les questions que je me pose en l’écrivant n’ont à peu près rien à voir avec la question des modes, de l’institutionnalisation et des -ismes. Je ne pense qu’à mon poème et aux toiles de Hodler, jusqu’à ce que ce soit mon poème qui pense à elles, qui les pense et repense leur objet.

Un des apports de votre réflexion consiste à lier poésie et écologie (en premier lieu refus de l’ego et de ses miroirs). Comme Castoriadis, qui avait pensé la question écologique, vous souhaitez faire contribuer la praxis (« je voudrais que soient remis l’agir au cœur du poème et la poésie au cœur de l’agir », p. 219) à la lutte contre la catastrophe en cours, ici avec les moyens du poème et non de la philosophie. En quoi la poésie est-elle politique ? Quel peut être le rôle des poètes face à la crise écologique, si tant est que la poésie puisse quelque chose face à l’effondrement du vivant ? La poésie trouve-t-elle là sa limite, ou bien au contraire un excitant, l’occasion de se révolutionner ? Comment votre poésie prend-elle en charge cette crise ?

D’un côté, il me semble évident que publier à quelques centaines d’exemplaires une plaquette illisible (ou presque) pour tout le monde (ou presque), ne doit en aucune manière être considéré comme un acte politique. La poésie n’est pas « proprement politique » et même en tant que discours, le poème oppose sa sauvagerie à la condition pragmatique minimale de la politique (le dialogue, qui présuppose qu’on parle une langue commune dans laquelle des solutions se peuvent trouver aux quiproquos). L’indéconstructible du poème est aussi un intranchable, alors que la loi de la politique est : il faut trancher. Le poème est peut-être même la chose la plus éloignée d’une praxis politique (qui nécessite la mobilisation, la coordination et l’accord d’un grand nombre d’individus). Creusant son chemin de solitude, ne répandant que l’incompréhension et la perplexité, le poème laisse au contraire hélas facilement brûler les forêts et s’acidifier les mers. Il ne fait même pas son tri sélectif.

La sauvagerie du poème signe donc son appartenance à un autre ordre que celui du discours, et sa relation aux écosystèmes saccagés est avant tout d’homologie : le poème est sauvage, comme un animal. Rétif au discours, indomptable. Le rapport du poème à l’écologie ne concerne d’abord pas son dire, mais son être. Or (c’est déjà quelque chose) on peut dire que si n’existaient, plutôt que les milliards de déclinaisons du zoon logikon, que des renards, des grenouilles et des poèmes, le problème écologique serait résolu : la politique n’est pas en cela la solution à la crise écologique mais (avec son usage du discours, sa manière de trancher, son goût des masses) fait plutôt partie du problème.

Une fois cela dit, peut-on imaginer mobiliser cet étrange animal, le poème, dans la lutte écologiste ? Que peut faire un poème pour la planète ? (Mais que peut faire un renard ? Que peut faire une grenouille ?) C’est ce que j’essaie de saisir dans le long entretien avec Jean-Claude Pinson que l’on trouve dans les Idées arrachées : tout se passe comme si vous étiez en train de défiler lors d’une marche pour le climat, et que vous croisiez un pur-sang (le poème) au bord du chemin. Ne pouvez-vous embringuer cet animal véloce dans votre propre lutte, qui est aussi une lutte pour sa survie à lui ? Comment l’animal étrange qu’est le poème pourrait-il être mobilisé dans la résistance écologique ?  Un précédent essai, Agir non agir (José Corti, 2020), essayait de donner les conditions pour lesquelles un tel engagement (qui n’est donc pas un engagement du « dire » du poème, mais de son « être », on l’aura compris) peut avoir lieu. J’y proposais 7 dimensions du poème résistant : sauvage, total, tendu, intéressant, pensant, collectif et rituel. Je ne vais pas détailler ici chacune de ces dimensions (que je reprends d’ailleurs dans l’entretien avec Jean-Claude Pinson), mais s’il fallait résumer en une phrase, je dirais : ce que le poème peut faire pour l’écologie, c’est d’abord terroriser la manière rationaliste (comptable, technicienne) que nous avons de voir le monde, et qui est à l’origine de l’exploitation des espèces, des sols ou des mers. Faire de nous, de nouveau, des animaux farouches, qui pensent collectivement, par images et par association, de nouvelles manières de vivre et de vivre ensemble. Bref, des sauvages.

Pour finir, on peut remarquer que les penseurs ont du mal à investiguer et caractériser la création contemporaine. Elle est souvent mal connue ou caricaturée : plutôt que de nous laisser penser par l’expérience de formes inédites, nous cédons à la déploration (en rapportant tout à un passé mythique ou à une vérité de l’art). Votre recueil, au contraire, contribue à cartographier ce qui émerge. Tout comme votre activité éditoriale et votre revue Catastrophes. Quel est l’état de la création littéraire contemporaine en France, selon vous ? Vous semble-t-elle inventer de nouvelles formes d’expérimentation intéressantes (pour reprendre votre expression) ? Discernez-vous des courants, des innovations formelles, des voix inédites ?

