Texte recopié du catalogue des trente ans des Editions Des femmes :
Arriver… Déjà 1975, et je n’avais jamais entendu sa voix ni parler d’elle, j’étais dans mon chemin de littératures, d’une part professeur à Paris VIII depuis 1968, libre mais enfermée dans la répétition d’une vision universitaire clôturante de la littérature, toujours encore cloisonnée, excluante, nationaliste même, rangée en casiers « littérature française » « littérature anglaise », etc. et tous ces quartiers du grand corps sectionné, toute cette boucherie louche bâillonnée, surgelée, sans sexe, et moi ramassant les morceaux épars, m’efforçant de remembrer, de rendre au Texte sa mémoire mondiale, sa langue de langues, et sa jouissance, d’autre part, écrivant, ayant avancé dans un territoire hors frontières sous le regard « de jouissance et d’effroi » de Jacques Derrida, bien/veillée par lui seul, libre, publiée par les Grandes Maisons éditoriales, mais seule en vérité, et même paradoxalement encore plus seule d’être à la fois admise et remisée, je cherchais. Je cherchais où me trouver, entière, non pas perdue comme seule de mon espèce, celle de l’être femme en plus d’écrire au plus intime du dehors. En 1974 j’avais déjà fait un pas, un bond presque, dans l’Université, en créant à la hâte le doctorat d’Etudes Féminines. Enfin nous chercheurs en textes nous pourrions poétiser, analyser les traces des différences sexuelles dans les textes sans être mis au piquet. Je parcourais la terre en quête d’écritures prochaines, on peut le dire. Il y en avait si terriblement peu.
Déjà 1975. C’est alors qu’elle m’appelle au téléphone. Antoinette Fouque. Cela va très très vite. Je n’avais jamais entendu parler si audacieux, rappeler tous les mots bannis si impérativement, tisser si naturellement la science analytique avec la lecture. Dans l’heure nous parlâmes mythes, figures de femmes de toute éternité, théâtres des persécutions et des survies d’aujourd’hui tout comme hier. J’étais stupéfaite. Je n’avais jamais imaginé qu’une telle personnalité existât : une femme de pensée et totalement engagée dans l’action, faisant passer la pensée instantanément sur un front, une force de démascarade inouïe. Elle me demande un texte pour les Editions Des femmes à l’instant je dis oui. Il ne faut pas croire que j’étais décillée. J’étais émerveillée. Je donne Souffles. J’étais alors au Seuil. J’avais été chez Grasset. Aux Lettres Nouvelles. Il m’a semblé vivre un conte de Chrétien de Troyes. On ne sait rien, on part en quête, on pose les bonnes questions dans les lieux mauvais, là où on pourrait obtenir réponse, on oublie d’interroger, on va on va on n’arrive pas. Tout d’un coup, d’une minute à l’autre on y est. Le lieu existe en réalité, il a un visage, une vie. Et ce lieu n’est pas confiné. Il touche à l’Univers. Tout de suite après la Maison ouvre sur les places et les rues, sur les pays étrangers, sur le propre pays étranger. L’expression des passions est portée par plusieurs voies en même temps, la voix basse et infinie qui coule dans les livres, les voix hautes et entetées qui reprennent la parole publique à ses ravisseurs. J’ai dit que je n’étais pas décillée. Prendre la mesure du projet de Révolution qui était Antoinette, une intention de changer le monde sans compromis, sans limites, je ne l’ai pas fait alors. Je ne vis pas qu’une toute autre Histoire avait commencé. Et je donnai un autre livre aux éditions Gallimard. Il ne m’était certes pas venu à l’esprit qu’on pouvait appartenir à un mouvement ! Je n’avais même, je crois, jamais analysé ce qu’était un lieu, à quel point le lieu imprime, ajoute, fait oeuvre dans l’oeuvre, et qu’un livre, sans, la plupart du temps, que l’auteur en soit conscient(e) doit quelque chose de son mouvement, de son rythme, de ses possibilités secrètes, au port, à la maison, à l’horizon vu de la fenêtre de la maison. Une « maison » d’édition agit dans un texte beaucoup plus qu’on n’aime à le penser en général car, sauf exception, c’est du côté de la restriction ou de la douleur que cette action se manifeste. Quelques phrases émues d’Antoinette et soudain je pris conscience.
C’est alors que je décidai ce qui était déjà décidé.
La continuité, l’endurance, le recommencement, le courage, une inflexibilité, à ces vertus partagées par chacune de ces amies de vie s’ajoutent des traits qui relèvent du savoir-vivre raffiné, du plaisir pris au plaisir reçu et donné : le goût du beau, l’élégance, l’idée qu’une maison sans fleurs serait inhabitée, que tous les sens font partie de l’intelligence, et que l’hospitalité vraie n’offre pas seulement l’abri, le toit, la sécurité nécessaire, mais des choses de beauté, une nourriture pour les yeux, tout le non-indispensable qui est encore plus subtilement nécessaire que le strict nécessaire.


Cultures – Article paru le 10 mars 1998
A la suite du passionnant documentaire :

Nathalie Sarraute disait qu’il n’y avait pas de littérature de femmes. Intrinsèquement, elle avait raison. Mais cette parole, pour autant indifférenciée qu’elle fût, il fallait la (leur) donner (aux femmes). C’est ce à quoi Antoinette Fouque s’est employée, inlassablement depuis la création des Editions Des femmes. Non pas pour les cantonner dans un espace clos, vite devenu muet, si les Editions Des femmes n’étaient cette fenêtre ouverte sur le monde, vers tous les horizons stylistiques et géographiques. Les Editions Des femmes, c’est une parole pour toutes et pour tous.