Actualités (NON EXHAUSTIF)

Catherine Rouvier reçoit Dominique Motte

JOURNAL DU 12 JANVIER 2022 : “LA DÉMOCRATIE DURE 150 ANS”

PATRON D’ÉMISSION  LE 12 JANVIER 2022

Catherine Rouvier, assistée de Fred de Paris, reçoit :

Thème : “La démocratie dure 150 ans”

Jean-Claude Bologne offre le premier article sur « L’agonie de Gutenberg 2 » de François Coupry

Jean-Claude Bologne offre le premier article sur « L’agonie de Gutenberg 2 » de François Coupry

François Coupry, L’agonie de Gutenberg, vilaines pensées 2018/2021, FCD Livres, 2021.

 

 

 

          « Stop ! Coupry, arrêtez d’écrire ces fanfaronnades : on ne sait à quel niveau de récit vous vous situez. » Fanfaronnades ? Si vous le dites… François Coupry, lui, parle plutôt de fables, de saynètes, de contes iconoclastes… Chaque semaine, du 10 janvier 2018 au 5 mai 2021, ses personnages fétiches (car lui n’apparaît qu’occasionnellement) ont tenu un journal décalé où l’humour pince-sans-rire ouvre des abîmes de réflexion. Il revendique la filiation de Swift et de Kafka, auxquels on pourrait ajouter les contes de Voltaire, les Lettres persanes ou les aventures du docteur Faustroll… Le lecteur du premier tome y retrouvera avec bonheur l’inénarrable Piano et son petits-fils Clavecin, tous deux passés maîtres dans « l’art de parler en public pour dire ce qu’il ne fallait pas », mais aussi l’aigle de Xi, qui n’aime que le risotto aux asperges ; l’âne astrophysicien, Wofgang von Picotin ; le chien métaphysicien, Tengo-san ; un lion philosophe ou un singe Bonobo de l’île X… Tous possèdent au plus haut point le génie du paradoxe et ne se gênent pas pour proférer avec la plus parfaite assurance les pires horreurs sur l’actualité, la canicule, les gilets jaunes, les investissements boursiers ou l’héritage d’une vedette rock. Dans la lignée de Micromégas, les Martiens viennent commenter les élections de 2020 auxquelles, apparemment, ils n’ont rien compris. Apparemment, car c’est peut-être nous qui nous berçons d’illusions sur le monde politique. Le renversement systématique des idées et des valeurs auquel nous invitent ces textes n’est que la conséquence de ce décalage de point de vue.

Car tel est le pouvoir de la fiction : en posant un masque sur le masque du réel, elle paraît bien plus vraie que celui-ci. Et pour cause : selon une théorie chère à l’auteur (ou du moins à ses personnages, puisqu’eux seuls existent vraiment), la fiction ne serait pas le reflet du réel, mais ce sont les fictions qui créent les vérités. La « fabrication incessante du réel par les récits » est le vrai sujet de ces courts textes conçus à l’origine comme des post de Facebook (où ils continuent leur prépublication). Cette conviction, défendue depuis les années 1980 par François Coupry, n’attendait que le monde virtuel des réseaux sociaux pour passer du paradoxe à l’évidence. Tout ce que nous vivons existe de toute éternité dans le grand réservoir de l’Imaginaire et se réalise de manière différente selon les époques. Il suffit donc de rejoindre ce grand vivier pour changer d’époque, en empruntant les « couloirs du temps » familiers aux personnages de François Coupry.

Une fois admis ce principe, le monde de l’auteur est d’une impitoyable cohérence et d’une redoutable lucidité. Que peut faire la Beauté déçue de ne pas être harcelée ? Porter plainte pour indifférence. Que devient l’homme dans un monde où, par les réseaux sociaux et le deep learning, on sait tout de lui ? Il meurt aussitôt, « dénudé », rendu inutile par l’exhaustivité des informations le concernant. L’absurdité est présentée de façon impassible. Dans un monde où les hommes accouchent, l’un d’eux enfante sa propre mère. Mais s’il viole sa fille (c’est-à-dire sa mère), l’enfant qui en naîtra sera-t-il lui-même ? « En une république, le roi signa une ordonnance… » Rien ne vous étonne ? Attendez… L’ordonnance autorise les trains à ne pas partir aux heures annoncées. Pourquoi pas ? La cohérence, la logique interne du récit, part de ces prémisses absurdes et en analyse les conséquences avec rigueur. Les gares se retrouvent encombrées de voyageurs qui ne savent pas quand leur train va partir. Pour les faire patienter, elles deviennent des lieux de convivialité et de culture et, de fil en aiguille, au terme d’un raisonnement serré, le pouvoir d’achat a grimpé en quatre jours et le taux de chômage diminué.

