Actualités (NON EXHAUSTIF)

Entretien de l’écrivain Bernard Méaulle autour de Lanza del Vasto et de son roman « un si brûlant secret »

Bernard Méaulle : « La liberté d’être et d’aimer est un évangile destiné à montrer que la femme est aussi un homme »

Est-il possible d’écrire et de publier aujourd’hui, un roman qui se veut une ode au plaisir sensuel, une ode au plaisir de la liberté, à travers le personnage d’une femme libre, et qui ose ? C’est du moins le pari de Bernard Méaulle, ancien patron de presse, qui sort ces jours-ci son deuxième roman, Un si brûlant secret (La route de la soie, 2023). Il raconte l’histoire ébouriffante d’une croqueuse d’hommes qui marchande avec le ciel. Son parcours mystico-érotique, brisant les codes et tabous de la bien-pensance de notre époque, vaporise à haute dose un parfum de féminin qui met à terre les vapeurs toxiques du néoféminisme. Rencontre… 

Marc Alpozzo : Cher Bernard Méaulle, c’est avec un très grand plaisir que j’ai lu votre second roman, qui parait ces jours-ci, Un si brûlant secret (La route de la soie, 2023). Vous placez en exergue de votre récit, qu’il est en hommage au célèbre philosophe et poète italien, mais aussi sculpteur et musicien Lanza del Vasto (1901-1981). C’est très intéressant, car cet aristocrate transalpin fut aussi, mais surtout un disciple chrétien de Gandhi (il raconte d’ailleurs son voyage pour rencontrer le maître dans Le pèlerinage aux sources (1943), un livre absolument lumineux) qui l’appela Shantidas, c’est-à-dire Serviteur-de-paix. Pourquoi une telle entrée en matière pour un roman sur l’amour ?

Bernard Méaulle : J’ai lu Le Pèlerinage aux Sources quand j’avais 18 ans. J’avais un peu oublié ce livre. Et puis, il y a quelques années, quand une prise de conscience des problèmes de la planète s’est faite jour – en même temps qu’une augmentation de la violence s’est manifestée dans nos sociétés – je me suis souvenu de Lanza del Vasto. Son livre est revenu me parler. Il met l’essentiel en lumière. Philosophe, visionnaire, maître de sagesse, adepte de la non-violence et écologiste avant l’heure. Comme son modèle Gandhi, del Vasto éclaire notre réflexion sur le monde. Il est tombé dans l’oubli. J’ai choisi de coudre ce fil rouge dans mon roman pour tenter de réhabiliter ce prophète et lui dire merci. Son influence a été importante sur un grand nombre de ses contemporains, dont certains très célèbres (Camus, Brassens, Cocteau, l’abbé Pierre etc…), au milieu du XXème siècle. Mon souhait serait que le XX1ème siècle s’inspire de ses pensées pour chercher à construire un monde meilleur.

M. A. : L’amour dans toute vos pages, est totalement incandescent. C’est l’histoire d’une fillette espagnole, Maria, qui va connaître l’amour avec de nombreux hommes et une vie exceptionnelle. C’est donc l’histoire d’une grande amoureuse, qui semble être à contre-courant avec l’idéologie de notre époque, puisqu’elle aime profondément les hommes, et parfois des hommes qui lui font du mal. Elle va connaître l’argent et sa force corruptrice, grâce à son premier mari, puis elle va se convertir, parlant régulièrement à Dieu. L’amour d’une femme fatale, d’une beauté incontrôlable, la foi, la conversation intime avec le Divin. Vous semblez en rupture totale avec le nihilisme agressif de ce nouveau siècle égaré, n’est-ce pas ?

B. M. : La vie de mon héroïne chante l’amour de la vie. Dans son enfance, elle a été violentée dans le cadre de sa vie familiale. Sa force de caractère est une armure. Elle aurait pu être détruite. Mais son courage, comme celui de beaucoup de femmes, la conduit à choisir au lieu de subir.  Trop de petites filles, plus qu’on ne le croit, ont subi des violences sexuelles. L’éducation parentale et scolaire doit informer et mettre en garde contre ces comportements destructeurs et inadmissibles.

M. A. : Vous racontez donc le parcours d’une croqueuse d’hommes, ce qui n’est pas si flatteur pour une femme. On a toujours préféré les don Juan malgré le mal qu’ils ont fait, aux grandes amoureuses. Pourtant il y en a eu, et vous les réhabilitez dans votre roman grâce à votre personnage principal, Maria, qui se rebaptisera France, en hommage à son pays d’accueil, qu’elle considère comme le pays de la liberté. Votre roman raconte son itinéraire érotico-mystique, en mêlant les flashbacks, afin de montrer que toute sa vie est finalement dévolue à se venger d’une enfance misérable. Aussi, grâce à son mari américain, elle découvre Lanza del Vasto, qui va l’accompagner tout au long de sa vie. En vous lisant, on a l’impression que ce personnage en réalité, ne recherche qu’une seule chose : la sagesse, à travers le sens de l’existence, que Lanza del Vasto recherchera lui dans un pays de misère. C’est donc un peu l’itinéraire de l’amour que vous racontez, l’amour pour les hommes, l’amour pour l’existence, l’amour pour le divin, n’est-ce pas ?

B. M. : Ce livre est aussi une aventure qui propose une grande évasion ! Il parle des rencontres qui sont des billets de loterie. Il y a des îles au trésor (pas toujours hélas ! ) dans les rencontres. Elles changent la vie. Elles plantent des graines qui vont germer ou mourir. Pendant toute notre existence, elles jouent sur notre évolution, sur nos cerveaux. Elles introduisent des acquis qui sédimentent dans nos consciences et participent petit à petit à faire ce que nous sommes. Dire que France-Maria, le personnage principal du livre, est une femme fantasmée serait réducteur. Son credo, la liberté d’être et d’aimer, est un évangile destiné à montrer que la femme est aussi un homme. L’injustice est de considérer le don Juan comme un demi-dieu et une femme qui aime les hommes comme une nymphomane. Oui, la sagesse est une source d’équilibre. Et la religion de l’amour, de l’être aimé ou des autres, et en tout cas, le respect et la bienveillance, sont des qualités supérieures à beaucoup d’autres, notamment à la religion de l’argent qui domine et abîme tant les rapports humains…

M. A. : Votre héroïne est d’emblée une philosophe elle-même, au sens étymologique du terme, une amoureuse de la sagesse. Est-ce que vous cherchez à nous montrer que le sens de l’existence c’est de trouver en soi l’amour de la sagesse et la sagesse de l’amour, à travers l’érotisme, ce divin messager entre les dieux et les hommes, et la spiritualité, ce qui ferait de vous le romancier le plus anticonformiste dans ce conformisme moral moderne, qui désire monter les femmes contre les hommes, et couper les humains de Dieu. Ce si brûlant secret, est-ce le secret de l’amour ou de l’existence que l’on peut trouver dans la foi et en Dieu ?

