Actualités (NON EXHAUSTIF)

« Un message politique sous la forme d’un essai romancé » sur « Entre deux mondes » de Gilles Cosson

Gilles Cosson, Entre deux mondes

C’est un roman d’époque où un grand journaliste, époux de journaliste, fait le bilan de sa vie plus ou moins ratée à l’occasion d’un accident de voiture. Il a bien réussi dans sa carrière, assez bien dans son couple, y a ajouté une maîtresse peu exigeante, mais il a eu deux enfants. Et c’est là le drame de l’époque : la transmission.

Sa femme Fanny et lui n’ont pas voulu d’enfant tout de suite pour privilégier leurs carrières. Ils ont eu Flore sur le tard sans avoir vraiment le temps de s’en occuper. Sa maîtresse Frédérique a voulu un enfant de lui en toute indépendance et elle a eu Martin, voulant le garder pour elle sans qu’il le reconnaisse, et il ne s’en est jamais senti le père. Évidemment, l’hypocrisie de l’égoïsme a fait qu’ils ont tu chacun aux enfants leur position. Mais vient l’adolescence… Période critique, où l’on se cherche, veut savoir d’où l’on vient et qui vous a fait, se révolte contre ce qui est. Évidemment, les parents de part et d’autre sont en-dessous de tout, murés dans leur égoïsme hédoniste issu de la « grande » libération de 68 où rien ne comptait plus que le moi je personnellement.

C’est donc le drame. Sans le savoir, les ados tombent amoureux l’un de l’autre, le 16 ans avec la 14 ans, Martin avec Flore. Car évidemment les deux parents ont tenu à ce qu’ils se connaissent, parlent de leurs trucs d’ados entre eux. Ils ont l’intention de « leur dire », mais ce n’est jamais le bon moment, ils tardent, ils laissent faire, ils sont englués dans le faux-semblant. Absolus comme le sont souvent les ados, Martin ne va pas l’accepter. Le père aura donc tout perdu : sa femme qui le quitte, sa fille qui lui en veut, sa maîtresse qui ne veut plus le voir, et le seul fils qu’il n’a pas su aimer.

Cette histoire de famille, un peu caricaturale, sert à illustrer un propos politique : rien ne va plus, la morale se perd, la religion ne soude plus la société. En bref, c’est la décadence de l’Occident sans Dieu et de l’individualiste hédoniste. Au fond, Poutine a raison, à cet Occident immoral et « pédophile » il leur faudrait une bonne guerre, et lui la leur sert toute cuite via l’Ukraine. L’auteur en appelle à un sursaut autoritaire, il rêve de la reprise en main de la France par un descendant de l’empereur, faute de Bourbons en état, une « reconquête » (le mot est cité nommément). Un propos à la Zemmour sur l’identité française contre la dilution dans l’immigration incontrôlée et l’islam conquérant qui grignote un poids politique croissant en profitant des faiblesses niaises des chrétiens qui adorent tendre l’autre joue.

Son Reverchov est un politicien plus sexy que Zemmour, plus rationnel et moins guignol, une sorte de libéral botté plus que confit en pétainisme xénophobe, mais le message est clair. Le roman est entrelardé de chapitres glosant sur la politique intérieure, la faiblesse des présidents « après le troisième successeur de De Gaulle », sur la géopolitique avec l’emprise des GAFAM (dont l’auteur oublie le M) et les manigances du KGB/FSB (dont l’auteur inverse les lettres en SFB). Il cite Lévi-Strauss (qu’il écrit Lévy…) et le Tibet (qu’il écrit Thibet, à la façon XIXe siècle). Il marche vers la Sainte-Baume mais n’est guère attiré par le christianisme, sinon par son empreinte culturelle historique. Où veut-il donc en venir ?

Le problème des romans moralisateurs est qu’ils sont non seulement contingents et passent rapidement avec les années, mais que la psychologie des personnages est réduite à la caricature afin de prouver une thèse. Son journaliste éditorialiste à la Philippe Tesson ne pense guère par lui-même, sans cesse à aller interroger l’un ou l’autre pour savoir ce qu’il doit croire ; sa musicienne jalouse de son indépendance n’est pas assez maternelle pour se désirer en mère célibataire. Si Flore est assez réaliste en 14 ans rebelle, elle parle cependant avec des termes de Normale Sup plus que du collège ; quant à Martin, en quête de père, il n’a pas su trouver un modèle masculin comme le font tous les garçons élevés par une mère seule. Afin de filer la métaphore poutinienne, son milieu artiste aurait pu lui faire rencontrer un Mentor qui l’aurait pris sous son aile, non sans quelque désir « pédophile » pour forcer le trait. Cela aurait souligné le propos moraliste.

L’auteur, Polytechnique, docteur ès Science économique, Master MIT, passé dans l’industrie puis au directoire de la banque Paribas, a été un fan des voyages sportifs à vocation spirituelle dans le Hoggar, en Laponie, autour de l’Annapurna, au Tibet central, dans le Pamir russe, le Zanskar, la Patagonie, le Yukon et l’Alaska, l’Islande… Il a suivi le Mouvement Européen avec Jean-François Poncet, Jean-Louis Bourlanges, Anne-Marie Idrac et Pierre Moscovici. Il a écrit dans Valeurs actuelles, le Figaro, le Nouvel économiste, et parlé à Radio Notre-Dame. Il semble chercher encore sa voie, une voie pour la France, et livre son message politique sous la forme d’un essai romancé. il a eu trois enfants que l’on espère épanouis et autonomes malgré le monde qu’il a bien contribué à créer en ses 86 ans d’existence.

Gilles Cosson, Entre deux mondes, 2023, Les éditions de Paris Max Chaleil, 123 pages, €15,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Entretien de Pierre Ménat sur « l’Union européenne et la guerre » pour Kernews

Pierre Ménat : « Les pays qui n’appliquent pas les sanctions contre la Russie ne contreviennent absolument pas aux lois internationales. »

Pierre Ménat a été conseiller du président Jacques Chirac, ambassadeur de France en Roumanie, en Pologne, en Tunisie et aux Pays-Bas, ainsi que directeur Europe au ministère des Affaires étrangères.

« L’Union européenne et la guerre » de Pierre Ménat est publié chez L’Harmattan.

Kernews : Votre analyse sur le rôle de la France face à la Russie n’est ni celle d’un pacifiste, ni celle d’un belliqueux. Elle s’inscrit dans la lignée des positions de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin…

Pierre Ménat : Je suis un Européen convaincu, mais il est vrai que dans cette guerre l’Europe est face à son antithèse, puisqu’elle a été créée pour maintenir la paix, or maintenant elle est confrontée à la guerre sur son continent. La plupart des pays de l’Union européenne sont membres de l’OTAN et cela pose un problème, puisque c’est une organisation qui dépend très étroitement des États-Unis. L’Union européenne doit affirmer ses valeurs, mais elle doit aussi affirmer son attachement à la paix. Dans cette guerre, il y a un agresseur, la Russie, c’est indéniable. Mais, à terme, l’Union européenne devra établir des relations avec la Russie.

Ne faut-il pas se méfier des mots ? Certes, la Russie a agressé l’Ukraine en 2022, de la même manière que l’Irak a agressé le Koweït en 1991. Or, chaque fois que l’on remonte le temps, on s’aperçoit qu’il y a des explications et que les agressions ne sont jamais perpétrées sans raison…

Vous avez raison, il faut toujours analyser les origines. Les opérations armées de 2022 ont été engagées par la Russie qui a violé le droit international – je remonte à l’origine du problème – lorsque le gouvernement ukrainien de 2014 a fait le choix de se dissocier de la Russie. Cela a posé le problème de l’annexion de la Crimée, qui était un acte contraire au droit international, puis la question du Donbass, avec une guerre qui a commencé aussi en 2014, en raison de cette lutte entre les russophones et le gouvernement ukrainien. Cette guerre est effectivement à l’origine du problème.