« Ou bien, un autre version », nuancera l’auteur. Croit-on être entré dans la logique du conte ? « Cela prouvera que vous êtes bel et bien un être humain, désireux de trouver une logique à n’importe quoi. » Car dans un monde en perpétuelle mutation, rien n’est assuré, rien n’est stable. Chacun y joue un rôle, à tel point que Clavecin, petit-fils de Piano, se transforme perpétuellement, en animal ou en dictateur – Kim-de-Corée-du-Nord, Xi Jimping ou Trumpi-Trumpo… Il ne fait en cela que porter à ses conséquences ultimes l’exemple de son grand-père, qui peut dans le même temps se faire huer et applaudir par le même public. Qu’importe ? Toutes ces identités successives ne sont que supercheries. Démocrite aurait dénombré une centaine de dirigeants historiques qui ne seraient en fait que des fantômes ou des paravents. La liste va d’Ivan le Terrible à Staline ou à Kennedy…

Mais les pires de ces illusions sont celles qui nous promettent un monde meilleur. Nous vivons ici des revirements subits, des révolutions continuelles qui nous mènent vers un progrès invraisemblable : le chômage baisse, les glaciers reprennent des forces, la couche d’ozone se reconstitue… Il suffit pour cela d’une décision insolite : diminuer la taille de l’être humain, décréter que 2 + 2 = 12. Il suffit, pour faire basculer la réalité, de prendre une expression courante au pied de la lettre : quand on est dans sa bulle, la bulle est concrète et se métamorphose en œuf ! L’absence de règle devient la règle.

Cet éclatement incessant de la cohérence du monde et des personnages finit par donner le tournis, du moins à ces derniers, qui s’enfuient et partent se réfugier dans le passé — essentiellement dans la France des Lumières — retrouver des figures souvent mise en scène par François Coupry. La fuite n’est pas une solution. Mais si le monde que l’on fuit n’est lui-même qu’un simulacre, la fuite ne nous livre-t-elle pas une paradoxale vérité ? « Si les récits historiques mentent, la cause n’est point un complot universel, mais tout bêtement la difficulté de raconter sans simplifier, enjoliver, mythifier, mettre en ordre narratif et cohérent la multiplicité chaotique du réel. Alors, on utilise le charme du conteur, et le désordre prend un sens, factice mais facile à enregistrer, à répercuter. » Derrière la fable se dissimule non pas une morale univoque, mais un appel à donner sens au grand Chaos qui nous entoure. Ou à en rire, tout simplement.

L’excellent site Proustonomics de Nicolas Ragonneau nous livre un entretien magnifique avec Hélène Waysbord

Entretien avec Hélène Waysbord

Published by Nicolas Ragonneau on 

Entretien avec Hélène Waysbord pour son livre La Chambre de Léonie, paru au début de l’été aux éditions Le Vistemboir, préfacé par Jean-Yves TadiéUn échange qui se poursuivra avec Hélène, Jean-Yves et moi-même à la Librairie Gallimard Raspail le 25 novembre à 19h.

Par l’exploration de chambres successives, certaines symboliques, romanesques et d’autres bien réelles, Hélène Waysbord mêle, dans La Chambre de Léonie, sa relecture de la Recherche pendant les récents confinements à une évocation de sa vie passée, faites de douleurs indicibles, de rencontres et de combats, des grands travaux mitterrandiens à la conception de la Maison d’Izieu, dont elle a été la présidente de 2004 à 2016, et désormais la présidente d’honneur. Rescapée de la Shoah, Hélène Waysbord livre, d’une voix douce et forte, un témoignage d’une intimité sans pareille.

Au début de votre livre, vous évoquez brièvement votre première lecture de la Recherche, à la fin des années 50. Quel souvenir, quelles impressions en gardez-vous ?
Avant ma décision de consacrer mon année de maîtrise à Proust, je n’ai aucun souvenir précis de lecture. J’avais dû lire un extrait isolé ou deux. L’auteur de la Recherche était très peu cité et très peu lu à l’époque. Je peux imaginer des raisons non formulées ou mal formulées, de l’envie de lire, l’idée d’une œuvre en quête, en mouvement, non figée comme le sentiment intérieur que j’avais de ma vie, recommencée par hasard en un lieu improbable suite à l’arrestation de mes parents. Peut-être le nom de Swann, sa douceur a‑t-il joué. Et surtout un arrière-plan de judéité qui m’avait condamnée et que j’avais refoulée dans la vie villageoise en me conformant au moule commun pour être acceptée et vivre.