B. M. : La sexualité et la spiritualité sont deux faces antagonistes et complémentaires de la silhouette humaine. Corps-Esprit : un attelage difficile à conduire sur la route d’une existence longue. Sans le sacré, il n’y a pas de sens. Le sacré est partout, à condition d’ouvrir les yeux : un sourire, les fleurs, les nuages, la musique, l’art, la littérature. Un tableau de Matisse est une bénédiction pour l’âme. La beauté sous toutes ses formes est un médicament avec lequel on se soigne quand on sait la regarder. Mon héroïne parle avec Dieu. C’est une méthode pour élever ses pensées vers les mystères qui nous dépassent. Le secret de l’épanouissement de la condition humaine est bien de rechercher dans des fusions corporelles et spirituelles (même dans un simple bavardage avec sa boulangère !) un partage, voire une communion. Seuls, nous somme amputés. L’autre n’est pas l’enfer comme le dit la phrase célèbre, mais un purgatoire dans lequel il faut essayer de trouver des coins de paradis. La sagesse est une terre cultivable. Elle n’est pas le brûlant secret décrit dans mon livre mais elle réchauffe le cœur et dispense ses rayons de soleil pour ceux qui la pratiquent ou la rencontrent. Au Soudan, les Noubas de Kau dont je parle dans un chapitre ont démontré une philosophie de vie qui puise dans une sagesse simple et profonde. Alors, Dieu ? L’évangile est le meilleur programme politique qui, appliqué, même sans savoir si Dieu existe, changerait la vie sur terre. Les principes de vie proposés par Lanza del Vasto définissent des chemins pour un monde plus humain. En attendant d’avoir la preuve de l’existence de Dieu, force est de constater que la création du bipède intelligent est l’œuvre du sexe. La rencontre de deux sexes fabrique un homme ou une femme. Comme le dit mon héroïne dans ce roman : « La vie : si facile à créer, si difficile à vivre et… à quitter ». Nous sommes le fruit d’une rencontre, celle d’un mâle et d’une femelle. Cette rencontre nous propulse dans une expérience incroyable – la vie – dans laquelle nous sommes condamnés in vivo à un apprentissage permanent. En ce sens, ce roman est original car il met en scène un mariage d’eau et de feu, le sexe et la spiritualité. Chercher à faire dire des choses profondes par une femme apparemment légère est un exercice d’équilibriste, peut-être casse-gueule, mais qui fut pour moi très excitant intellectuellement.  Mon éditrice a été happée par ce roman qui sort des sentiers battus : elle a aimé ce récit qui, selon ses propres mots, « renverse la table ». Elle m’a dit oui immédiatement après avoir lu le livre.

M. A. : Dans une précédente vie, vous avez été un grand patron de presse régionale en Normandie. C’est seulement en 2019, que vous publiez votre premier roman, Les Îles du désir (Jean Picollec, 2019). Pourquoi avoir écrit si tardivement ? Est-ce que vous attendiez sagement la retraite pour vous mettre à l’écriture, ou est-ce que vous avez senti cette vocation arriver progressivement, et que vous avez choisi à un moment où vous étiez plus libre, de vous lancer ?

B. M. : Quand j’avais 15 ans, un de mes rêves qui ne m’a jamais quitté était d’écrire un roman. Mes études et ma vie professionnelle très prenante pendant laquelle j’ai consacré beaucoup de temps à écrire dans des journaux ne m’ont pas permis de le faire. À la retraite, je me suis lancé. Et voilà une heureuse surprise : mon second roman a été sélectionné pour être soumis à un jury littéraire. J’ai en tête le scénario d’un troisième livre. Ce sera un roman policier.

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Entretien avec Romain Kroës sur l’inflation, ou l’enflure économiste dans Entreprendre (auteur de « Surchauffe »)

De quoi l’inflation est-elle le nom ?

Entretien avec Romain Kroës.

De quoi l’inflation est-elle le nom ? C’est que Romain Kroës se donne pour but de nous expliquer dans un livre passionnant, Surchauffe, l’inflation ou l’enflure économiste, chez Libre & Solidaire, 2023. Je l’ai rencontré pour en savoir plus.

Marc Alpozzo : Vous êtes un ancien pilote de ligne, spécialiste des systèmes « intelligents » en automatisation, parallèlement intéressé par l’économie. Vous avez d’ailleurs publié en 2021 Malades de la dette (Libre & Solidaire). Vous publiez aujourd’hui, chez le même éditeur, Surchauffe, l’inflation ou l’enflure économiste. La surchauffe écrivez-vous, c’est « un terme financier qui désigne les périodes de grande tension sur les marchés, consécutives à la pleine utilisation des capacités productives ». Le résultat sera la hausse du coût de la vie, en d’autres termes, l’inflation. Comment expliquez-vous plus concrètement l’inflation aujourd’hui ?

Romain Kroës : En premier lieu, le mot « inflation » véhicule le présupposé selon lequel la hausse générale des prix serait la conséquence d’un gonflement de la masse monétaire en circulation. Selon l’économiste socialiste Thorstein Veblen, il aurait été inspiré, au début du siècle dernier, par l’invention de la chambre à air de Dunlop. D’où la hausse des taux d’intérêt, afin de réprimer la demande de crédits pour dégonfler la masse monétaire ou freiner son gonflement. Ce remède, qu’on a souvent assimilé à la saignée et au clystère des médecins de Molière, est universellement préconisé parce que la discipline économicienne n’a toujours pas dépassé le théorème empiriste de David Hume qui attribue la hausse des prix à un excès de demande par rapport à l’offre sur les marchés.

Des fluctuations instantanées de l’offre et de la demande sont effectivement observables dans les criées et les bourses de commerce, mais elles ne sont que la modulation oscillatoire d’une tendance lourde qui renvoie à l’exploitation des ressources naturelles. C’est à ce niveau que la demande excède l’offre, de deux manières. La première est la croissance démographique, la seconde la course managériale aux gains de productivité. Dans les deux cas, le rythme de nos consommations excède celui de la régénération des ressources. C’est évident pour celles qui ne sont pas renouvelables, mais c’est également vrai de celles qui se régénèrent selon des cycles naturels sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir : l’air, l’eau, la terre, la mer et leurs provendes. Dégageant du gaz carbonique à un rythme qui excède celui de son absorption par la nature, nous provoquons « l’effet de serre » qui participe du réchauffement climatique. L’exploitation agricole et industrielle de l’eau, au-delà du rythme de son cycle naturel, épuise les nappes phréatiques. Les pollutions industrielles appauvrissent les cours d’eau, la surpêche menace la manne aquatique. La fertilisation artificielle des sols use l’épaisseur de l’humus.

Par le passé, ce déficit écologique était compensé par l’expansion planétaire de l’accès aux ressources. Cet exutoire est devenu évanescent. Tout excès du rythme de nos consommations se traduit aujourd’hui par un appauvrissement du potentiel des ressources renouvelables. Lorsque cet excès est dû à la croissance démographique, il peut être absorbé par l’appauvrissement d’au moins une partie de la population. Mais relevant de la course managériale aux gains de productivité, il n’a pas d’autre solution que l’appauvrissement du capital naturel qui constitue désormais l’unique source de la « croissance ». Or, l’appauvrissement du potentiel rallonge la période de sa reconstitution. Ce qui en vertu de la loi d’adaptation des flux se traduit par une chute de la productivité moyenne. Le chapitre 3 de mon livre Surchauffe en fait la démonstration et en apporte la preuve à l’échelle mondiale. Et c’est cette déproductivité moyenne qui constitue la cause structurelle de « l’inflation », par simple répercussion des coûts de production sur les produits finals.

Les économistes qui croient à la hausse des prix par l’inflation monétaire assimilent toute émission monétaire additionnelle à de la fausse monnaie. Ainsi ont-ils accusé le Quantitative easing d’avoir inondé la planète de dollars et d’euros, supposés responsables de l’inflation mondiale. Ils n’ont pas vu que ces émissions venaient au secours des banques menacées par des créances douteuses, et qu’elles revenaient en un clic à la Fed et à la BCE, pourvoyeurs des crédits en dernier ressort. Mais à la décharge des économistes mainstream, il faut reconnaître qu’il existe bien une quasi fausse monnaie émise directement sur les marchés sans passer par la mobilisation du travail : les balance dollars de la dette états-unienne. Encore n’exerce-t-elle aucune influence directe sur les prix. La production de fausse monnaie sur les marchés certes accroît artificiellement la demande relativement à l’offre, mais sa première conséquence est la diminution des stocks. La renouvellement des stocks s’en trouve accéléré, et cette accélération se répercute sur l’exploitation des ressources de base. La hausse des prix qui en résulte s’installe progressivement, au fur et à mesure du renouvellement des stocks. Dans ce cas également, par conséquent, « l’inflation » appert du fait de la tension sur les ressources naturelles, qui accroît les coûts de production répercutés sur les produits finals.