Vous évoquez le droit international, mais en 2003, malgré l’opposition du Conseil de sécurité, les États-Unis ont agressé l’Irak…

Vous avez tout à fait raison, c’est un fait. En 1991, il y a eu une résolution du Conseil de sécurité, mais en 2003 c’était totalement différent. D’ailleurs, c’est un argument qui est utilisé par Poutine. C’est de bonne guerre… Il y a aussi le cas du Kosovo. Les Occidentaux sont souvent intervenus sur des théâtres d’opérations sans l’approbation du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais on ne peut pas faire valoir les turpitudes des autres pour justifier sa propre turpitude. Effectivement, cela affaiblit la position de certains et cela renforce la position de la France, du moins dans l’affaire de l’Irak de 2003, grâce à la position du président Chirac qui a réprouvé l’action des États-Unis en Irak. 

Vous abordez aussi la question des sanctions. On observe qu’elles sont toujours inefficaces : on l’avait vu en Irak et cela se vérifie maintenant vis-à-vis de la Russie…

Il y a une différence majeure, car les sanctions contre l’Irak étaient décidées par le Conseil de sécurité de l’ONU. Elles ont été contournées, mais elles étaient obligatoires. La différence, cette fois-ci, c’est que nous avons des sanctions qui ont été adoptées par seulement 34 pays, certes des pays importants, mais ces sanctions ne sont pas obligatoires. Donc, vous avez raison, la Russie arrive à s’en sortir. La Russie est quand même affectée par certaines de ces sanctions. On constate que la récession n’est que de 2,3 % en 2022, ce qui est beaucoup moins que ce qui avait été prévu et, en 2023, la Russie connaîtra une croissance positive. C’est le FMI qui dit cela. La Russie a trouvé des débouchés pour ses hydrocarbures auprès de la Chine et de l’Inde. Donc, il est vrai que les sanctions n’ont qu’un effet limité.

La sémantique n’est jamais neutre : n’y-a-t-il pas une forme de mépris occidental lorsque l’on dit que les sanctions sont décrétées par des pays importants, en considérant ainsi comme accessoires notamment le Brésil, le monde arabe, l’Afrique, l’Inde ou la Chine…

Les pays qui appliquent les sanctions contre la Russie représentent à peu près un milliard d’habitants, alors que la planète vient de dépasser les huit milliards d’habitants. Donc, vous avez raison, l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, la Chine et l’Inde n’appliquent pas les sanctions. Maintenant, si vous prenez le critère du produit intérieur brut, les pays qui appliquent les sanctions représentent une proportion très importante de l’économie mondiale. Mais, le point majeur, c’est que ces sanctions n’ont pas été décidées par le Conseil de sécurité : donc, la Russie est libre de s’approvisionner auprès de ceux qui veulent l’approvisionner. D’ailleurs, les pays qui n’appliquent pas les sanctions contre la Russie ne contreviennent absolument pas aux lois internationales, puisqu’ils ont le droit de le faire. La Chine est la deuxième puissance économique du monde. Donc, les Occidentaux vont avoir un problème s’ils veulent continuer de rester entre eux, il ne leur sera plus possible de décider de telles mesures universelles.

N’est-il pas trop tard pour penser à l’Europe, puisque les pays sont surendettés, avec une population qui n’a plus vraiment envie de travailler ?

La souveraineté européenne a-t-elle un sens ? La souveraineté européenne peut-elle exister ? Cela dépend des domaines. Dans le domaine de la concurrence et du marché intérieur, c’est-à-dire le cœur de métier de l’Union européenne, cela a du sens, puisque nous avons un marché unique de 500 millions d’habitants. Dans ce domaine, l’Union européenne conserve tout son sens, comme pour la monnaie. Le quoiqu’il en coûte a quand même été financé par la Banque centrale européenne…

L’État vient maintenant récupérer l’argent…

Oui, mais on n’aurait pas pu passer ce cap sans la BCE. La croissance a été assez forte, il ne faut pas oublier tout cela. Tout cela n’aurait pas été possible sans la monnaie unique. Après, sur la question des migrations, il faut faire un effort. Nous avons des règles avec Schengen et, à partir du moment où vous avez un espace de circulation, il vaut mieux le contrôler avec des règles communes en matière d’asile et d’immigration. Sur les affaires étrangères, effectivement, nous devons progresser. La France est un membre permanent du Conseil de sécurité, avec une défense autonome, mais nous ne pouvons pas consentir à tous les efforts budgétaires nécessaires pour avoir une suffisance. Donc, nous n’avons pas le choix : soit nous dépendons de l’OTAN, donc des États-Unis, comme c’est le cas aujourd’hui, soit nous arrivons à construire une identité européenne.

Les États-Unis sont nos alliés historiques depuis leur création, mais vous concevez une relation équilibrée, alors que dans la mentalité américaine, le raisonnement n’est pas le même : si vous n’êtes pas avec nous à 100 %, c’est que vous êtes contre nous… Comment évoluer face à cela ?

Les États-Unis demeurent la première puissance mondiale. Ils dominent sur le plan économique et militaire, la Russie est très loin derrière. Sur le plan juridique, ils peuvent imposer aux autres des lois extraterritoriales. Ils imposent des contraintes aux entreprises qui utilisent le dollar. Ils ont les GAFAM et une influence culturelle majeure. Le point de vue des États-Unis, effectivement, c’est que nous devons les suivre à 100 %, sinon nous n’avons plus d’avenir. Nous ne pouvons pas accepter cela pour une raison très simple : tout simplement parce que nous n’avons pas les mêmes intérêts stratégiques et économiques. Ils ont adopté un programme massif de soutien aux entreprises américaines de plusieurs centaines de milliards. On doit pouvoir faire cela au niveau européen et nous devons nous affranchir de cette idée selon laquelle il faut toujours respecter la concurrence, tout simplement parce que les Américains ne la respectent pas. Sur le plan stratégique, ils sont maintenant tournés vers l’Asie. Leur premier sujet, c’est la Chine, alors que nous avons nos propres intérêts. Nous sommes déformés par cette situation de guerre, puisque les États-Unis fournissent la plus grosse aide à l’Ukraine. Cela doit nous conduire à considérer que l’Union européenne doit aussi avoir sa propre voix.

Vous souhaitez qu’une réaction s’engage sur nos futures relations avec la Russie, qu’elle soit dirigée ou non par Vladimir Poutine. Comment retrouver une situation apaisée, alors que l’on est encore au stade de l’interdiction des artistes ou des sportifs russes ? 

Je suis totalement opposé à ce type de mesures, comme les sanctions sportives ou culturelles, cela n’apporte rien. En plus, cela contribue à souder davantage les Russes autour de leur président. On peut discuter des sanctions économiques, elles se conçoivent, mais pas les interdictions de visas ou les sanctions sportives. Il est évident que l’avenir des relations entre l’Union européenne et la Russie dépendra de l’issue de la guerre d’Ukraine. Nous devons contribuer à la fin de ce conflit, ce n’est pas facile, mais l’Europe peut jouer un rôle…

N’est-ce pas la Chine, la Turquie ou Israël qui peuvent jouer un rôle dans ce domaine ?