Qu’avez-vous appris de l’écriture de Proust avec ce travail ? qu’est-ce qu’on y voit à la lumière des lettres classiques ?
La métaphore, pourquoi ce choix ? L’écriture l’a élucidé bien après et j’ai compris qu’il était en effet très pertinent pour moi. Mon travail était focalisé sur le rôle de l’image si important dans la narration proustienne. La passion de Proust pour les images, les portraits est bien documentée. On sait qu’il les empruntait volontiers aux amis sans les rendre. Il était passionné par les inventions contemporaines, la photo, le cinéma muet. L’œuvre en fait un large usage, une référence artistique permet souvent de mieux caractériser un personnage, d’en fixer les traits, comme pour Odette. C’est un moyen concret de mieux voir et aussi de suivre le récit sans s’embarrasser de psychologie. La métamorphose est de règle dans l’évolution des personnages.
La Recherche est un univers peuplé d’images, tandis que moi je n’en avais aucune pour figurer le monde perdu qui avait été le mien. C’était un monde déserté.

Est-ce que l’exercice de la version en grec et en latin permet d’embrasser plus facilement les longues phrases de Proust ?
Les langues anciennes sont une école de discipline et de rigueur pour entrer dans des schémas syntaxiques très différents de nos usages, et ainsi donner accès à une autre forme de pensée. Les périodes souvent très longues de l’art oratoire romain, ou les incises de l’historien aident à suivre les longs développements proustiens, leur solidité narrative avec ses décrochements.

Votre livre appartient à deux genres nouveaux : le livre “écrit pendant le confinement” et le récit d’une relecture. Cette relecture de la Recherche s’est faite plus de soixante ans plus tard. L’avez-vous relu dans l’édition de votre première impression, celle de Clarac et Ferré, ou dans l’édition de Jean-Yves Tadié ?
Je l’ai relu dans la première édition Clarac où j’ai mes repères de travail. Les travaux sur la lecture ont montré l’importance de l’édition qui est celle d’une première lecture. Proust lui-même s’est exprimé en ce sens. L’édition de Jean-Yves Tadié est d’un apport considérable pour nous livrer une œuvre dont la publication était inachevée au moment de la mort de son auteur. Le travail immense sur les manuscrits dispersés nous permet de lire une version qui est aussi proche que possible de la volonté de son auteur.

Pourquoi, selon vous, la Recherche est-il « un livre de relecture » perpétuel ?
C’est le livre de toute une vie de façon absolue dans la mesure où la moindre note, le moindre billet écrit se retrouve quelques part repris. Dès 1903 dans une lettre à sa mère que je cite, Proust est complètement déterminé et lucide. Il va progresser par reprises successives sans cesse pour être au plus près de la vérité recherchée dans une forme d’art pour moi proche de la peinture de Cézanne. À la différence de Proust Cézanne a travaillé sur un monde circonscrit, celui d’Aix et de la Montagne Saint Geneviève. C’est devenu son Graal. De son vivant il a produit peu de tableaux achevés sur base d’esquisses ajournées et sans cesse reprises dans l’insatisfaction de ne pas avoir atteint l’idéal. En cela il rappelle le travail interminable de Proust.

“J’allais quitter un monde que je m’étais construit, un abri pour la passion qui m’habitait sans que je sache encore quelle zone de douleur elle cachait, sans deviner sous le trouble et l’élan qui portait mon enseignement, une souffrance demeurée muette, l’abandon de moi, l’abandon par moi, d’une silhouette grelottante d’enfant sur le parvis de l’école, une vie soudain désertée, un matin d’octobre… quand le père n’était pas venu me chercher.” Cette seule phrase, si déchirante, fait de La chambre de Léonie sinon un bilan existentiel, métaphysique, mais du moins une sorte de testament affectif. Est-ce qu’on peut dire que cette relecture de la Recherche a été pour vous un révélateur ou un déclencheur de la mémoire involontaire ?

Ma dernière relecture de La Recherche a été un révélateur, le déclenchement de la mémoire involontaire s’est fait avec l’écriture de mon premier livre, L’Amour sans visage (Christian Bourgois, 2013) où j’évoquais un passé perdu sans trace de souvenirs. Cela a demandé beaucoup de temps, un travail déchirant de réappropriation de l’inconscient d’une enfant lors de la rupture tragique qui l’écarte des siens à jamais. Ce fut une écriture frappée du sceau de la catastrophe qui m’a apaisée une fois achevé et qui a donné un visage à mes parents, Jacques et Fanny. Ma dernière relecture pour Léonie m’a révélé le pourquoi de la métaphore qui consiste à mettre une chose à la place d’une autre. Il est difficile d’exprimer cela sans forcer le sens, toujours volatile et incertain dans l’écriture. Mais j’ai compris la force de l’élan qui m’emportait vers la littérature.