M. A. : Nous allons vers une automatisation du travail de plus en plus importante. C’est du moins l’ambition de demain, remplacer l’homme au maximum par la machine et les I.A. (Intelligence Artificielle). Au chapitre 2 de votre livre, vous semblez sceptique cependant, affirmant que « la machine ne remplace pas le travail humain ». Pourquoi ? Est-ce un projet si utopique que cela ?

R. K. : Nous voilà en effet confrontés à une utopie née au XVIIIe siècle avec le « règne des automates », exacerbée au XIXe par la Révolution industrielle et l’effroi ressenti devant la perspective de voir les machines prendre le pouvoir sur nous, puis devenue paroxysmique avec la prétendue « Intelligence artificielle ». Nous aurons beaucoup de mal à nous en libérer et, si nous y parvenons, elle aura quand-même fait beaucoup de dégâts. À commencer non par « la fin du travail », mais par son dépérissement qui peut signifier la fin de tout progrès.

Quand on se contente d’observer localement la captation par la machine d’un poste de travail, on ne voit pas qu’au même moment se créent ailleurs, quelque part sur la chaîne des transformations, d’autres postes de travail. C’est de cette myopie empiriste, que son nées les élucubrations universitaires sur « la fin du travail » dans les années 1980-1990. En réalité, la technologie déplace le travail, mais ne le remplace pas. Dans mon ouvrage, je donne l’exemple des compagnies aériennes croyant avoir tiré un bénéfice du remplacement de l’officier mécanicien navigant par le logiciel que leur proposaient les avionneurs, et qui se plaignent aujourd’hui du prix des appareils et de la maintenance du logiciel. Il y a tout simplement eu transfert de « valeur ajoutée », c’est-à-dire de travail, des exploitants vers les constructeurs.

En outre, ce déplacement a entraîné quelques conséquences tragiques, comme la chute du Rio-Paris d’Air France dans l’Atlantique en juin 2009, parce que le logiciel remplaçant l’officier mécanicien, confronté à une panne non prévue, n’a pas été capable d’informer à temps les pilotes sur son origine. Et l’on touche là à l’insurmontable limite et au véritable caractère de l’utopie en question.

L’IA est incapable d’affronter une information qui n’est pas déjà répertoriée dans sa base de données. Seul le cerveau humain dispose de cette faculté. À cette occasion, il peut, il est vrai, se tromper. Mais pas toujours. Quant à la machine, qui ne connaît pas l’erreur, elle rend son tablier. Ici se révèle le virus philosophique qui sous-tend l’utopie et, plus généralement, la mouvance intellectuelle dite « cognitiviste ». Il s’agit de la plus primitive des activités intellectuelles : l’exercice divinatoire. Les partisans d’une IA sans limites croient vraiment qu’en enrichissant sans cesse leurs bases de données ils vont épuiser le futur. Cela peut fonctionner pour les machines à laver, mais dans un domaine complexe la mémorisation du vécu n’a jamais de fin. Le logiciel qui remplace l’officier mécanicien doit être constamment mis à jour, certes en fonction de la prospective des bureaux d’étude, mais surtout à partir des occurrences imprévues finalement rencontrées. Et ce, avec un inévitable retard sur l’évènement. Le futur est inépuisable, et les auteurs de logiciels, comme les architectes des bases de données, ne seront jamais des devins.

À cette dérive philosophique, s’ajoute également une perversion encore moins sympathique : certains cognitivistes rêvent tout haut de créer, grâce à l’IA, un androïde doué de superpouvoirs et immortel. Une nouvelle version du culte du surhomme, qui ne dit rien de bon. Le fantasme de toute-puissance, auquel la civilisation doit constamment faire face, est en chemin de la subvertir.

Tout cela étant dit, beaucoup de réalisations de l’IA sont utiles comme, par exemple, son apprentissage « profond » de la gestion des différents réseaux. Mais appeler ces outils « intelligence », c’est croire qu’ils peuvent remplacer le cerveau humain, avec pour conséquence la panne de l’innovation que l’on observe depuis une trentaine d’années dans les domaines sociaux et économiques les plus sensibles. La raison en est fort simple : le progrès technique dépend du retour d’expérience, et seul le cerveau humain est capable d’affronter l’imprévu. L’IA ne remplacera jamais cette faculté. Elle est simplement le développement d’un ensemble d’outils que dans les années 1980 on appelait plus modestement « systèmes experts ». Revenons-y, s’il vous plait.

M. A. : Vous accusez la surchauffe d’être d’abord conjoncturelle, due aux conflits géopolitiques, puis structurelles, due à l’appauvrissement du potentielle des ressources et au réchauffement climatique. Quelle serait alors selon vous la stratégie managériale à échelle mondiale pour sortir de cet étau ?

R. K. : La stratégie managériale ne dispose de pouvoirs que dans la dimension structurelle de la surchauffe. Et ce, pour la simple raison qu’elle en est précisément la cause principale. J’ai précédemment mentionné deux facteurs de surchauffe : la croissance démographique et la course aux gains de productivité. La première échappe au management, mais la seconde constitue le vecteur résultant de tous ses leviers de commandes. La stratégie qui s’impose consiste donc tout simplement à en finir avec la course aux gains de productivité. Puisque le potentiel des ressources accessibles est désormais fini, la préservation de la part qui en est renouvelable exige une croissance nulle, associée à une productivité en harmonie avec les cycles naturels (ce qui suppose une croissance démographique également nulle).

Il faut donc en finir avec la course universelle à la productivité. Mais pour ce faire, nous devons surmonter deux obstacles majeurs : l’actuel modèle financier et l’Économie politique. Je mets une majuscule à cette dernière, pour en faire le nom propre d’une discipline déconnectée du réel. La minuscule la banalise, en laissant entendre qu’il existerait vraiment une économie politique. Or, il existe des politiques économiques, mais il n’existe pas d’économie politique. Cette appellation est un héritage des économistes classiques qui considéraient les ressources naturelles comme gratuites et illimitées. Ils circonscrirent alors leur étude aux relations et échanges au sein de la polis. Il y a à peine plus de vingt ans, ce postulat figurait encore en préambule des manuels à l’usage des étudiants. Il n’est plus explicitement formulé, mais demeure implicitement la base axiomatique de l’Économie politique centrée sur « le marché ». Or, c’est cette discipline hors-sol qui justifie et préconise, d’une part, la « lutte contre l’inflation » par la répression de la demande de crédit, et, d’autre part, la croyance en une croissance et une productivité illimitées.

Le second obstacle est le modèle financier, en ce qu’il impose la course concurrentielle au gain de productivité. Précédemment, j’ai mentionné la chute moyenne des performances à l’échelle mondiale, démontrée et prouvée statistiquement au chapitre 3. C’est cette circonstance qui impose un accès concurrentiel au gain de productivité. De part et d’autre d’une moyenne déclinante, il ne peut en effet en être autrement. Les entreprises qui y réussissent le font au détriment de celles que désavantagent leur taille et leur position dans la chaîne des transformations. Or, la durée de la période de réalisation du chiffre d’affaires, par quoi se mesure la productivité, est confrontée à l’agenda des échéances. Les entreprises qui se trouvent du mauvais côté de la moyenne risquent ainsi le surendettement ou la faillite, simplement parce que leur situation dans la chaîne est défavorable, aussi utiles voire indispensables que soient leurs productions. Mais ce n’est pas tout.

Le modèle financier offre un crédit à l’investissement qui est assorti d’un paiement d’intérêts. Or, l’investissement revient à l’identique en face des produits proposés à la vente. Cela signifie que les intérêts sont pris sur le principal de l’endettement initial. Si le taux de croissance est inférieur au taux d’intérêt, la monnaie globalement disponible ne couvre pas le principal de la dette générale. Le désendettement devient alors lui aussi concurrentiel. D’où la course à la croissance et à la productivité, sous l’empire de l’agenda des échéances.