La Chine certainement, la Turquie peut-être, Israël je ne sais pas. Le jour où il y aura des discussions de paix, car toute guerre finit par se terminer, il y aura un groupe de pays qui contribuera aux négociations, il y aura forcément la Chine et les États-Unis, et il est souhaitable qu’il y ait l’Union européenne, puisque nous sommes un partenaire économique de la Russie. Il faudra bien définir de nouvelles relations avec la Russie, puisqu’elles étaient déjà au plus bas avant la guerre. Donc, nous devons travailler sur plusieurs directions. Ne soyons pas naïfs, il faut s’arranger pour ne pas être dépendants des États-Unis et de la Russie. Donc, nous devons diversifier nos approvisionnements et nous devons aussi œuvrer avec les voisins de la Russie. Pour la Russie elle-même, ce ne sera pas facile, mais nous n’avons pas le choix. Il faudra rebâtir des relations et aussi une architecture européenne de sécurité. La Russie n’avait pas totalement tort de dire que cette architecture européenne de sécurité était fragile. Après l’effondrement du Mur de Berlin, nous n’avons pas suffisamment réfléchi à cette architecture européenne de sécurité. L’OTAN s’est élargie sans limites, il faudra démontrer que ce n’est pas incompatible avec la sécurité de la Russie.

La France n’a rien fait lorsqu’elle était un acteur majeur du groupe de Minsk sur les Balkans, ce qui fait que le conflit a été résolu militairement l’année dernière… La France peut-elle encore être crédible pour figurer dans un nouveau groupe ? 

Il ne faut pas sous-estimer la France. Nous avons un rôle reconnu à l’ONU mais, dans la résolution de ce conflit, la France ne pourra pas y arriver seule puisque l’Union européenne a adopté un certain nombre de mesures. Comme vous le disiez justement, il y a des divergences au sein de l’Union européenne, avec des pays comme la Pologne, et aussi les Pays Baltes qui sont très méfiants à l’égard de la Russie, on les comprend. Nous avons raté une occasion avec la Yougoslavie, car l’Union européenne n’a pas su régler ce problème. Aujourd’hui, avec l’Ukraine, nous retrouvons ce travers. Il n’est jamais trop tard, car je pense que l’Union européenne a un rôle à jouer dans le monde, notamment parce que c’est une zone de prospérité, mais aussi parce que nous avons une certaine exemplarité en matière écologique. Il y a également un rayonnement intellectuel et civilisationnel que nous devons retrouver. Pour cela, nous devons retrouver une autre voie et c’est pour cela que je propose une union politique et de sécurité comme l’avait suggéré le général de Gaulle avec le plan Fouchet.

Oui, mais c’était un échec…

 Effectivement, parce que nos partenaires exigeaient que cette union soit ralliée à l’OTAN. C’était déjà le débat en 1961. Le problème est le même aujourd’hui, mais dans un monde complètement différent. Dans les années 60, il y avait deux blocs qui s’affrontaient. Aujourd’hui, il y a la Chine et l’Inde, mais aussi l’Europe qui doit exister. C’est une question vitale. Sinon, nos civilisations seront affaiblies.

Entretien de l’écrivain Bernard Méaulle autour de Lanza del Vasto et de son roman « un si brûlant secret »

Bernard Méaulle : « La liberté d’être et d’aimer est un évangile destiné à montrer que la femme est aussi un homme »

Est-il possible d’écrire et de publier aujourd’hui, un roman qui se veut une ode au plaisir sensuel, une ode au plaisir de la liberté, à travers le personnage d’une femme libre, et qui ose ? C’est du moins le pari de Bernard Méaulle, ancien patron de presse, qui sort ces jours-ci son deuxième roman, Un si brûlant secret (La route de la soie, 2023). Il raconte l’histoire ébouriffante d’une croqueuse d’hommes qui marchande avec le ciel. Son parcours mystico-érotique, brisant les codes et tabous de la bien-pensance de notre époque, vaporise à haute dose un parfum de féminin qui met à terre les vapeurs toxiques du néoféminisme. Rencontre… 

Marc Alpozzo : Cher Bernard Méaulle, c’est avec un très grand plaisir que j’ai lu votre second roman, qui parait ces jours-ci, Un si brûlant secret (La route de la soie, 2023). Vous placez en exergue de votre récit, qu’il est en hommage au célèbre philosophe et poète italien, mais aussi sculpteur et musicien Lanza del Vasto (1901-1981). C’est très intéressant, car cet aristocrate transalpin fut aussi, mais surtout un disciple chrétien de Gandhi (il raconte d’ailleurs son voyage pour rencontrer le maître dans Le pèlerinage aux sources (1943), un livre absolument lumineux) qui l’appela Shantidas, c’est-à-dire Serviteur-de-paix. Pourquoi une telle entrée en matière pour un roman sur l’amour ?

Bernard Méaulle : J’ai lu Le Pèlerinage aux Sources quand j’avais 18 ans. J’avais un peu oublié ce livre. Et puis, il y a quelques années, quand une prise de conscience des problèmes de la planète s’est faite jour – en même temps qu’une augmentation de la violence s’est manifestée dans nos sociétés – je me suis souvenu de Lanza del Vasto. Son livre est revenu me parler. Il met l’essentiel en lumière. Philosophe, visionnaire, maître de sagesse, adepte de la non-violence et écologiste avant l’heure. Comme son modèle Gandhi, del Vasto éclaire notre réflexion sur le monde. Il est tombé dans l’oubli. J’ai choisi de coudre ce fil rouge dans mon roman pour tenter de réhabiliter ce prophète et lui dire merci. Son influence a été importante sur un grand nombre de ses contemporains, dont certains très célèbres (Camus, Brassens, Cocteau, l’abbé Pierre etc…), au milieu du XXème siècle. Mon souhait serait que le XX1ème siècle s’inspire de ses pensées pour chercher à construire un monde meilleur.

M. A. : L’amour dans toute vos pages, est totalement incandescent. C’est l’histoire d’une fillette espagnole, Maria, qui va connaître l’amour avec de nombreux hommes et une vie exceptionnelle. C’est donc l’histoire d’une grande amoureuse, qui semble être à contre-courant avec l’idéologie de notre époque, puisqu’elle aime profondément les hommes, et parfois des hommes qui lui font du mal. Elle va connaître l’argent et sa force corruptrice, grâce à son premier mari, puis elle va se convertir, parlant régulièrement à Dieu. L’amour d’une femme fatale, d’une beauté incontrôlable, la foi, la conversation intime avec le Divin. Vous semblez en rupture totale avec le nihilisme agressif de ce nouveau siècle égaré, n’est-ce pas ?

B. M. : La vie de mon héroïne chante l’amour de la vie. Dans son enfance, elle a été violentée dans le cadre de sa vie familiale. Sa force de caractère est une armure. Elle aurait pu être détruite. Mais son courage, comme celui de beaucoup de femmes, la conduit à choisir au lieu de subir.  Trop de petites filles, plus qu’on ne le croit, ont subi des violences sexuelles. L’éducation parentale et scolaire doit informer et mettre en garde contre ces comportements destructeurs et inadmissibles.

M. A. : Vous racontez donc le parcours d’une croqueuse d’hommes, ce qui n’est pas si flatteur pour une femme. On a toujours préféré les don Juan malgré le mal qu’ils ont fait, aux grandes amoureuses. Pourtant il y en a eu, et vous les réhabilitez dans votre roman grâce à votre personnage principal, Maria, qui se rebaptisera France, en hommage à son pays d’accueil, qu’elle considère comme le pays de la liberté. Votre roman raconte son itinéraire érotico-mystique, en mêlant les flashbacks, afin de montrer que toute sa vie est finalement dévolue à se venger d’une enfance misérable. Aussi, grâce à son mari américain, elle découvre Lanza del Vasto, qui va l’accompagner tout au long de sa vie. En vous lisant, on a l’impression que ce personnage en réalité, ne recherche qu’une seule chose : la sagesse, à travers le sens de l’existence, que Lanza del Vasto recherchera lui dans un pays de misère. C’est donc un peu l’itinéraire de l’amour que vous racontez, l’amour pour les hommes, l’amour pour l’existence, l’amour pour le divin, n’est-ce pas ?