À la fin de votre livre, vous écrivez : “Il n’est pas question de mémoire, il s’agit d’une navigation sans boussole dans l’épaisseur du temps où le passé coexiste avec le présent. Le corps parle tel un épiderme mémoriel où les sensations ont tracé leur sillon. Des moments rares qu’on ne commande pas à volonté mais qu’il convient de recevoir comme une grâce et un travail.” Est-ce que Proust permet cela, et pourquoi davantage que d’autres auteurs ?
Proust le permet et même l’a initié. Après lui comment évoquer des images préformées du passé quand il nous propose des expériences vives où présent et passé fusionnent dans un éclair. C’est l’auteur allemand Walter Benjamin, grand admirateur de Proust qui en a le mieux parlé et a tiré de cette expérience sa philosophie du temps. La vie intérieure se moque de la chronologie, elle procède par bonds et saccades.

En janvier 2019, vous avez été reçue au Bundestag avec d’autres enfants cachés, dont l’historien Saul Friedländer. Deux ans plus tard, il publie À la recherche de Proust en mai, et vous La chambre de Léonie en juin. Avez-vous lu son livre et que vous inspire cette coïncidence ?
Lors de la réception au Bundestag j’avais parlé à Saul Friedlander sans savoir à quoi il se consacrait et il m’avait confié que Proust comptait plus que tout. J’ai lu son livre à sa sortie, un témoignage très riche et précis, personnel par un écrivain reconnu ayant traversé des épreuves inouïes. Dans sa conclusion le thème juif est prédominant et il reproche au narrateur sa dissimulation. Dans mon récit La chambre de Léonie, je tente d’analyser le dispositif narratif inventé par le narrateur : aveu et secret, exprimer et dissimuler vont de pair. La contestation morale n’a pas sa place dans l’œuvre de Proust.

Toute votre vie vous avez combattu le racisme et l’antisémitisme et œuvré contre l’oubli. Vous vous êtes engagée politiquement, aux côtés de François Mitterrand. Depuis quelques semaines, les provocations d’Eric Zemmour et sa réhabilitation du régime de Vichy divisent profondément les juifs français. Est-ce qu’on doit selon vous s’inquiéter de ce phénomène de réécriture de l’Histoire (et la séduction qu’elle provoque dans une communauté qui en fut la première victime), ou est-ce que vous le voyez comme une péripétie qui disparaîtra aussi vite qu’elle est apparue ?Les exemples du passé nous incitent à réfléchir. Des provocateurs, méprisés au départ par les puissants au pouvoir comme Hitler l’était des militaires qui le condamnaient à faire antichambre de longues heures d’attente, se sont imposés.
Les tentatives de récrire l’Histoire sont pratique courante dans le monde où nous vivons. Eric Zemmour est un personnage dangereux par le brouillage des catégories qu’il pratique, doué d’un sens du spectacle dont il joue. Hitler s’entraînait au micro et le résultat fut un succès oratoire incontestable dès qu’il s’emparait de la parole. La judéité de Zemmour peut apparaître à certains comme une caution alors qu’elle est un leurre, au bout du compte c’est un antisémite et un raciste. Méfions-nous des histrions.

Entretien du philosophe Emmanuel Jaffelin avec le philosophe Marc Alpozzo pour Boojum

Entretien avec Emmanuel Jaffelin, auteur de Célébrations du bonheur

« Le Bonheur ne te bouffe pas ! Il te nourrit »

Je connaissais ce philosophe du bonheur, grâce à son ouvrage Éloge de la gentillesse, que je considérais comme un livre salvateur pour le début de ce nouveau siècle qui ne cesse de marteler l’idée de bienveillance, vidant le mot de son sens premier. Avec son nouvel ouvrage, j’ai trouvé un vrai philosophe, s’adressant à tous, comme le faisait autrefois Socrate, prêt à dialoguer avec le plus humble, comme le plus puissant. Nous avons réalisé un entretien, que je vous livre ici.