L’aiguillon de cette nécessité est bien entendu volontairement ignoré, on peut même dire refoulé, car nous ne sommes pas enclins à admettre facilement notre dépendance aux contingences. On connaît l’adage : si nous ne contrôlons pas l’événement, feignons d’en être les instigateurs. Alors le supplice est magnifié. L’entreprise devient un navire dont le capitaine fixe l’horizon, flanqué d’un équipage à toute épreuve, rien moins chargé que d’une mission. S’il la réussit, c’est qu’il est du côté de « l’excellence ». Dans le cas contraire, c’est un « canard boiteux », le paresseux et mauvais gestionnaire que Cicéron vouait à la déchéance. En fait, le législateur le lave de tout opprobre, admettant ainsi implicitement le caractère normal des faillites non frauduleuses. Normal, parce que la « réussite » est concurrentielle, d’une concurrence inégalitaire.

Productivité et désendettement concurrentiels se trouvent également à l’origine de la « lutte des classes », disons plus simplement des conflits entre employeurs et employés. Une productivité déclinante signifie en effet un surcoût en travail. Mais le management, qui croit toujours à la productivité croissante, traduit ce phénomène comme un problème de prix du travail, et n’a d’ailleurs pas d’autre choix que de tenter d’y puiser, soit par contention des salaires, soit par réduction des effectifs à production inchangée. D’où le conflit entre le patronat et le monde syndical. Mettons de côté les entreprises du CAC 40, gouvernées par des mercenaires de talent dénués de scrupules, surpayés parce qu’adulés des actionnaires pour le profit desquels ils travaillent exclusivement. Le premier employeur, c’est l’ensemble de leurs sous-traitants et des autres PME et TPME. L’univers de cet ensemble est celui des mouches enfermées dans un bocal. Ôtez le couvercle, et il n’y a plus de conflits. Le couvercle, en l’occurrence, c’est le modèle financier.

Il repose sur la conviction que l’épargne se trouve à l’origine de l’investissement, autre héritage de l’empirisme humien. En réalité, c’est l’investissement qui permet l’épargne, ainsi que Keynes l’a démontré dans les années trente, tout simplement parce que l’épargne vient des rémunérations du capital et du travail, et que les rémunérations dépendent, directement ou indirectement, de l’investissement.

Le postulat de base du modèle financier débouche sur un paradoxe particulièrement éclairant qui a récemment défrayé la chronique jusqu’au sein de l’Assemblée nationale. Les contempteurs du « capitalisme » font valoir, d’une part, l’explosion des dividendes et, d’autre part, la stagnation de l’investissement. Ils en tirent la conclusion semble-t-il évidente, que les capitalistes sont des égoïstes qui refusent d’investir leurs profits. Leurs adversaires font valoir, à juste titre, qu’au contraire on observe l’investissement des dividendes sur les marchés financiers. Les deux constatations sont vraies. Il y a bien à la fois investissement de dividendes et stagnation de l’investissement.

Le paradoxe est une facétie du réel qui nous aide à dépasser les croyances. En l’occurrence, la première conclusion qui s’impose est que l’épargne tirée des rémunérations ne peut pas accroître globalement l’investissement. Et pourtant, elle s’investit. C’est qu’il y a deux catégories d’investissement : le nouveau, additionnel, et celui qui fut introduit additionnellement et continue de tourner, aux fins de continuité des productions. Ainsi l’épargne dispose-t-elle du seul pouvoir de réorienter l’investissement sur le cours de sa rotation, mais en aucun cas de l’augmenter. Pour accroître l’investissement, il faut une émission additionnelle de monnaie, de nos jours issue de la banque centrale. Les banques commerciales dépositaires des rémunérations peuvent multiplier les crédits, mais en séquence, pas simultanément. Quand un euro rentre à la banque, en apurement d’un crédit, il est immédiatement disponible pour un autre crédit. C’est-à-dire que le réseau bancaire gère le flux monétaire, mais que seule la banque centrale en alimente le stock. Cela conduit à considérer comme désormais parasitaire la rémunération du capital financier, mais exonère ses bénéficiaires du soupçon de pingrerie. Ils ne peuvent pas accroître l’investissement, parce que c’est techniquement impossible, sauf à s’endetter auprès du système bancaire.

M. A. : Vous dénoncez également dans votre livre la croyance en une productivité illimitée qui est une sorte de conséquence du fantasme de toute-puissance de l’Homme sur la nature, mais aussi sur ses congénères, puisque l’homme exploite l’homme pour augmenter ses profits. C’est d’ailleurs un des mirages des I.A. et du transfert d’une utopie aboutissant à un échec, selon vous, qui se matérialisera néanmoins à terme, par la robotisation des gens.

R. K. : Le remplacement du travail humain par les machines est globalement une utopie que dément la réalité d’un recours croissant à la main-d’œuvre à l’échelle mondiale. À cette échelle, le taux de chômage ne présente aucune tendance significative, oscillant bon an mal an entre 4 et 6%. Oui, l’utopie se heurte au démenti du réel. Alors, comme on ne peut pas globalement remplacer l’humain par des robots, on le robotise. Quand on ne peut pas implanter un algorithme dans un cerveau électronique en remplacement d’un humain, on l’impose aux yeux ou aux oreilles de l’humain sous la forme des « procédures » ou « protocoles ». C’est le résultat d’un véritable fanatisme de la part du management cognitiviste.

Dans le chapitre 2, je relate l’expérience exemplaire, à cet égard, d’un équipage d’Air France ayant eu à gérer une fuite de carburant non-maîtrisable, de nuit, au-dessus de l’Afrique, le 31 décembre 2020. Les pilotes avaient à leur disposition une procédure supposée couvrir cette occurrence. Mais le commandant de bord l’a interrompue à l’item qui imposait la coupure d’un réacteur alors qu’il n’y avait pas de risque d’incendie. L’équipage a mené à bien sa mission, qui s’est terminée sans encombre à l’aéroport de N’Djamena après de multiples violations de la procédure prescrite. Or, l’autorité aéronautique a vertement critiqué l’équipage pour n’avoir pas respecté une procédure qui prétendait dicter à l’avance le travail des pilotes en toutes circonstances, alors que le succès de la mission avait reposé sur sa transgression. Cette entrée en lice d’une administration publique en défense du primat de la procédure prescrite est particulièrement inquiétante, car c’est le signe que l’idéologie sous-jacente est devenue religion officielle.

De tels conflits sont appelés à se multiplier, dans tous les domaines où l’initiative des travailleurs est menacée. En 2020, lors d’un débat parlementaire, le chef de la majorité a prétendu qu’on aurait bientôt moins besoin de conseillers juridiques, grâce aux algorithmes. La médecine générale elle-même est menacée d’extinction par le développement algorithmique du diagnostic. On ne soignera plus les malades mais des maladies, et à la condition qu’elles soient répertoriées dans les bases de données.

L’hubris cognitiviste ne s’explique ni par le profit, ni par des conflits d’intérêts. C’est l’effet de la volonté de puissance nietzschéenne, que Freud nomme pour sa part fantasme de toute-puissance. La civilisation lui impose un filtre dès l’enfance, mais le filtre peut être défectueux ; ou bien certains individus le franchissent mal ou passent plus ou moins à côté. C’est notamment le cas des fanatiques d’une IA sans limites, qui parce qu’ils détestent leur impuissance croient la surmonter en endossant la tunique de Prométhée.

M. A. : Votre livre propose de sortir de la crise actuelle, en préconisant le renoncement à la toute-puissance, à la concurrence, et par la libération du travail. En quoi cela consiste exactement ? Ne pensez-vous pas que ce programme soit un brin utopique ?