B. M. : Ce livre est aussi une aventure qui propose une grande évasion ! Il parle des rencontres qui sont des billets de loterie. Il y a des îles au trésor (pas toujours hélas ! ) dans les rencontres. Elles changent la vie. Elles plantent des graines qui vont germer ou mourir. Pendant toute notre existence, elles jouent sur notre évolution, sur nos cerveaux. Elles introduisent des acquis qui sédimentent dans nos consciences et participent petit à petit à faire ce que nous sommes. Dire que France-Maria, le personnage principal du livre, est une femme fantasmée serait réducteur. Son credo, la liberté d’être et d’aimer, est un évangile destiné à montrer que la femme est aussi un homme. L’injustice est de considérer le don Juan comme un demi-dieu et une femme qui aime les hommes comme une nymphomane. Oui, la sagesse est une source d’équilibre. Et la religion de l’amour, de l’être aimé ou des autres, et en tout cas, le respect et la bienveillance, sont des qualités supérieures à beaucoup d’autres, notamment à la religion de l’argent qui domine et abîme tant les rapports humains…

M. A. : Votre héroïne est d’emblée une philosophe elle-même, au sens étymologique du terme, une amoureuse de la sagesse. Est-ce que vous cherchez à nous montrer que le sens de l’existence c’est de trouver en soi l’amour de la sagesse et la sagesse de l’amour, à travers l’érotisme, ce divin messager entre les dieux et les hommes, et la spiritualité, ce qui ferait de vous le romancier le plus anticonformiste dans ce conformisme moral moderne, qui désire monter les femmes contre les hommes, et couper les humains de Dieu. Ce si brûlant secret, est-ce le secret de l’amour ou de l’existence que l’on peut trouver dans la foi et en Dieu ?

B. M. : La sexualité et la spiritualité sont deux faces antagonistes et complémentaires de la silhouette humaine. Corps-Esprit : un attelage difficile à conduire sur la route d’une existence longue. Sans le sacré, il n’y a pas de sens. Le sacré est partout, à condition d’ouvrir les yeux : un sourire, les fleurs, les nuages, la musique, l’art, la littérature. Un tableau de Matisse est une bénédiction pour l’âme. La beauté sous toutes ses formes est un médicament avec lequel on se soigne quand on sait la regarder. Mon héroïne parle avec Dieu. C’est une méthode pour élever ses pensées vers les mystères qui nous dépassent. Le secret de l’épanouissement de la condition humaine est bien de rechercher dans des fusions corporelles et spirituelles (même dans un simple bavardage avec sa boulangère !) un partage, voire une communion. Seuls, nous somme amputés. L’autre n’est pas l’enfer comme le dit la phrase célèbre, mais un purgatoire dans lequel il faut essayer de trouver des coins de paradis. La sagesse est une terre cultivable. Elle n’est pas le brûlant secret décrit dans mon livre mais elle réchauffe le cœur et dispense ses rayons de soleil pour ceux qui la pratiquent ou la rencontrent. Au Soudan, les Noubas de Kau dont je parle dans un chapitre ont démontré une philosophie de vie qui puise dans une sagesse simple et profonde. Alors, Dieu ? L’évangile est le meilleur programme politique qui, appliqué, même sans savoir si Dieu existe, changerait la vie sur terre. Les principes de vie proposés par Lanza del Vasto définissent des chemins pour un monde plus humain. En attendant d’avoir la preuve de l’existence de Dieu, force est de constater que la création du bipède intelligent est l’œuvre du sexe. La rencontre de deux sexes fabrique un homme ou une femme. Comme le dit mon héroïne dans ce roman : « La vie : si facile à créer, si difficile à vivre et… à quitter ». Nous sommes le fruit d’une rencontre, celle d’un mâle et d’une femelle. Cette rencontre nous propulse dans une expérience incroyable – la vie – dans laquelle nous sommes condamnés in vivo à un apprentissage permanent. En ce sens, ce roman est original car il met en scène un mariage d’eau et de feu, le sexe et la spiritualité. Chercher à faire dire des choses profondes par une femme apparemment légère est un exercice d’équilibriste, peut-être casse-gueule, mais qui fut pour moi très excitant intellectuellement.  Mon éditrice a été happée par ce roman qui sort des sentiers battus : elle a aimé ce récit qui, selon ses propres mots, « renverse la table ». Elle m’a dit oui immédiatement après avoir lu le livre.

M. A. : Dans une précédente vie, vous avez été un grand patron de presse régionale en Normandie. C’est seulement en 2019, que vous publiez votre premier roman, Les Îles du désir (Jean Picollec, 2019). Pourquoi avoir écrit si tardivement ? Est-ce que vous attendiez sagement la retraite pour vous mettre à l’écriture, ou est-ce que vous avez senti cette vocation arriver progressivement, et que vous avez choisi à un moment où vous étiez plus libre, de vous lancer ?

B. M. : Quand j’avais 15 ans, un de mes rêves qui ne m’a jamais quitté était d’écrire un roman. Mes études et ma vie professionnelle très prenante pendant laquelle j’ai consacré beaucoup de temps à écrire dans des journaux ne m’ont pas permis de le faire. À la retraite, je me suis lancé. Et voilà une heureuse surprise : mon second roman a été sélectionné pour être soumis à un jury littéraire. J’ai en tête le scénario d’un troisième livre. Ce sera un roman policier.

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Entretien avec Romain Kroës sur l’inflation, ou l’enflure économiste dans Entreprendre (auteur de « Surchauffe »)

De quoi l’inflation est-elle le nom ?

Entretien avec Romain Kroës.

De quoi l’inflation est-elle le nom ? C’est que Romain Kroës se donne pour but de nous expliquer dans un livre passionnant, Surchauffe, l’inflation ou l’enflure économiste, chez Libre & Solidaire, 2023. Je l’ai rencontré pour en savoir plus.

Marc Alpozzo : Vous êtes un ancien pilote de ligne, spécialiste des systèmes « intelligents » en automatisation, parallèlement intéressé par l’économie. Vous avez d’ailleurs publié en 2021 Malades de la dette (Libre & Solidaire). Vous publiez aujourd’hui, chez le même éditeur, Surchauffe, l’inflation ou l’enflure économiste. La surchauffe écrivez-vous, c’est « un terme financier qui désigne les périodes de grande tension sur les marchés, consécutives à la pleine utilisation des capacités productives ». Le résultat sera la hausse du coût de la vie, en d’autres termes, l’inflation. Comment expliquez-vous plus concrètement l’inflation aujourd’hui ?

Romain Kroës : En premier lieu, le mot « inflation » véhicule le présupposé selon lequel la hausse générale des prix serait la conséquence d’un gonflement de la masse monétaire en circulation. Selon l’économiste socialiste Thorstein Veblen, il aurait été inspiré, au début du siècle dernier, par l’invention de la chambre à air de Dunlop. D’où la hausse des taux d’intérêt, afin de réprimer la demande de crédits pour dégonfler la masse monétaire ou freiner son gonflement. Ce remède, qu’on a souvent assimilé à la saignée et au clystère des médecins de Molière, est universellement préconisé parce que la discipline économicienne n’a toujours pas dépassé le théorème empiriste de David Hume qui attribue la hausse des prix à un excès de demande par rapport à l’offre sur les marchés.