La création est collective : de la même manière qu’on n’invente pas tout seul un jeu de langage, ce n’est jamais untel ou unetelle qui crée une nouvelle manière de faire poème, un nouvel -isme. En revanche, ce sont bien les œuvres singulières (plus ou moins embarquées dans tel ou tel collectif, plus ou moins en marge) qui sont intéressantes. Et même : tel ou tel livre, tel ou tel poème est intéressant. Le surréalisme, par exemple, a inventé une nouvelle grammaire du poème, mais cela ne signifie pas que tous les poèmes surréalistes sont intéressants, ni même que le poète le plus intéressant des années 20 était Breton.

Les parties les plus intéressantes ne se jouent pas nécessairement entre les membres du comité officiel déterminant les règles du jeu.

Les œuvres les plus intéressantes sont souvent les plus singulières, donc situées à une distance raisonnable des expérimentations collectives innovantes dont elles se nourrissent aussi pourtant et qui peuvent leur fournir des éléments de grammaire. Il est courant de dire que lors des cinquante dernières années, le champ poétique était structuré autour de l’affrontement entre les lyriques et les expérimentaux (ou formalistes) et sans doute reste-t-il des séquelles, dans le paysage contemporains, de ces affrontements destructeurs. Mais les chants d’Hölderlin au mirador (2003) d’Ivar Ch’Vavar explorent toutes les potentialités d’une forme expérimentale dans un registre intensément élégiaque, jusqu’à faire du poème un instrument puissant pour penser sa propre vie : voilà un livre intéressant !

Il y a donc deux questions bien différentes : quels collectifs fabriquent de nouvelles manières de faire poème, aujourd’hui ? Par ailleurs quelles œuvres singulières, et même quels livres, quels poèmes, me semblent ou m’ont récemment semblé particulièrement intéressants ?

Les jeux de langage naissent sans doute d’abord par hybridation plutôt que génération spontanée. Hybridation culturelle. Dans le champ contemporain français, l’influence de plusieurs générations de poésie américaine est palpable, de l’« objectivisme » (surtout celui de Reznikoff et son usage de l’archive, dans une poésie « documentaire ») à la poésie « minoritaire » (qui fait du texte le lieu de combat où se fabriquent, se revendiquent ou se renforcent des identités oppressées). Hybridation médiale : un front de recherches est engagé du côté des formats numériques, de l’instapoésie aux vidéo-poèmes ; un autre du côté des performances sonores et visuelles, qui d’ailleurs elles aussi dépendent d’une technologie en constante évolution. Hybridation générique : non seulement la poésie se mêle au roman, non seulement le roman se mêle de poésie, mais un pan de la création réfléchit (en théorie et en pratique) à la traduction comme forme de création poétique (et réciproquement).

S’il s’agit dans ces hybridations (il y en aurait sans doute d’autres) de créer de nouveaux jeux de langage ou de nouvelles grammaires du poème, chacune aura sa propre manière de faire jouer la valeur et de définir en quoi consiste l’intérêt d’un poème. Mais j’aime d’abord, on l’aura compris, les œuvres qui se situent entre les grandes innovations, dans une clairière peu usitée où elles vivent d’une singularité peu aisément réductible à tel ou tel grand geste. Pour les seuls livres parus entre mars 2022 et mars 2023, j’ai par exemple trouvé du tout premier intérêt Tout est normal de Guillaume Condello, Shifumi de Laurent Albarracin ou Ana-Viola d’Eugénie Favre (je pourrais en citer d’autres, et chacun dira les siens, cela me semble déjà une quantité extravagante de bons livres pour une seule année, mais après tout la poésie française vit peut-être un âge d’or !). Pour descendre encore en singularité, je dirais que bien souvent, l’intéressant ne se joue même pas tant à l’échelle d’un livre qu’à celle d’un poème, par exemple ce « Milieu » de Camille Ruiz, paru dans la revue Catastrophes. J’en aime le thème lafontainien (du chien domestique face au chien sauvage), les contrastes (horizontal / vertical), la bizarre rime inopinée « ondulent / modulent », et les images puissantes, venant compliquer une voix qui parvient pourtant à conserver sa clarté :

            milieu

près de la friche où je le fais courir
je me demande ce que pense mon chien
quand les chiens sauvages l’interpellent
et qu’il essaye de cacher
son corps horizontal
derrière la verticalité du mien.

est-ce la peur ?

peut-être qu’il ressent juste
qu’il est mon chien.
la honte du règne animal.

au même endroit les guêpes modulent
tout l’espace qu’elles rencontrent.
des planètes creuses et fragiles ondulent
sur les branches minces des arbres.
l’ombre de mon chien contre mon ombre
nous façonne. je suis pour lui
créature, dispositif, main qui promène,
nourrit, punit, caresse. par défaut
son milieu, niche de paumes et d’ongles.

Pierre Vinclair, Idées arrachées. Essais et entretiens, éditions Lurlure, janvier 2023, 472 p., 26 €