R. K. : Le renoncement à la toute-puissance constitue le principe de base de la civilisation. C’est donc le moins, faute duquel l’humanité n’a aucun avenir. Quant à la concurrence, je ne nie pas qu’elle soit bénéfique si elle se cantonne à l’aspect qualitatif des produits économiques et sociaux, ainsi qu’aux activités sportives. Ce qui me paraît pervers et délétère, c’est la concurrence par les prix, qui résulte des contraintes du modèle financier. C’est en outre l’individualisme concurrentiel, qui s’affranchit de la nature et est en chemin de détruire les équilibres familiaux, sociaux et géopolitiques, sous l’imperium de la bannière arc-en-ciel et du nihilisme déconstructiviste. Au déficit écologique, s’ajoute ainsi un déficit culturel aussi dangereux, pour l’avenir de l’humanité, que le réchauffement climatique. Alors, est-il utopique de faire face à la régression économique et culturelle ?

Puisque la course concurrentielle au gain de productivité appauvrit le capital naturel, il faut de toute urgence l’interrompre. Puisque la ponction des intérêts impose un désendettement concurrentiel, il faut lui substituer un crédit payé d’un prix définitif à la livraison, comme n’importe quel autre service. Puisque la croissance est faite d’emprunts au capital naturel qui ne sont jamais restitués, il faut en finir avec elle. Puisque l’individualisme concurrentiel aggrave les inégalités et détruit le tissu social, il faut lui substituer la coopération et la solidarité. Puisque la ploutocratie s’est substituée à la « démocratie représentative », il faut disperser les empires financiers. Puisque la concurrence est devenue la motivation principale des formations politiques, il faut en finir avec le « régime des partis » ainsi que l’avait compris Charles de Gaulle ; mais en remplaçant l’élection du parlement par le tirage au sort. Puisqu’en raison de l’échec du remplacement de l’humain par la machine le management se venge en robotisant les individus, il faut imposer par la loi l’obligation de respecter l’autonomie et l’initiative des travailleurs. Le travail est une partie essentielle de l’existence. Il participe du développement de la personne. On n’a plus le droit d’en faire une torture, bien que telle soit l’étymologie de ce mot. Si ce « programme » est reçu comme étant « un brin utopique », la régression est inéluctable.

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Pierre Ménat sur LCI le 8/03/23 chez Bénédicte Le Châtelier

Gilles Cosson « Entre deux mondes » dans Wukali : « la rencontre individuelle autour de la résilience, celle de l’homme meurtri et celle de la société qui va trouver la solution pour surmonter ses problèmes »

Entre deux mondes de Gilles Cosson, attention à l’équilibre

Un journaliste politique, le meilleur dans sa profession, écouté, voire consulté par les hommes politiques, respecté par tous pour sa droiture, son honnêteté, sa vision de la société. Mais qui est-il vraiment ? Car c’est aussi un solitaire qui se ressource régulièrement dans de grandes randonnées à pied, le plus souvent seul, à la recherche de lui-même et de spiritualité. Il est marié avec la rédactrice en chef d’un grand magazine féminin et tout va bien dans son couple.

Mais un jour, il rencontre Frédérique, une talentueuse violoniste soliste, d’une grande beauté et d’une totale indépendance. Ils tombent amoureux et se met en place alors une liaison épisodique au rythme des voyages de la jeune femme. Mais nait de leur union, un garçon qui s’avère très vite être un excellent pianiste. De son union légitime nait aussi une fille. En grandissant, le jeune homme se montre attiré par toutes les théories d’extrême-gauche, essentiellement trotskistes, alors que la jeune fille penche vers le sociétal et la lutte écologiste. Elle est très douée indéniablement puisqu’à 14 ans c’est en lisant Paul Ricoeur que sa culture politique se forge !

En quelque sorte, une situation classique de l’homme à deux foyers, deux ménages. Mais Frédérique est assez intransigeante, elle ne veut pas que son fils connaisse son père, aussi le héros n’a que le statut d’un des amis de la violoniste. Mais on finit par dire aux deux enfants qu’ils ne sont pas si uniques qu’ils ne le croyaient ce qui va entraîner un drame irréparable. La narrateur va frôler la mort, mais, grâce à son meilleur ami, il arrivera à faire preuve de résilience.

Parmi les personnages secondaires se trouve  le jeune Reverchov, rejeton de Russes blancs aux idées plutôt originales puisqu’il milite pour la restauration de l’empire (de l’empire pas de la royauté). Bien que sceptique, le narrateur l’aide à se faire élire député en Corse, et lui donne une couverture médiatique non négligeable. Et c’est là que le lecteur peut être quelque peu « dérangé » par les idées de Reverchov. En fait un anti-islamique plus que primaire qui ne connaît strictement rien à la culture musulmane si ce ne sont les lieux communs ne portant que sur la minuscule minorité wahhabite, assez proche des thèses des suprématistes, etc, en résumé un Zémour bonapartiste.

Ces idées ne sont-elles pas celles du narrateur, voire de l’auteur ? Il faut dire que l’auteur insiste, revient souvent sur le danger de l’Islam et le narrateur a cette phrase qui ne veut rien dire : « Raverchov fait un bon constat mais apporte de mauvaises solutions ». C’est dire qu’il est d’accord avec des faits, indéniables, mais sortis de leur contexte, pas mis en perspective et ne faisant l’objet d’aucune analyse intégrant la complexité des situations. Un vrai grand éditorialiste de presse écrite, à mon avis, éviterait ce genre d’attitude qui est devenu en revanche, la norme dans les « blogs » des réseaux sociaux ou dans les médias « politiques » qui ne cherchent pas à faire réfléchir les citoyens mais à les embrigader derrière leurs théories. Même s’il se dit en désaccord avec la solution (le rétablissement de l’empire) il n’aide pas moins le jeune homme dans sa carrière politique.

Un autre personnage interpelle aussi, un vieux sénateur de Dordogne, très Troisième république, plutôt très sympathique. Ainsi rencontre-t-il, par l’intermédiaire du narrateur, Raverchov pour mieux essayer de le comprendre. Soit, et c’est tout à fait normal. Mais à la fin, il commence à penser aux moyens de le récupérer, de le polir pour qu’il soit plus « présentable ». Je me trompe peut-être, mais je vois là, comment dire, une critique de la politique parlementaire dans laquelle les anciens pour garder leurs prébendes vont tout faire pour « récupérer » les jeunes et profiter de leur renom. Et eux, pour continuer, seront obligés de se modérer. La politique est donc une machine à broyer les idées et le parlementarisme ne fonctionne que comme ça.

Tout cela, bien sûr, n’est pas clairement dit, mais vu la structure de ce roman, je trouve (mais je peux me tromper), que c’est sa trame, enfin l’une des deux trames. Et si je vais encore plus loin, les deux trames peuvent se rejoindre : la rencontre individuelle autour de la résilience, celle de l’homme meurtri et celle de la société qui va trouver la solution pour surmonter ses problèmes souvent fantasmés et revenir à une sorte d’âge d’or encore plus fantasmé. Aux lecteurs de se faire une idée.

Entre deux mondes
Gilles Cosson
Les éditions de Paris. 14€

Illustration de l’entête. Photo Frickr

« la rencontre individuelle autour de la résilience » sur « Entre deux mondes » de Gilles Cosson

Entre deux mondes de Gilles Cosson, attention à l’équilibre

Un journaliste politique, le meilleur dans sa profession, écouté, voire consulté par les hommes politiques, respecté par tous pour sa droiture, son honnêteté, sa vision de la société. Mais qui est-il vraiment ? Car c’est aussi un solitaire qui se ressource régulièrement dans de grandes randonnées à pied, le plus souvent seul, à la recherche de lui-même et de spiritualité. Il est marié avec la rédactrice en chef d’un grand magazine féminin et tout va bien dans son couple.