Des fluctuations instantanées de l’offre et de la demande sont effectivement observables dans les criées et les bourses de commerce, mais elles ne sont que la modulation oscillatoire d’une tendance lourde qui renvoie à l’exploitation des ressources naturelles. C’est à ce niveau que la demande excède l’offre, de deux manières. La première est la croissance démographique, la seconde la course managériale aux gains de productivité. Dans les deux cas, le rythme de nos consommations excède celui de la régénération des ressources. C’est évident pour celles qui ne sont pas renouvelables, mais c’est également vrai de celles qui se régénèrent selon des cycles naturels sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir : l’air, l’eau, la terre, la mer et leurs provendes. Dégageant du gaz carbonique à un rythme qui excède celui de son absorption par la nature, nous provoquons « l’effet de serre » qui participe du réchauffement climatique. L’exploitation agricole et industrielle de l’eau, au-delà du rythme de son cycle naturel, épuise les nappes phréatiques. Les pollutions industrielles appauvrissent les cours d’eau, la surpêche menace la manne aquatique. La fertilisation artificielle des sols use l’épaisseur de l’humus.

Par le passé, ce déficit écologique était compensé par l’expansion planétaire de l’accès aux ressources. Cet exutoire est devenu évanescent. Tout excès du rythme de nos consommations se traduit aujourd’hui par un appauvrissement du potentiel des ressources renouvelables. Lorsque cet excès est dû à la croissance démographique, il peut être absorbé par l’appauvrissement d’au moins une partie de la population. Mais relevant de la course managériale aux gains de productivité, il n’a pas d’autre solution que l’appauvrissement du capital naturel qui constitue désormais l’unique source de la « croissance ». Or, l’appauvrissement du potentiel rallonge la période de sa reconstitution. Ce qui en vertu de la loi d’adaptation des flux se traduit par une chute de la productivité moyenne. Le chapitre 3 de mon livre Surchauffe en fait la démonstration et en apporte la preuve à l’échelle mondiale. Et c’est cette déproductivité moyenne qui constitue la cause structurelle de « l’inflation », par simple répercussion des coûts de production sur les produits finals.

Les économistes qui croient à la hausse des prix par l’inflation monétaire assimilent toute émission monétaire additionnelle à de la fausse monnaie. Ainsi ont-ils accusé le Quantitative easing d’avoir inondé la planète de dollars et d’euros, supposés responsables de l’inflation mondiale. Ils n’ont pas vu que ces émissions venaient au secours des banques menacées par des créances douteuses, et qu’elles revenaient en un clic à la Fed et à la BCE, pourvoyeurs des crédits en dernier ressort. Mais à la décharge des économistes mainstream, il faut reconnaître qu’il existe bien une quasi fausse monnaie émise directement sur les marchés sans passer par la mobilisation du travail : les balance dollars de la dette états-unienne. Encore n’exerce-t-elle aucune influence directe sur les prix. La production de fausse monnaie sur les marchés certes accroît artificiellement la demande relativement à l’offre, mais sa première conséquence est la diminution des stocks. La renouvellement des stocks s’en trouve accéléré, et cette accélération se répercute sur l’exploitation des ressources de base. La hausse des prix qui en résulte s’installe progressivement, au fur et à mesure du renouvellement des stocks. Dans ce cas également, par conséquent, « l’inflation » appert du fait de la tension sur les ressources naturelles, qui accroît les coûts de production répercutés sur les produits finals.

M. A. : Nous allons vers une automatisation du travail de plus en plus importante. C’est du moins l’ambition de demain, remplacer l’homme au maximum par la machine et les I.A. (Intelligence Artificielle). Au chapitre 2 de votre livre, vous semblez sceptique cependant, affirmant que « la machine ne remplace pas le travail humain ». Pourquoi ? Est-ce un projet si utopique que cela ?

R. K. : Nous voilà en effet confrontés à une utopie née au XVIIIe siècle avec le « règne des automates », exacerbée au XIXe par la Révolution industrielle et l’effroi ressenti devant la perspective de voir les machines prendre le pouvoir sur nous, puis devenue paroxysmique avec la prétendue « Intelligence artificielle ». Nous aurons beaucoup de mal à nous en libérer et, si nous y parvenons, elle aura quand-même fait beaucoup de dégâts. À commencer non par « la fin du travail », mais par son dépérissement qui peut signifier la fin de tout progrès.

Quand on se contente d’observer localement la captation par la machine d’un poste de travail, on ne voit pas qu’au même moment se créent ailleurs, quelque part sur la chaîne des transformations, d’autres postes de travail. C’est de cette myopie empiriste, que son nées les élucubrations universitaires sur « la fin du travail » dans les années 1980-1990. En réalité, la technologie déplace le travail, mais ne le remplace pas. Dans mon ouvrage, je donne l’exemple des compagnies aériennes croyant avoir tiré un bénéfice du remplacement de l’officier mécanicien navigant par le logiciel que leur proposaient les avionneurs, et qui se plaignent aujourd’hui du prix des appareils et de la maintenance du logiciel. Il y a tout simplement eu transfert de « valeur ajoutée », c’est-à-dire de travail, des exploitants vers les constructeurs.

En outre, ce déplacement a entraîné quelques conséquences tragiques, comme la chute du Rio-Paris d’Air France dans l’Atlantique en juin 2009, parce que le logiciel remplaçant l’officier mécanicien, confronté à une panne non prévue, n’a pas été capable d’informer à temps les pilotes sur son origine. Et l’on touche là à l’insurmontable limite et au véritable caractère de l’utopie en question.

L’IA est incapable d’affronter une information qui n’est pas déjà répertoriée dans sa base de données. Seul le cerveau humain dispose de cette faculté. À cette occasion, il peut, il est vrai, se tromper. Mais pas toujours. Quant à la machine, qui ne connaît pas l’erreur, elle rend son tablier. Ici se révèle le virus philosophique qui sous-tend l’utopie et, plus généralement, la mouvance intellectuelle dite « cognitiviste ». Il s’agit de la plus primitive des activités intellectuelles : l’exercice divinatoire. Les partisans d’une IA sans limites croient vraiment qu’en enrichissant sans cesse leurs bases de données ils vont épuiser le futur. Cela peut fonctionner pour les machines à laver, mais dans un domaine complexe la mémorisation du vécu n’a jamais de fin. Le logiciel qui remplace l’officier mécanicien doit être constamment mis à jour, certes en fonction de la prospective des bureaux d’étude, mais surtout à partir des occurrences imprévues finalement rencontrées. Et ce, avec un inévitable retard sur l’évènement. Le futur est inépuisable, et les auteurs de logiciels, comme les architectes des bases de données, ne seront jamais des devins.

À cette dérive philosophique, s’ajoute également une perversion encore moins sympathique : certains cognitivistes rêvent tout haut de créer, grâce à l’IA, un androïde doué de superpouvoirs et immortel. Une nouvelle version du culte du surhomme, qui ne dit rien de bon. Le fantasme de toute-puissance, auquel la civilisation doit constamment faire face, est en chemin de la subvertir.

Tout cela étant dit, beaucoup de réalisations de l’IA sont utiles comme, par exemple, son apprentissage « profond » de la gestion des différents réseaux. Mais appeler ces outils « intelligence », c’est croire qu’ils peuvent remplacer le cerveau humain, avec pour conséquence la panne de l’innovation que l’on observe depuis une trentaine d’années dans les domaines sociaux et économiques les plus sensibles. La raison en est fort simple : le progrès technique dépend du retour d’expérience, et seul le cerveau humain est capable d’affronter l’imprévu. L’IA ne remplacera jamais cette faculté. Elle est simplement le développement d’un ensemble d’outils que dans les années 1980 on appelait plus modestement « systèmes experts ». Revenons-y, s’il vous plait.