Marc Alpozzo : Emmanuel, je vais te tutoyer, parce qu’à la lecture de ton Manuel de sagesse, Célébrations du Bonheur, que ton éditeur nomme à tort il me semble, « Guide », tu reprends la seconde personne du singulier pour t’adresser au lecteur, comme le faisait Épicure, ou Socrate lorsqu’il s’adressait à un interlocuteur qu’il soit un ami ou un inconnu. La première personne du pluriel n’existant pas en grec ancien, il n’y avait aucune possibilité de vouvoiement, mais je pense que tu as peut-être une autre raison encore de t’adresser au lecteur par la forme du « tu », peux-tu nous éclairer sur le sujet ? Et par ailleurs, que veut dire pour toi célébrer le Bonheur ?

Emmanuel Jaffelin : Cher Marc, tu me marques par un tel tutoiement spontané. Mais rassure-toi, le tutoiement ne tue pas alors que le voussoiement nous noie. Je tutoie le lecteur car je pense que le fait de se plonger dans un livre par la lecture fonde un accouplement plus efficient du lecteur et de l’auteur que celui qui se plonge dans un lit avec un autre corps. Dit autrement, mon tutoiement n’est pas un harponnage du lecteur, mais une invitation à l’intimité intellectuelle sur fond de cosmos. En espérant que mon tutoiement te paraîtra plus cosmique que comique ! Et puis les écrits attribués à Épictète n’ont pas été son produit mais le fruit des notes d’un disciple[1]  qui adorait ses cours et épousait sa réflexion. A la différence de Socrate qui parlait fort sur la place publique d’Athènes, j’écris doucement, sur un ordinateur, un livre pouvant toucher le public en silence dans un premier temps, dans le bruit de mes conférences dans un second. La lecture de ce livre pourra « guider » le lecteur vers le Bonheur. A défaut de Guide, disons que ce livre est un au moins un « guidon » !

M.A. : Ton texte s’adresse à l’ami de la sagesse, à l’homme en quête de bonheur. Ce n’est pas un texte compliqué dans sa forme, mais il est très riche en explications et en analyses. Ta thèse me semble être celle-ci : n’ayez pas peur du bonheur, il sera un vampire nettement moins vorace en temps et en énergie que le malheur. Et tu ajoutes : soyez gentils, ce sera le premier pas dans le bonheur et vous gagnerez infiniment plus qu’à être méchants. Je note que tu te réfères à un mot aujourd’hui un peu désuet, la gentillesse[2], alors que le grand mot à la mode est à notre époque la « bienveillance ». Toi qui montres que « faire le mal pour être heureux » est une croyance bête du méchant, « aussi peu réaliste que de croire que l’eau produira le feu », que penses-tu de cette injonction contemporaine de bienveillance qui a envahi toutes les sphères de la société, éducation, politique, culture, etc. ?

E. J. : Cher Marc, je re-marque plusieurs questions dans celle-ci :

1- Le bonheur est-il moins vorace en temps et en énergie que le malheur ?

2- La gentillesse est-elle une marche ou un moyen d’accéder au Bonheur ?

3- Faut-il préférer la Bienveillance à la Gentillesse ?

Oui, à la première question ! Le Bonheur ne te bouffe pas ! Il te nourrit : il est donc le contraire d’un vampire en alimentant ton sang en globules et plasma plutôt qu’en te saignant !

Oui, à la seconde question : les méchants chutent en faisant chuter les autres. Il est donc logique que son opposé- le Gentil ou la Gentille – s’élève en élevant les autres par le petit service qui leur rend. Je n’hésite donc pas à dire que la Gentillesse constitue une propédeutique au BONHEUR, la méchanceté conduisant presque toujours ses acteurs au malheur ( voir la fin de Hitler ou de Khadafi).

Non, pour la troisième. Les raisons pour lesquelles notre société préfère la Bienveillance à la Gentillesse sont au moins au nombre de deux :