Mais un jour, il rencontre Frédérique, une talentueuse violoniste soliste, d’une grande beauté et d’une totale indépendance. Ils tombent amoureux et se met en place alors une liaison épisodique au rythme des voyages de la jeune femme. Mais nait de leur union, un garçon qui s’avère très vite être un excellent pianiste. De son union légitime nait aussi une fille. En grandissant, le jeune homme se montre attiré par toutes les théories d’extrême-gauche, essentiellement trotskistes, alors que la jeune fille penche vers le sociétal et la lutte écologiste. Elle est très douée indéniablement puisqu’à 14 ans c’est en lisant Paul Ricoeur que sa culture politique se forge !

En quelque sorte, une situation classique de l’homme à deux foyers, deux ménages. Mais Frédérique est assez intransigeante, elle ne veut pas que son fils connaisse son père, aussi le héros n’a que le statut d’un des amis de la violoniste. Mais on finit par dire aux deux enfants qu’ils ne sont pas si uniques qu’ils ne le croyaient ce qui va entraîner un drame irréparable. La narrateur va frôler la mort, mais, grâce à son meilleur ami, il arrivera à faire preuve de résilience.

Parmi les personnages secondaires se trouve  le jeune Reverchov, rejeton de Russes blancs aux idées plutôt originales puisqu’il milite pour la restauration de l’empire (de l’empire pas de la royauté). Bien que sceptique, le narrateur l’aide à se faire élire député en Corse, et lui donne une couverture médiatique non négligeable. Et c’est là que le lecteur peut être quelque peu « dérangé » par les idées de Reverchov. En fait un anti-islamique plus que primaire qui ne connaît strictement rien à la culture musulmane si ce ne sont les lieux communs ne portant que sur la minuscule minorité wahhabite, assez proche des thèses des suprématistes, etc, en résumé un Zémour bonapartiste.

Ces idées ne sont-elles pas celles du narrateur, voire de l’auteur ? Il faut dire que l’auteur insiste, revient souvent sur le danger de l’Islam et le narrateur a cette phrase qui ne veut rien dire : « Raverchov fait un bon constat mais apporte de mauvaises solutions ». C’est dire qu’il est d’accord avec des faits, indéniables, mais sortis de leur contexte, pas mis en perspective et ne faisant l’objet d’aucune analyse intégrant la complexité des situations. Un vrai grand éditorialiste de presse écrite, à mon avis, éviterait ce genre d’attitude qui est devenu en revanche, la norme dans les « blogs » des réseaux sociaux ou dans les médias « politiques » qui ne cherchent pas à faire réfléchir les citoyens mais à les embrigader derrière leurs théories. Même s’il se dit en désaccord avec la solution (le rétablissement de l’empire) il n’aide pas moins le jeune homme dans sa carrière politique.

Un autre personnage interpelle aussi, un vieux sénateur de Dordogne, très Troisième république, plutôt très sympathique. Ainsi rencontre-t-il, par l’intermédiaire du narrateur, Raverchov pour mieux essayer de le comprendre. Soit, et c’est tout à fait normal. Mais à la fin, il commence à penser aux moyens de le récupérer, de le polir pour qu’il soit plus « présentable ». Je me trompe peut-être, mais je vois là, comment dire, une critique de la politique parlementaire dans laquelle les anciens pour garder leurs prébendes vont tout faire pour « récupérer » les jeunes et profiter de leur renom. Et eux, pour continuer, seront obligés de se modérer. La politique est donc une machine à broyer les idées et le parlementarisme ne fonctionne que comme ça.

Tout cela, bien sûr, n’est pas clairement dit, mais vu la structure de ce roman, je trouve (mais je peux me tromper), que c’est sa trame, enfin l’une des deux trames. Et si je vais encore plus loin, les deux trames peuvent se rejoindre : la rencontre individuelle autour de la résilience, celle de l’homme meurtri et celle de la société qui va trouver la solution pour surmonter ses problèmes souvent fantasmés et revenir à une sorte d’âge d’or encore plus fantasmé. Aux lecteurs de se faire une idée.

Entre deux mondes
Gilles Cosson
Les éditions de Paris. 14€

Illustration de l’entête. Photo Frickr

« un court essai qui fait le point, utilement, sur l’état des lieux européens face au défi de la guerre à nos portes » sur Pierre Ménat « L’Union européenne et la guerre »

Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre

L’ambassadeur de France honoraire qui fut en poste en Europe centrale et conseiller du président Chirac, livre un essai tout récent sur les événements en cours. C’est une analyse classique, un exposé Science Po ancien style en trois parties et dix chapitres qui rappellent l’histoire, font le point et livrent des hypothèses. Dans six mois il sera probablement obsolète mais a le mérite de fixer la situation de l’Union européenne dans ce qui survient avec l’agression de Poutine sur l’Ukraine, pays souverain.

La première partie analyse « la guerre d’Ukraine, l’Europe et le monde ».

La guerre d’Ukraine était-elle évitable ? L’auteur croit que la diplomatie, à condition qu’elle fût plus nette et plus ferme, aurait pu éviter un conflit armé. L’exemple du président Sarkozy dans l’affaire de Géorgie n’a pas été renouvelé, la faute aux complexités du processus de consensus et de décision à 27. Les prétextes de Poutine pour déclencher la guerre sont inexacts, et l’auteur de rappeler « les trois memoranda de Budapest » (p.18) du 5 décembre 1994 qui prévoient la remise des armes nucléaires de l’Ukraine à la Russie, à condition de respecter l’intégrité territoriale et les frontières. Ces memoranda sont signés de la Russie, des États-Unis et du Royaume-Uni. Poutine s’assied carrément dessus en 2014 puis en 2022. De même sur l’élargissement de l’Otan, que Poutine n’a pas contesté en 2004, après ceux approuvés par Eltsine en 1997. Pour la Crimée en 2014, « à l’époque, la démarche russe est surtout préservatrice de ses intérêts commerciaux. Un dialogue aurait pu s’ébaucher entre Bruxelles et Moscou » p.21 Depuis, l’objectif de promenade de santé de Poutine pour établir un gouvernement prorusse en Ukraine, est devenu, avec la résistance ukrainienne, un antagonisme viscéral et désormais assumé contre l’Occident. « L’utilisation du mot nazi, la référence aux ‘drogués’ sont des codes idéologiques qui participent à la diabolisation de l’Occident. Un Occident qui, désormais,, est le véritable ennemi de la Russie. L’Ukraine doit être punie car elle a voulu se couper de sa patrie naturelle, a choisi le modèle de la démocratie libérale et a aspiré à s’arrimer à l’Occident » p.31. Dès lors, la guerre était inévitable, en attendant l’escalade avec l’Otan, puis l’éventuel recours au nucléaire.

De plus, l’Europe est partagée entre unité et fractures, l’unité face aux aléas du monde, dont la crise financière, la crise climatique, la crise pandémique, la crise ukrainienne, la crise énergétique, la crise inflationniste… et les fractures du populisme et des petits intérêts nationaux mal compris. Le « couple » franco-allemand (dont les Allemands contestent l’image) bat de l’aile avec deux présidents affaiblis, Macron pour son dernier mandat sans majorité absolue et Scholz à la tête d’une coalition hétéroclite. La France a perdu de sa puissance avec son déclin industriel et ses revers diplomatiques en Afrique, et l’Allemagne voit remise en cause ses liens énergétiques avec la Russie et industriels avec la Chine post-Covid. Alors, « quelle place pour l’UE dans l’ordre international de 2023 ? » : bien faible. Ce sont les États-Unis ou rien. Pourtant, l’UE a des relations commerciales dont la rupture ferait mal à la Chine si elle était sanctionnée pour avoir agressé Taïwan… Encore faudrait-il le vouloir.