M. A. : Vous accusez la surchauffe d’être d’abord conjoncturelle, due aux conflits géopolitiques, puis structurelles, due à l’appauvrissement du potentielle des ressources et au réchauffement climatique. Quelle serait alors selon vous la stratégie managériale à échelle mondiale pour sortir de cet étau ?

R. K. : La stratégie managériale ne dispose de pouvoirs que dans la dimension structurelle de la surchauffe. Et ce, pour la simple raison qu’elle en est précisément la cause principale. J’ai précédemment mentionné deux facteurs de surchauffe : la croissance démographique et la course aux gains de productivité. La première échappe au management, mais la seconde constitue le vecteur résultant de tous ses leviers de commandes. La stratégie qui s’impose consiste donc tout simplement à en finir avec la course aux gains de productivité. Puisque le potentiel des ressources accessibles est désormais fini, la préservation de la part qui en est renouvelable exige une croissance nulle, associée à une productivité en harmonie avec les cycles naturels (ce qui suppose une croissance démographique également nulle).

Il faut donc en finir avec la course universelle à la productivité. Mais pour ce faire, nous devons surmonter deux obstacles majeurs : l’actuel modèle financier et l’Économie politique. Je mets une majuscule à cette dernière, pour en faire le nom propre d’une discipline déconnectée du réel. La minuscule la banalise, en laissant entendre qu’il existerait vraiment une économie politique. Or, il existe des politiques économiques, mais il n’existe pas d’économie politique. Cette appellation est un héritage des économistes classiques qui considéraient les ressources naturelles comme gratuites et illimitées. Ils circonscrirent alors leur étude aux relations et échanges au sein de la polis. Il y a à peine plus de vingt ans, ce postulat figurait encore en préambule des manuels à l’usage des étudiants. Il n’est plus explicitement formulé, mais demeure implicitement la base axiomatique de l’Économie politique centrée sur « le marché ». Or, c’est cette discipline hors-sol qui justifie et préconise, d’une part, la « lutte contre l’inflation » par la répression de la demande de crédit, et, d’autre part, la croyance en une croissance et une productivité illimitées.

Le second obstacle est le modèle financier, en ce qu’il impose la course concurrentielle au gain de productivité. Précédemment, j’ai mentionné la chute moyenne des performances à l’échelle mondiale, démontrée et prouvée statistiquement au chapitre 3. C’est cette circonstance qui impose un accès concurrentiel au gain de productivité. De part et d’autre d’une moyenne déclinante, il ne peut en effet en être autrement. Les entreprises qui y réussissent le font au détriment de celles que désavantagent leur taille et leur position dans la chaîne des transformations. Or, la durée de la période de réalisation du chiffre d’affaires, par quoi se mesure la productivité, est confrontée à l’agenda des échéances. Les entreprises qui se trouvent du mauvais côté de la moyenne risquent ainsi le surendettement ou la faillite, simplement parce que leur situation dans la chaîne est défavorable, aussi utiles voire indispensables que soient leurs productions. Mais ce n’est pas tout.

Le modèle financier offre un crédit à l’investissement qui est assorti d’un paiement d’intérêts. Or, l’investissement revient à l’identique en face des produits proposés à la vente. Cela signifie que les intérêts sont pris sur le principal de l’endettement initial. Si le taux de croissance est inférieur au taux d’intérêt, la monnaie globalement disponible ne couvre pas le principal de la dette générale. Le désendettement devient alors lui aussi concurrentiel. D’où la course à la croissance et à la productivité, sous l’empire de l’agenda des échéances.

L’aiguillon de cette nécessité est bien entendu volontairement ignoré, on peut même dire refoulé, car nous ne sommes pas enclins à admettre facilement notre dépendance aux contingences. On connaît l’adage : si nous ne contrôlons pas l’événement, feignons d’en être les instigateurs. Alors le supplice est magnifié. L’entreprise devient un navire dont le capitaine fixe l’horizon, flanqué d’un équipage à toute épreuve, rien moins chargé que d’une mission. S’il la réussit, c’est qu’il est du côté de « l’excellence ». Dans le cas contraire, c’est un « canard boiteux », le paresseux et mauvais gestionnaire que Cicéron vouait à la déchéance. En fait, le législateur le lave de tout opprobre, admettant ainsi implicitement le caractère normal des faillites non frauduleuses. Normal, parce que la « réussite » est concurrentielle, d’une concurrence inégalitaire.

Productivité et désendettement concurrentiels se trouvent également à l’origine de la « lutte des classes », disons plus simplement des conflits entre employeurs et employés. Une productivité déclinante signifie en effet un surcoût en travail. Mais le management, qui croit toujours à la productivité croissante, traduit ce phénomène comme un problème de prix du travail, et n’a d’ailleurs pas d’autre choix que de tenter d’y puiser, soit par contention des salaires, soit par réduction des effectifs à production inchangée. D’où le conflit entre le patronat et le monde syndical. Mettons de côté les entreprises du CAC 40, gouvernées par des mercenaires de talent dénués de scrupules, surpayés parce qu’adulés des actionnaires pour le profit desquels ils travaillent exclusivement. Le premier employeur, c’est l’ensemble de leurs sous-traitants et des autres PME et TPME. L’univers de cet ensemble est celui des mouches enfermées dans un bocal. Ôtez le couvercle, et il n’y a plus de conflits. Le couvercle, en l’occurrence, c’est le modèle financier.

Il repose sur la conviction que l’épargne se trouve à l’origine de l’investissement, autre héritage de l’empirisme humien. En réalité, c’est l’investissement qui permet l’épargne, ainsi que Keynes l’a démontré dans les années trente, tout simplement parce que l’épargne vient des rémunérations du capital et du travail, et que les rémunérations dépendent, directement ou indirectement, de l’investissement.

Le postulat de base du modèle financier débouche sur un paradoxe particulièrement éclairant qui a récemment défrayé la chronique jusqu’au sein de l’Assemblée nationale. Les contempteurs du « capitalisme » font valoir, d’une part, l’explosion des dividendes et, d’autre part, la stagnation de l’investissement. Ils en tirent la conclusion semble-t-il évidente, que les capitalistes sont des égoïstes qui refusent d’investir leurs profits. Leurs adversaires font valoir, à juste titre, qu’au contraire on observe l’investissement des dividendes sur les marchés financiers. Les deux constatations sont vraies. Il y a bien à la fois investissement de dividendes et stagnation de l’investissement.

Le paradoxe est une facétie du réel qui nous aide à dépasser les croyances. En l’occurrence, la première conclusion qui s’impose est que l’épargne tirée des rémunérations ne peut pas accroître globalement l’investissement. Et pourtant, elle s’investit. C’est qu’il y a deux catégories d’investissement : le nouveau, additionnel, et celui qui fut introduit additionnellement et continue de tourner, aux fins de continuité des productions. Ainsi l’épargne dispose-t-elle du seul pouvoir de réorienter l’investissement sur le cours de sa rotation, mais en aucun cas de l’augmenter. Pour accroître l’investissement, il faut une émission additionnelle de monnaie, de nos jours issue de la banque centrale. Les banques commerciales dépositaires des rémunérations peuvent multiplier les crédits, mais en séquence, pas simultanément. Quand un euro rentre à la banque, en apurement d’un crédit, il est immédiatement disponible pour un autre crédit. C’est-à-dire que le réseau bancaire gère le flux monétaire, mais que seule la banque centrale en alimente le stock. Cela conduit à considérer comme désormais parasitaire la rémunération du capital financier, mais exonère ses bénéficiaires du soupçon de pingrerie. Ils ne peuvent pas accroître l’investissement, parce que c’est techniquement impossible, sauf à s’endetter auprès du système bancaire.