  • La première est lexicale et tient à l’ambiguïté (avant la parution de mes 4 livres sur la gentillesse) du terme gentil : venu du latin gentilis qui désigne le noble, le terme se dégrade et le proto-christianisme s’en empare pour désigner l’impie, c’est-à-dire le non-chrétien. Souviens-toi que Saint-Paul est connu comme l’apôtre des Gentils, ce qui ne signifie ni qu’il est gentil ni méchant, mais qu’il est le chrétien qui s’efforce à convertir les impies en chrétiens ! Gentillesse est synonyme de faiblesse en français, et les citoyens français préfèrent se faire qualifier de « sympathiques » plutôt que de « gentils » , synonyme issu du Grec antique, mais apparemment[3] plus positif. Une fois posé ce cadre lexical, il est donc aisé de comprendre que les genres préfèrent être dits « bienveillants » plutôt que « gentils ». Selon moi, ils confondent « Gentils » et « Gentillets[4] ».
  • La seconde raison de cette préférence tient au fait que la Bienveillance est une relation humaine verticale entre deux êtres humains. Le père est ainsi bienveillant pour son petit enfant, plus que l’inverse. En prison, le gardien peut se montrer bienveillant envers son détenu, non l’inverse, par exemple en acceptant de prolonger le temps d’une personne qui vient lui rendre visite. La Gentillesse, à l’inverse est une relation horizontale : un détenu peut se montrer gentil envers son gardien en l’aidant à rechercher ses lunettes qu’il a perdues car posées quelque part dans le couloir en servant le repas ou le courrier aux détenus. De même un salarié peut se montrer gentil envers un manager ou D.R.H qui lui demande de l’aider à faire quelque chose sur le lieu de travail mais sans rapport avec les compétences pour lesquelles ledit salarié est rémunéré. Il va de soi que les Entreprises, comme notre société, préfèrent la Bienveillance à la Gentillesse car elles sont paternalistes et préfèrent l’inégalité à l’égalité. En bref, la gentillesse est plus démocratique que la Bienveillance, mais elle suppose d’être le fruit d’une éducation, ce qui est loin d’être le cas.

M.A. : Ton livre se divise en trois chapitres : « Le Malheur », « L’Heur » et « Le Bonheur ». Comme s’il y avait une dialectique et que nous ne pouvions parvenir au Bonheur sans d’abord passer par les deux premiers termes. Si donc tu es stoïcien, tu es aussi hégélien. Ton Manuel, qui reprend la méthode de la Lettre à Ménécée d’Épicure, et du Manuel d’Épictète, utilise un très grand nombre d’exemple d’hommes et de femmes qui ont travaillé à leur bonheur, comme si l’étymologie du mot était en elle-même un leurre, et non l’Heur, et que le Bonheur n’était en réalité pas un hasard. Épictète dans l’Antiquité, Bill Sauvage durant la Seconde guerre mondiale, Sainte Thérèse au XIXe siècle, Stephen Hawking au XXe siècle ainsi qu’un journaliste un peu oublié aujourd’hui, Jean-Dominique Baudry, qui a écrit un livre remarquable, Le scaphandre et le papillon (1998). Or, ce que tu écris dans ce chapitre est pour moi très important, puisque tu montres que nos sociétés occidentales postmodernes sont des sociétés de la victimisation, que tu appelles « victimité », et qu’elles refusent de dépasser l’événement « pour faire de leur existence une énergie conduisant au Bonheur ». Ta thèse est la suivante : il faut passer de la « victimité » à la responsabilité. Qu’est-ce que cette tendance à la victimisation et aux pleurnicheries face aux événements nous dit sur nous-mêmes, et pourquoi d’après toi ce refus de se responsabiliser en recherchant le Bonheur plus que le Malheur gagne sur tout le reste ?

E.J. : En effet, l’exemple joue un rôle clé dans ma philosophie comme chez les philosophes antiques. Ce qui ne peut se prouver scientifiquement doit au moins être montré par des exemples qui ouvrent notre regard sur la réalité. Or, l’un des paradoxes de ce livre n’est pas son côté dialectique (et je ne défends pas du tout l’idée hégélienne de la négativité dialectique qui voit dans le négatif la voie du positif : je pense au contraire qu’il ne sert à rien de faire l’expérience du mal comme méchant pour être heureux), mais plutôt, dans une époque, où règne la croyance en la science, le citoyen se pense faiblement comme une victime potentielle de plein de maux pouvant lui arriver, ce qui lui fait abandonner son pouvoir de ré-pondre des événements qui lui arrivent. Cette société l’invite d’ailleurs à toujours chercher la cause de cet événement hors de sa responsabilité et de sa prévision. Cette idée de victimité est centrale dans notre société qui voit fleurir les assureurs qui nous dé-responsabilisent et nous infantilisent en prévoyant de nous offrir des dé-dommagements en cas d’avènement de ces événements (accidents, incendies, inondation, maladies etc.) Et, paradoxalement, un monde sur-assuré est plus malheureux qu’une société qui cultive la res-ponsabilité, donc l’anticipation et l’intelligence plutôt que la peur et le paiement pour la dissiper. Etre sûr de soi, ce n’est pas s’assurer, mais se rassurer soi-même ! Et c’est gratis !