L’auteur donne quatre missions à l’UE : 1/ « valoriser son statut de principale zone de prospérité dans le monde », 2/ « mieux gérer la contribution européenne au défi écologique » (ce jargon bruxellois vise la décarbonation), 3/ « retrouver son rayonnement scientifique et intellectuel » (qui ne va pas sans financements, l’exemple du vaccin anti-Covid le prouve, découvert en Allemagne, exploité aux États-Unis sous gestion d’un Français), 4/ « disposer d’instruments plus robustes (…) marché, commerce, monnaie, agriculture – peuvent être mieux gérés » (par qui ? comment?) p.65. Tout cela apparaît un peu comme des vœux pieux à long terme qui ont peu d’effet sur la conjoncture analysée dans cet essai immédiat.

La seconde partie s’interroge : « sommes-nous entrés en économie de guerre ? »

La politique de sanctions est partiellement efficace mais a subi les retards et tergiversations des petits intérêts nationaux ou sociaux. Elle ne mettra pas fin à la guerre ni ne fera reculer Poutine, apparemment devenu psychorigide et persuadé d’avoir raison à lui tout seul.

L’énergie est une arme de guerre mais aussi un « passeport écologique », sans que ce terme recouvre grand-chose – disons qu’il peut permettre d’accentuer la transition vers d’autres énergies que celles vendues par la Russie, mais avec quel financement et à quelle échéance ? Le paquet européen pour 2030 semble bien pusillanime, même s’il a le mérite de faire un premier pas avec « l’ajustement du carbone aux frontières » p. 82. Mais la pénurie d’électricité de cet hiver (pas encore fini…) montre combien la politique de sanctions envers le pétrole et le gaz russe a fait naître des problèmes internes aux États en fonction de leur mix-énergétique : la ressource devient une arme de guerre.

La troisième partie analyse « l’avenir de l’Union européenne dans un environnement conflictuel ».

La Défense a repris de l’avenir dans les discussions européennes, souvent l’écho assourdi de celles des cafés du commerce. Les soi-disant « dividendes de la paix » n’étaient que des naïvetés entretenues par la propagande soviétique à l’usage des pacifistes hippies, puis par la propagande russe à destination des mêmes, embourgeoisés devenus écologistes. Une « boussole stratégique » a été mise en place fin 2022 par l’UE avec listage des menaces, augmentation des budgets et – surtout – objectifs industriels. Cela conduit surtout à renforcer l’Otan, qui s’est réveillé brutalement de sa mort cérébrale sous l’électrochoc asséné par le Dr Poutine. Malgré cela, peut-on faire toujours confiance aux États-Unis ? La période Trump a montré que non, une défense proprement européenne en complément paraît faire son chemin lentement dans les esprits. La politique des petits pas prévaudra sans doute, alors que des accords plus contraignants entre certains États sont possibles – mais voulus par qui ?

Le défi migratoire demeure, car l’islamisme ne s’est pas arrêté avec la guerre et la Russie conquérante déstabilise chaque jour un peu plus les pays d’émigration au Proche-Orient et en Afrique. Quant aux Ukrainiens qui ont fui la guerre en masse, et les quelques Russes jeunes et éduqués qui en font autant à bas bruit, il s’agit de les accueillir, donc de trouver « un système multicritère » d’accueil européen et « d’accords de gestion des flux migratoires » avec les pays tiers p.109. Vastes discussions à venir, qui vont accoucher… de quoi ? Et quand ?

Le risque de l’élargissement de l’UE demeure, les « petits » pays candidats de la mosaïque balkanique ayant chacun une histoire différente et des institutions à refaire. Les élargissements précédents ont été mal préparés, allant même jusqu’au « laxisme » p.113 à propos de la candidature de la Turquie. Un élargissement à 36 membres « limiterait rapidement à une zone de libre-échange accompagnée d’une caisse de solidarité », dit joliment l’auteur p.116. Quant à la Turquie, « une population de 86 millions d’habitants lui assurerait la première place en nombre de voix au Conseil, tandis que son faible niveau de développement garantirait à Ankara l’octroi de subventions de l’ordre de 25 milliards d’euros par an. Très difficile à constituer, la cohésion et l’identité européennes seraient mises à mal » p.118. Quant à l’Ukraine, l’ampleur des besoins seraient du même ordre pour sa reconstruction et augmenterait l’influence de l’Allemagne dans l’UE.

« Une longue guerre de position semble s’engager, dès lors qu’une victoire de l’un des deux camps est improbable » p.123. Les relations futures de l’UE et de la Russie, une fois la guerre terminée ? Cinq principes ont été définis en 2016 par Mme Mogherini : 1/ strict respect des accords de Minsk, 2/ relations renforcées avec les partenaires orientaux de l’UE (Ukraine, Moldavie, Asie centrale), 3/ renforcement de la résilience UE dans l’énergie et les cyberattaques, 4/ coopération sélective avec la Russie (ayant une valeur ajoutée pour l’UE et pas seulement pour les États), 5/ soutien aux contacts entre personnes (acteurs, universitaires, scientifiques, groupes démocratiques). La suite a eu lieu sous Macron dès 2019 sur la sécurité, les défis communs UE-Russie, les conflits régionaux, les principes et valeurs. L’Otan a méprisé, les pays de l’Est ont été réticents, l’Allemagne et l’Italie assez d’accord (à l’époque). Ces initiatives pourraient être remises sur la table en montrant combien Moscou a peu à gagner avec le concept d’Eurasie où une immense Chine avalerait tout cru la démographiquement étique Russie.

Qui peut incarner la souveraineté européenne ? Là, vaste débat. Dans le maquis des institutions toutes plus obscures les unes que les autres pour le grand public afin de savoir qui fait quoi, il faudrait clarifier nettement – et rapidement – entre « la souveraineté partagée » p.132, la « gouvernance » p.133, « l’espace intérieur de sécurité et de justice » p.134, « affaires étrangères et défense » p.134. La bordélisation des instances de décision de l’UE, pour reprendre un thème à la mode, et la ligne politique sur le plus petit dénominateur commun n’ont pas abouti à grand-chose. D’où l’exigence d’un nouveau traité – pour les États qui souhaitent approfondir. Mais lesquels ? Cet essai pose plus de question qu’il n’en résout.

La conclusion de toutes ces réflexions est donnée dans l’introduction : « Une guerre mondiale n’est pas certaine. Mais ses ingrédients sont en place : l’exacerbation des nationalismes, l’évocation de l’emploi d’armes nucléaires, la formation de nouvelles alliances antagonistes » p.14. Voilà qui est dit.

Au total, un court essai qui fait le point, utilement, sur l’état des lieux européens face au défi de la guerre à nos portes.

Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre, 2023, éditions Pepper L’Harmattan, 142 pages, €15,00

Les essais – et le roman – de Pierre Ménat déjà chroniqués sur ce blog

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Hommage à un soldat blanc engagé dans l’armée japonaise par Jean-François Kochanski dans « Vents contraires » à l’honneur de L’Hebdo Bourse PLus

Littérature

Hebdo Bourse Plus n°1177

Yannick URRIEN

Vents contraires.

Jean-François Kochanski raconte une histoire incroyable qui nous permet de mieux comprendre le Japon, pays qui reste encore méconnu pour de nombreux Français. Ancien des salles de marché trésorerie de la BNP, l’auteur habite au Japon et son épouse est Japonaise. Il explique comment Kurusu Ryo, appelé Norman, fils d’un diplomate japonais et d’une Américaine, a vécu sa japonité au Japon pendant les années de nationalisme exacerbé de la Seconde Guerre mondiale. Né en 1919, Ryo-Norman a eu dix-huit ans en 1937, mais il n’a vécu au Japon qu’à partir de l’âge de huit ans. Nettement occidentale, son apparence gaijin (terme japonais utilisé pour désigner les étrangers au Japon) détonnait parmi ses pairs et, étant enfant, sa façon de parler aussi. Il a dû se battre pour pouvoir s’imposer. Ce qui est incroyable, c’est que les Japonais découvrent seulement aujourd’hui cette histoire : celle du seul « blanc » engagé dans l’armée japonaise.