M. A. : Vous dénoncez également dans votre livre la croyance en une productivité illimitée qui est une sorte de conséquence du fantasme de toute-puissance de l’Homme sur la nature, mais aussi sur ses congénères, puisque l’homme exploite l’homme pour augmenter ses profits. C’est d’ailleurs un des mirages des I.A. et du transfert d’une utopie aboutissant à un échec, selon vous, qui se matérialisera néanmoins à terme, par la robotisation des gens.

R. K. : Le remplacement du travail humain par les machines est globalement une utopie que dément la réalité d’un recours croissant à la main-d’œuvre à l’échelle mondiale. À cette échelle, le taux de chômage ne présente aucune tendance significative, oscillant bon an mal an entre 4 et 6%. Oui, l’utopie se heurte au démenti du réel. Alors, comme on ne peut pas globalement remplacer l’humain par des robots, on le robotise. Quand on ne peut pas implanter un algorithme dans un cerveau électronique en remplacement d’un humain, on l’impose aux yeux ou aux oreilles de l’humain sous la forme des « procédures » ou « protocoles ». C’est le résultat d’un véritable fanatisme de la part du management cognitiviste.

Dans le chapitre 2, je relate l’expérience exemplaire, à cet égard, d’un équipage d’Air France ayant eu à gérer une fuite de carburant non-maîtrisable, de nuit, au-dessus de l’Afrique, le 31 décembre 2020. Les pilotes avaient à leur disposition une procédure supposée couvrir cette occurrence. Mais le commandant de bord l’a interrompue à l’item qui imposait la coupure d’un réacteur alors qu’il n’y avait pas de risque d’incendie. L’équipage a mené à bien sa mission, qui s’est terminée sans encombre à l’aéroport de N’Djamena après de multiples violations de la procédure prescrite. Or, l’autorité aéronautique a vertement critiqué l’équipage pour n’avoir pas respecté une procédure qui prétendait dicter à l’avance le travail des pilotes en toutes circonstances, alors que le succès de la mission avait reposé sur sa transgression. Cette entrée en lice d’une administration publique en défense du primat de la procédure prescrite est particulièrement inquiétante, car c’est le signe que l’idéologie sous-jacente est devenue religion officielle.

De tels conflits sont appelés à se multiplier, dans tous les domaines où l’initiative des travailleurs est menacée. En 2020, lors d’un débat parlementaire, le chef de la majorité a prétendu qu’on aurait bientôt moins besoin de conseillers juridiques, grâce aux algorithmes. La médecine générale elle-même est menacée d’extinction par le développement algorithmique du diagnostic. On ne soignera plus les malades mais des maladies, et à la condition qu’elles soient répertoriées dans les bases de données.

L’hubris cognitiviste ne s’explique ni par le profit, ni par des conflits d’intérêts. C’est l’effet de la volonté de puissance nietzschéenne, que Freud nomme pour sa part fantasme de toute-puissance. La civilisation lui impose un filtre dès l’enfance, mais le filtre peut être défectueux ; ou bien certains individus le franchissent mal ou passent plus ou moins à côté. C’est notamment le cas des fanatiques d’une IA sans limites, qui parce qu’ils détestent leur impuissance croient la surmonter en endossant la tunique de Prométhée.

M. A. : Votre livre propose de sortir de la crise actuelle, en préconisant le renoncement à la toute-puissance, à la concurrence, et par la libération du travail. En quoi cela consiste exactement ? Ne pensez-vous pas que ce programme soit un brin utopique ?

R. K. : Le renoncement à la toute-puissance constitue le principe de base de la civilisation. C’est donc le moins, faute duquel l’humanité n’a aucun avenir. Quant à la concurrence, je ne nie pas qu’elle soit bénéfique si elle se cantonne à l’aspect qualitatif des produits économiques et sociaux, ainsi qu’aux activités sportives. Ce qui me paraît pervers et délétère, c’est la concurrence par les prix, qui résulte des contraintes du modèle financier. C’est en outre l’individualisme concurrentiel, qui s’affranchit de la nature et est en chemin de détruire les équilibres familiaux, sociaux et géopolitiques, sous l’imperium de la bannière arc-en-ciel et du nihilisme déconstructiviste. Au déficit écologique, s’ajoute ainsi un déficit culturel aussi dangereux, pour l’avenir de l’humanité, que le réchauffement climatique. Alors, est-il utopique de faire face à la régression économique et culturelle ?

Puisque la course concurrentielle au gain de productivité appauvrit le capital naturel, il faut de toute urgence l’interrompre. Puisque la ponction des intérêts impose un désendettement concurrentiel, il faut lui substituer un crédit payé d’un prix définitif à la livraison, comme n’importe quel autre service. Puisque la croissance est faite d’emprunts au capital naturel qui ne sont jamais restitués, il faut en finir avec elle. Puisque l’individualisme concurrentiel aggrave les inégalités et détruit le tissu social, il faut lui substituer la coopération et la solidarité. Puisque la ploutocratie s’est substituée à la « démocratie représentative », il faut disperser les empires financiers. Puisque la concurrence est devenue la motivation principale des formations politiques, il faut en finir avec le « régime des partis » ainsi que l’avait compris Charles de Gaulle ; mais en remplaçant l’élection du parlement par le tirage au sort. Puisqu’en raison de l’échec du remplacement de l’humain par la machine le management se venge en robotisant les individus, il faut imposer par la loi l’obligation de respecter l’autonomie et l’initiative des travailleurs. Le travail est une partie essentielle de l’existence. Il participe du développement de la personne. On n’a plus le droit d’en faire une torture, bien que telle soit l’étymologie de ce mot. Si ce « programme » est reçu comme étant « un brin utopique », la régression est inéluctable.

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Pierre Ménat sur LCI le 8/03/23 chez Bénédicte Le Châtelier

Gilles Cosson « Entre deux mondes » dans Wukali : « la rencontre individuelle autour de la résilience, celle de l’homme meurtri et celle de la société qui va trouver la solution pour surmonter ses problèmes »

Entre deux mondes de Gilles Cosson, attention à l’équilibre

Un journaliste politique, le meilleur dans sa profession, écouté, voire consulté par les hommes politiques, respecté par tous pour sa droiture, son honnêteté, sa vision de la société. Mais qui est-il vraiment ? Car c’est aussi un solitaire qui se ressource régulièrement dans de grandes randonnées à pied, le plus souvent seul, à la recherche de lui-même et de spiritualité. Il est marié avec la rédactrice en chef d’un grand magazine féminin et tout va bien dans son couple.

Mais un jour, il rencontre Frédérique, une talentueuse violoniste soliste, d’une grande beauté et d’une totale indépendance. Ils tombent amoureux et se met en place alors une liaison épisodique au rythme des voyages de la jeune femme. Mais nait de leur union, un garçon qui s’avère très vite être un excellent pianiste. De son union légitime nait aussi une fille. En grandissant, le jeune homme se montre attiré par toutes les théories d’extrême-gauche, essentiellement trotskistes, alors que la jeune fille penche vers le sociétal et la lutte écologiste. Elle est très douée indéniablement puisqu’à 14 ans c’est en lisant Paul Ricoeur que sa culture politique se forge !

En quelque sorte, une situation classique de l’homme à deux foyers, deux ménages. Mais Frédérique est assez intransigeante, elle ne veut pas que son fils connaisse son père, aussi le héros n’a que le statut d’un des amis de la violoniste. Mais on finit par dire aux deux enfants qu’ils ne sont pas si uniques qu’ils ne le croyaient ce qui va entraîner un drame irréparable. La narrateur va frôler la mort, mais, grâce à son meilleur ami, il arrivera à faire preuve de résilience.