M.A. : Grâce à trois grandes histoires d’amour (Roméo et Juliette, Colin et Chloé et Solal et Ariane[5]), tu définis l’Heur comme n’étant pas le Bonheur. Pour toi, l’amour sous la forme du coup de foudre n’est pas de l’amour mais un leurre, puisqu’en paraphrasant Romain Gary on pourrait dire que ça commence en s’envoyant des fleurs et que ça finit en s’envoyant des rasoirs (je cite de tête).  Pour toi, toute chance n’est pas bonheur, car toute chance se tourne un jour en mal chance, comme le coup de foudre tourne un jour en « coup de poudre ». Mais plutôt que de nous déprimer, toi le philosophe du bonheur, au contraire tu trouves un petit chemin, certes escarpé mais suffisamment large pour que l’on se fraye un passage : le don. Peux-tu expliquer aux lecteurs en quoi le don est un véritable acte d’amour qui conduit de l’Heur au bon-Heur (ce que n’est pas la passion de Roméo pour Juliette et inversement) ?

E.J. : Merci de reprendre ces trois exemples de coups de foudre, mais il faut noter que dans ce chapitre sur l’heur, mot qui vient du latin augurium qui désigne le présage, je mets en relation les coups de foudre et les gains au loto, l’amour et le jeu, pour ne pas dire l’amour comme un jeu et le jeu comme un amour : les deux sont liés pour ne pas être heureux parce qu’ils sont fondés sur un instant (gain au loto par chance, coupe de foudre en amour par pulsions inconscientes).

Quant au Don, donc, seul solide fondement de l’amour, il suppose que je ne suis pas vide et donc pas en manque, mais plein. Seuls ceux qui sont « vides » prennent, volent, capturent, enlèvent. Les prédateurs sont donc plus vides que les donateurs et je parle d’un vide plus psychique, intellectuel et moral que physique, économique et vital !

M.A. : Je vais peut-être terminer cet entretien par dire que la lecture de ton Manuel est un véritable Bon-Heur (si tu me permets) et je vais aussi en dévoiler la fin (je vais spoiler le sus-pense, pour reprendre une terminologie à la mode) en disant que le bonheur est moins une affaire de chance que de « construction », de méthode. Si tant de gens ont peur du bonheur c’est qu’ils ne savent pas que ce n’est pas une chance ni que c’est intimement lié aux événements, mais que le Bonheur est bien une construction à l’intérieur de soi et que cela demande d’abord une conversion intérieure, ainsi qu’un dépassement de nos peurs et de nos angoisses (ce dont tu parles dans ton ouvrage) ; cela demande que l’on mette un terme à la peur de l’accueil de l’inconnu en soi. Celui qui se met en quête du bonheur n’est pas un homme qui compte sur la chance, (ce qui le rendrait dépendant de l’événement et créerait tôt ou tard son mal-Heur) comme le joueur au Loto, mais plutôt un sage qui ne se préoccupe que de ce qui dépend de lui et ne se préoccupe pas de ce qui ne dépend pas de lui, selon la formule d’Épictète dans son Manuel[6]. Penses-tu que cette capacité à accueillir les événements sans chercher à leur imposer en vain sa volonté est une méthode suffisante pour garantir son bonheur, et pourquoi penses-tu que ce Bonheur-là n’est pas une illusion ?

E.J. : Je te remercie de cette terminaison bienheureuse et de ta trahison altruiste qui vaut Don et également mon par-don. Oui, le Bonheur doit être dégagé de cette manie sociale actuelle qui est bassement matérialiste. Il y a des gens jeunes, riches, en pleine forme et malheureux tandis que d’autres sont vieux, pauvres, gravement malades et très heureux.

La thèse d’Épictète est plus facile à comprendre qu’à pratiquer : accepter tout ce qui nous arrive, même ce que nous estimons négatif (maladie, accident, etc). Une telle pratique de cet accord avec le réel ou, hors écologie, de cette harmonie avec la nature[7] est le fondement de la sagesse stoïcienne qui mérite d’être développée vu ce que l’humanité s’apprête à voir dans les prochaines décennies ( Réchauffement, climatique, montée du niveau de la mer, etc. sans parler des volcans et des météorites…). Et rappeler que la thèse de ce livre est du stoïcisme est que : le Bonheur ne doit pas être un but de l’existence ; il ne peut être qu’un effet de la sagesse comme harmonie avec le cosmos, sagesse qu’il importe de se donner comme but. En espérant que Marc marquera des buts par cette interviou !

Heureusement tienne, lecteur !

Emmanuel Jaffelin, Célébrations du Bonheur, Guide de sagesse pour ceux qui veulent être heureux, Michel Lafon, septembre 2021, 175 pages, 12 euros


[1] -Arrien a recueilli les propos d’Épictète qui furent regroupés en plusieurs ouvrages (huit) dont il ne reste plus que deux : le Manuel et Les Entretiens, deux livres centrés sur la manière de conduire sa vie pour atteindre la sagesse. Vraiment un bon Arrien !