En effet, de nombreux Français ignorent que le Japon est sans doute le pays le moins multiculturel au monde. De France, certains diront que c’est un pays fermé, d’autres penseront que c’est un pays xénophobe, si l’on se base sur nos critères. Jean-François Kochanski explique : « La notion de racisme au Japon est totalement différente, puisque les Japonais ont une autre forme de racisme. Par exemple, vis-à-vis d’une personne non japonaise, ils n’iront jamais dans des relations très profondes et, si la personne étrangère fait un acte offensant, les Japonais diront que ce n’est pas grave, puisque c’est un étranger qui ne peut pas comprendre le Japon… Il y a à la fois du respect, de la peur, de la crainte… C’est tout un mélange, puisqu’il ne faut pas oublier que le Japon est une île. Le pays s’est ouvert lors de l’arrivée des Hollandais et des Portugais, avant de se refermer sous l’ère des Tokugawa, puis de se rouvrir sous l’ère Meiji, à la fin du XIXe siècle. Il y a eu un choc, puisque le Japon a compris qu’il avait deux cents ans de retard sur le reste du monde. Ils ont vu les Américains arriver avec des canons et les Japonais n’ont pas compris ce qui s’est passé. Dans l’âme japonaise, on a à la fois la crainte et le respect des Occidentaux. Ils aiment l’art et la cuisine française ou italienne, mais ils veulent aussi manger japonais. Donc, c’est un pays déchiré par rapport à son passé et à son présent. » Pourtant, en Occident, si l’on refuse le multiculturalisme, on est soupçonné de racisme : « Au Japon, c’est parce que l’on est différent et parce que l’on ne peut pas se comprendre. Vous avez une forme de relation amicale qui n’existe qu’au Japon. Vous avez une relation amicale avec quelqu’un, mais en retour cette personne attend quelque chose, ce n’est pas comme en Europe. Donc, le Japonais va vous aider en attendant quelque chose. C’est une surprise pour les Occidentaux et c’est pour cette raison que les relations amicales sont plus délicates. À partir du moment où le Japonais comprend que vous connaissez les codes du pays, ce qui est mon cas puisque je suis marié à une Japonaise, vous n’êtes plus un étranger, mais un ersatz de Japonais. »

Pourtant, les couples mixtes restent très rares au Japon : « Les Japonais sont plus ouverts qu’on ne le croit, surtout au cours de ces dernières années. Au début, c’était un peu mal vu, surtout après la guerre lorsque des femmes japonaises avaient des enfants avec des soldats américains. Maintenant, c’est accepté et c’est même vu comme une curiosité. Vous pouvez être intéressé dans le bon sens du terme, comme dans le mauvais sens du terme, la frontière est très mince, mais les choses ont évolué. À l’époque du héros de mon roman, c’était un cas unique, d’autant plus qu’il avait un aspect complètement européen. »

Jean-François Kochanski a découvert dans un temple l’histoire de ce soldat japonais et il a immédiatement été intrigué parce qu’il avait le visage d’un Occidental : « Dans ce musée, il y avait les photos de soldats morts durant la Seconde Guerre mondiale et j’ai vu la photo d’un Occidental. C’était le seul. Cela m’a intrigué et, comme un jeu, je me suis lié à cette personne sans la connaître. J’ai fait des recherches. Je suis allé à la bibliothèque de l’Assemblée nationale japonaise et je me suis rendu compte que sa mère avait laissé tous les documents sur son fils afin que l’on puisse raconter son histoire. J’ai retrouvé sa sœur qui habite près de Chicago. Elle m’a beaucoup aidé en me confiant des lettres de son père et de sa mère, et j’ai réussi à recréer sa vie. »

Il semblerait étrange aujourd’hui qu’une personne qui visite un musée en France, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, en voyant des clichés de soldats pendant la Seconde Guerre mondiale, soit intriguée par un physique de type méditerranéen ou africain, puisqu’il existait déjà une grande diversité sur les champs de bataille : « Je me suis posé des questions sur le personnage et sur la manière dont il a été perçu au sein de la société japonaise. Il est arrivé à l’âge de huit ans, parce qu’il était né à Chicago et avait vécu en Italie et en Grèce. Il a été dans une école française à Tokyo. Malheureusement, elle a été en partie détruite pendant la guerre. Son père a dû partir à Hambourg et, quelque temps plus tard, sa mère l’a laissé avec son oncle qui l’a élevé. Au début, il a été victime de racisme. Il a fait une école d’aviation et il a décidé de rentrer dans l’armée. Il est devenu officier, après avoir subi un traitement difficile, tout simplement parce qu’il avait la tête d’un Occidental. Mais, du jour au lendemain, lorsqu’il est devenu officier, tout s’est arrêté. Il y a un respect très fort de la hiérarchie au Japon. Le fait de vouloir se sacrifier pour le Japon a été plus important que tout. »

Ce sujet nous amène à nous interroger sur plusieurs points. Le patriotisme japonais est-il différent de celui que l’on peut observer aux États-Unis ? Là-bas, des patriotes sont parfois pour l’État, d’autres contre l’État et ils dénoncent les complots du gouvernement. Est-ce ce qui diffère dans la mentalité japonaise ? Jean-François Kochanski souligne qu’il ne faut pas occulter le fait que les Japonais ont été battus pendant la Seconde Guerre mondiale : « Il y a eu le traumatisme de la bombe atomique, donc le patriotisme n’était plus de mise après la défaite. Le patriotisme avait ravagé le Japon, qui pensait conquérir toute l’Asie alors que c’est une petite nation qui a très peu de ressources naturelles. Elle ne pouvait pas combattre des nations comme la Chine, la Russie et les États-Unis, même si c’étaient des soldats courageux. Le patriotisme était lié au sacrifice. Aujourd’hui, les Japonais ne sont plus très patriotiques. Le Japon n’a pas d’armée officiellement. Il y a l’envie de recréer une armée par crainte de l’émergence de la Chine et de la Corée du Nord, mais la population est foncièrement pacifiste. L’empereur a insufflé un sentiment de pacifisme dans la population. Donc, le patriotisme n’est pas belliqueux comme on peut l’observer aux États-Unis par exemple. »

Cette histoire commence à être connue au Japon et les médias se mettent à en parler : « Les Japonais sont intrigués par cette recherche historique qui est un miroir sur la société japonaise de cette époque. Après la Deuxième Guerre mondiale, le Japon, contrairement à l’Allemagne, n’a pas regardé ses erreurs. Il n’y a jamais eu d’analyse. Le Japon est passé d’un stade de patriotisme belliqueux à un stade de pacifisme tranquille, sans regarder son histoire, sans analyser ses responsabilités, et il est impossible pour les politiques d’en parler. D’ailleurs, la Chine demande régulièrement des comptes au Japon sur les massacres. C’est vraiment une nation qui n’a jamais regardé son histoire. Elle est tétanisée à l’idée de le faire et, à mon avis, elle ne le fera jamais. Ce livre peut être un déclic. Ils sont entrés dans une guerre qu’ils ne pouvaient pas gagner et c’est encore un traumatisme pour toute la société. La mère de ma femme était toute petite quand elle a entendu l’empereur annoncer la capitulation du Japon. Il parlait dans une langue propre, personne n’avait compris, et son seul souvenir est celui des bombes au napalm lancées par les bombardiers américains. C’était terrible. Il y a eu 250 000 morts. Tokyo été complètement rasée et elle se souvient du ciel orange. Sinon, elle éclipse totalement cette période. Même au cinéma, ou dans la littérature, il y a très peu de séries, de films ou d’ouvrages qui parlent de cette époque, contrairement à ce que l’on peut constater en Allemagne ou en France. »

« Vents Contraires » de Jean-François Kochanski, est publié chez AZ éditions Content Publishing.