Parmi les personnages secondaires se trouve  le jeune Reverchov, rejeton de Russes blancs aux idées plutôt originales puisqu’il milite pour la restauration de l’empire (de l’empire pas de la royauté). Bien que sceptique, le narrateur l’aide à se faire élire député en Corse, et lui donne une couverture médiatique non négligeable. Et c’est là que le lecteur peut être quelque peu « dérangé » par les idées de Reverchov. En fait un anti-islamique plus que primaire qui ne connaît strictement rien à la culture musulmane si ce ne sont les lieux communs ne portant que sur la minuscule minorité wahhabite, assez proche des thèses des suprématistes, etc, en résumé un Zémour bonapartiste.

Ces idées ne sont-elles pas celles du narrateur, voire de l’auteur ? Il faut dire que l’auteur insiste, revient souvent sur le danger de l’Islam et le narrateur a cette phrase qui ne veut rien dire : « Raverchov fait un bon constat mais apporte de mauvaises solutions ». C’est dire qu’il est d’accord avec des faits, indéniables, mais sortis de leur contexte, pas mis en perspective et ne faisant l’objet d’aucune analyse intégrant la complexité des situations. Un vrai grand éditorialiste de presse écrite, à mon avis, éviterait ce genre d’attitude qui est devenu en revanche, la norme dans les « blogs » des réseaux sociaux ou dans les médias « politiques » qui ne cherchent pas à faire réfléchir les citoyens mais à les embrigader derrière leurs théories. Même s’il se dit en désaccord avec la solution (le rétablissement de l’empire) il n’aide pas moins le jeune homme dans sa carrière politique.

Un autre personnage interpelle aussi, un vieux sénateur de Dordogne, très Troisième république, plutôt très sympathique. Ainsi rencontre-t-il, par l’intermédiaire du narrateur, Raverchov pour mieux essayer de le comprendre. Soit, et c’est tout à fait normal. Mais à la fin, il commence à penser aux moyens de le récupérer, de le polir pour qu’il soit plus « présentable ». Je me trompe peut-être, mais je vois là, comment dire, une critique de la politique parlementaire dans laquelle les anciens pour garder leurs prébendes vont tout faire pour « récupérer » les jeunes et profiter de leur renom. Et eux, pour continuer, seront obligés de se modérer. La politique est donc une machine à broyer les idées et le parlementarisme ne fonctionne que comme ça.

Tout cela, bien sûr, n’est pas clairement dit, mais vu la structure de ce roman, je trouve (mais je peux me tromper), que c’est sa trame, enfin l’une des deux trames. Et si je vais encore plus loin, les deux trames peuvent se rejoindre : la rencontre individuelle autour de la résilience, celle de l’homme meurtri et celle de la société qui va trouver la solution pour surmonter ses problèmes souvent fantasmés et revenir à une sorte d’âge d’or encore plus fantasmé. Aux lecteurs de se faire une idée.

Entre deux mondes
Gilles Cosson
Les éditions de Paris. 14€

Illustration de l’entête. Photo Frickr

« la rencontre individuelle autour de la résilience » sur « Entre deux mondes » de Gilles Cosson

Entre deux mondes de Gilles Cosson, attention à l’équilibre

Un journaliste politique, le meilleur dans sa profession, écouté, voire consulté par les hommes politiques, respecté par tous pour sa droiture, son honnêteté, sa vision de la société. Mais qui est-il vraiment ? Car c’est aussi un solitaire qui se ressource régulièrement dans de grandes randonnées à pied, le plus souvent seul, à la recherche de lui-même et de spiritualité. Il est marié avec la rédactrice en chef d’un grand magazine féminin et tout va bien dans son couple.

Mais un jour, il rencontre Frédérique, une talentueuse violoniste soliste, d’une grande beauté et d’une totale indépendance. Ils tombent amoureux et se met en place alors une liaison épisodique au rythme des voyages de la jeune femme. Mais nait de leur union, un garçon qui s’avère très vite être un excellent pianiste. De son union légitime nait aussi une fille. En grandissant, le jeune homme se montre attiré par toutes les théories d’extrême-gauche, essentiellement trotskistes, alors que la jeune fille penche vers le sociétal et la lutte écologiste. Elle est très douée indéniablement puisqu’à 14 ans c’est en lisant Paul Ricoeur que sa culture politique se forge !

En quelque sorte, une situation classique de l’homme à deux foyers, deux ménages. Mais Frédérique est assez intransigeante, elle ne veut pas que son fils connaisse son père, aussi le héros n’a que le statut d’un des amis de la violoniste. Mais on finit par dire aux deux enfants qu’ils ne sont pas si uniques qu’ils ne le croyaient ce qui va entraîner un drame irréparable. La narrateur va frôler la mort, mais, grâce à son meilleur ami, il arrivera à faire preuve de résilience.

Parmi les personnages secondaires se trouve  le jeune Reverchov, rejeton de Russes blancs aux idées plutôt originales puisqu’il milite pour la restauration de l’empire (de l’empire pas de la royauté). Bien que sceptique, le narrateur l’aide à se faire élire député en Corse, et lui donne une couverture médiatique non négligeable. Et c’est là que le lecteur peut être quelque peu « dérangé » par les idées de Reverchov. En fait un anti-islamique plus que primaire qui ne connaît strictement rien à la culture musulmane si ce ne sont les lieux communs ne portant que sur la minuscule minorité wahhabite, assez proche des thèses des suprématistes, etc, en résumé un Zémour bonapartiste.

Ces idées ne sont-elles pas celles du narrateur, voire de l’auteur ? Il faut dire que l’auteur insiste, revient souvent sur le danger de l’Islam et le narrateur a cette phrase qui ne veut rien dire : « Raverchov fait un bon constat mais apporte de mauvaises solutions ». C’est dire qu’il est d’accord avec des faits, indéniables, mais sortis de leur contexte, pas mis en perspective et ne faisant l’objet d’aucune analyse intégrant la complexité des situations. Un vrai grand éditorialiste de presse écrite, à mon avis, éviterait ce genre d’attitude qui est devenu en revanche, la norme dans les « blogs » des réseaux sociaux ou dans les médias « politiques » qui ne cherchent pas à faire réfléchir les citoyens mais à les embrigader derrière leurs théories. Même s’il se dit en désaccord avec la solution (le rétablissement de l’empire) il n’aide pas moins le jeune homme dans sa carrière politique.

Un autre personnage interpelle aussi, un vieux sénateur de Dordogne, très Troisième république, plutôt très sympathique. Ainsi rencontre-t-il, par l’intermédiaire du narrateur, Raverchov pour mieux essayer de le comprendre. Soit, et c’est tout à fait normal. Mais à la fin, il commence à penser aux moyens de le récupérer, de le polir pour qu’il soit plus « présentable ». Je me trompe peut-être, mais je vois là, comment dire, une critique de la politique parlementaire dans laquelle les anciens pour garder leurs prébendes vont tout faire pour « récupérer » les jeunes et profiter de leur renom. Et eux, pour continuer, seront obligés de se modérer. La politique est donc une machine à broyer les idées et le parlementarisme ne fonctionne que comme ça.

Tout cela, bien sûr, n’est pas clairement dit, mais vu la structure de ce roman, je trouve (mais je peux me tromper), que c’est sa trame, enfin l’une des deux trames. Et si je vais encore plus loin, les deux trames peuvent se rejoindre : la rencontre individuelle autour de la résilience, celle de l’homme meurtri et celle de la société qui va trouver la solution pour surmonter ses problèmes souvent fantasmés et revenir à une sorte d’âge d’or encore plus fantasmé. Aux lecteurs de se faire une idée.

Entre deux mondes
Gilles Cosson
Les éditions de Paris. 14€

Illustration de l’entête. Photo Frickr