[2] Emmanuel Jaffelin a écrit un Éloge de la gentillesse, Paris, François Bourin, 2010 (Pocket, 2016), et un Petit éloge de la gentillesse, Paris, François Bourin, 2011 (J’ai lu, 2015). Puis Un Eloge de la Gentillesse en Entreprise (First Editions, 2015, en poche ; Osez la Gentillesse en Entreprise, Le Passeur éditeur, 2020) et, enfin, last but not least, un Cahier d’exercices de Gentillesse (Editions Jouvence,2016).

[3] – l’Étymologie nous renvoie en Grec antique à sym-patheia et donc à pathos : nous partageons la souffrance d’autrui en éprouvant pour lui de la sympathie. Sympathique est donc moins positif que le premier sens romain de gentil (à avoir « noble »), mais plus que le second qui est chrétien (l’impie)

[4] – Adjectif qui désigne une personne faible et se laissant mener par le bout du nez, s’avérant incapable dire « non ».

[5] Respectivement Roméo et Juliette de Shakespeare, L’écume des jours de Boris Vian, Belle du seigneur d’Albert Cohen.

[6] Incipit.

[7] – « Vivre conformément à la nature » est l’adage stoÏcien par excellence qui consiste à accepter le réel. En Grec ancien : homologoumenon te phusei.

Hélène Waysbord reçue par l’Institut culturel du judaïsme à Lyon

Hélène Waysbord reçue par l’Institut culturel du judaïsme à Lyon

Hélène Waysbord à l’Institut culturel du judaïsme
Dimanche 7 novembre, Hélène Waysbord était l’invitée de l’Institut culturel du judaïsme pour présenter son dernier ouvrage intitulé “La chambre de Léonie” publié par les éditions le Vistemboir.
Henri Fitouchi, directeur de l’Institut, a accueilli les nombreux participants parmi lesquels Dominique Vidaud, Directeur de la Maison des enfants d’Izieu, partenaire de l’évènement.
Le public a suivi, avec attention et grand intérêt, l’échange de la romancière avec Patricia Drai qui a rappelé le parcours personnel et professionnel de la Présidente d’Honneur de la Maison des enfants d’Izieu.
Hélène Waysbord a évoqué l’œuvre de Marcel Proust qui lui a inspiré ce livre, mais aussi son parcours personnel.
Joëlle Vincent, romancière et poétesse, passionnée de l’œuvre de Proust, a livré une chronique juste et sensible sur “La chambre de Léonie”.
Une séance de dédicaces a clôturé cette après-midi conviviale offrant à Hélène Waysbord le plaisir de prolonger les échanges avec un public ravi.

Le Télégramme a craqué pour « Mémé part en vadrouille »

À Vannes, Fiona Lauriol dédicace son livre « 101 ans – Mémé part en vadrouille » à l’espace culturel Leclerc

L’auteur raconte sa série de voyages en camping-car avec sa grand-mère centenaire. Elle sera en dédicace à Vannes samedi 6 novembre à l’espace culturel Leclerc.

Fiona Lauriol et Dominique, sa grand-mère, lors de leur exploration du désert des Bardenas, en Espagne, l’une des étapes de leur voyage en camping-car à Santiago de Compostelle.
Fiona Lauriol et Dominique, sa grand-mère, lors de leur exploration du désert des Bardenas, en Espagne, l’une des étapes de leur voyage en camping-car à Santiago de Compostelle.

En 2017, dans sa 98e année, Dominique Cavanna vit dans un Ehpad en région parisienne. La direction de l’établissement estime qu’il ne lui reste plus beaucoup de jours devant elle. Sa petite-fille, Fiona Lauriol, décide de la retirer de l’Ehpad et de l’accueillir chez elle. Après quelques mois de remise en forme, elle lui propose de l’emmener en camping-car. Le duo fait alors une série de voyages durant trois ans, avec un premier périple merveilleux de 40 jours en France. Les voyageuses parcourent ensuite l’Espagne pendant quatre mois, jusqu’à Compostelle, puis le Portugal, où elles se retrouvent bloquées pendant deux mois en 2020 à cause du confinement. La presque centenaire devient alors rapidement la mascotte du camping. La grand-mère et la petite-fille avaient pour projet de faire un autre voyage, dans la ville natale de Dominique Cavanna en Italie, mais ce vœu n’a pas pu se réaliser. La grand-mère aventurière est en effet décédée à 103 ans. Ce livre est une véritable leçon de vie.