Marcel Gauchet qualifie « Numismatiques » de texte-événement !

thumbnail.jpg« Avec le symbolique, ne tient-on pas aussi bien les structures élémentaires du social que l’ordre ultime de l’inconscient, en passant par l’ensemble des formes de la représentation ? (…) Peut-être le sommet de ces espérances est-il marqué par un texte-événement de l’hiver 68-69 paru dans Tel Quel (…) : « Numismatiques » de Jean-Joseph Goux »

Marcel Gauchet, Les idées en France 1945-1988

EXPOSITION COLETTE DEBLE A L’ESPACE DES FEMMES !! EN CE MOMENT !!

La Quinzaine littéraire, 16 au 31 décembre 2007

Art Press, Esprit, Trafic

Tels sont les titres des principales revues où le philosophe Jean-Joseph Goux a donné des articles aujourd’hui repris en volume. Il s’intitule « Accrochages » (éd. des femmes, 170 P., 15 E). Sont-ce là des tableaux que l’on accroche ou des tableaux qui nous accrochent ? Un sous-titre, « Conflits du visuel », vient nous renseigner sur quelle sorte d’accrochage il s’agit : le second. L’auteur s’y emploie à décrocher quelques vieilles lunes quand il montre que Hitler n’était pas tout à fait ignare d’associer le cubisme à de l' »art bolchévique » (car avant 1926 le réalisme soviétique n’avait pas encore écrasé les avant-gardes).

Le précédent livre de J.-J. Goux était consacré à Colette Deblé dont une exposition libre d’accès se tient jusqu’au 16 février à l’espace des femmes (33-35 rue Jacob 75006 Paris, tél : 01.42.22.60.74). Elle propose des aquarelles de femmes de lettres, d’Olympe de Gouge à Gertrude Stein, reprises dans un luxueux agenda 2008 en vente sur le même lieu.

CE JEUDI SOIR !!! Vernissage de l’exposition L’Agenda 2008 – Lavis de Colette deblé – à partir de 18 h 30, à l’Espace des femmes, 35 rue Jacob, Paris 6ème – Venez nombreuses et nombreux !!

Antoinette Fouque et Colette Deblé,
Des femmes
,

seraient heureuses de vous accueillir
jeudi 13 décembre 2007 à partir de 18 h 30
pour le vernissage de l’exposition de

L’Agenda 2008
Lavis de Colette Deblé

Le vernissage de cette exposition de peintures de Colette Deblé sera l’occasion, pour celles et ceux qui ne le connaissent pas encore, de découvrir notre Espace-Galerie Des femmes, situé 35 rue Jacob, 75006 Paris. (métro Saint-Germain des Prés). Il vous permettra en outre de croiser des auteurs de la maison, comme Jean-Joseph Goux – philosophe professeur aux Etats-Unis ayant publié Accrochages en 2007 aux éditions des femmes et très vieil ami de la prodigieuse illustratrice, séjournant quelques semaines dans l’Hexagone. (Oui, le monde est tout petit ! Et Antoinette Fouque a beaucoup d’amis ! Partout dans le monde !)

Sur une idée d’Antoinette Fouque (auteur de Gravidanza, éditions Des femmes, 2007 – monument de la pensée pour les siècles à venir) et suite à une rencontre humaine artistiquement féconde entre ces deux très grandes dames, Colette Deblé – cette peintre fabuleuse à qui Jacques Derrida a consacré tout un livre, Prégnances – Lavis de Colette Deblé. Peintures. (L’Atelier des Brisants, 2004) – vient de finir d’illustrer l’Agenda 2008 Des femmes.

Cette oeuvre supplémentaire de la créatrice d’images publiée dans notre belle maison prolonge sa relation construite sur l’amitié et l’admiration réciproques avec Antoinette Fouque – qui avait déjà fait naître un livre sublime en 2006 – L’envol des femmes, porté par des textes de Jean-Joseph Goux.

L’AGENDA 2008 DES FEMMES (Illustrations de Colette Deblé)

Il s’agit d’un semainier de bureau en édition unique et au tirage limité, un objet aussi utile que d’une beauté à couper le souffle. D’un format pratique 16 x 17 cm, sa couverture en simili cuir vert amande lui donne un aspect sobre, pourtant d’une élégance extrême, avec une touche d’originalité certaine.

Long de 160 pages, il se présente sous la forme d’une semaine par double page illustrée de lavis de Colette Deblé. Une citation littéraire hebdomadaire vous nourrira l’esprit et le coeur. Destiné à la permanence à travers les années (la couverture est de taille standart) et à être regarni chaque 1er janvier, il vous accompagnera tout au long de l’année civile 2008.

On pourra se le procurer dans toutes les librairies dès le 6 décembre 2007.

Les éditions Des femmes espèrent avoir la joie de vous recevoir lors de la soirée du jeudi 13 décembre – ainsi que jusqu’au 15 février 2008 pour admirer l’exposition Colette Deblé dans le cas où vous ne seriez pas disponible à la date du vernissage.

Me tenant à votre disposition pour tout complément d’information, je vous renouvelle ma vive sympathie et mon désir de vous voir souvent à l’Espace-Galerie Des femmes.

Chaleureusement,

Colette Deblé étudiée par les Américains !! (Dalhousie French Studies, Michael Bishop, Spring 2007)

Dalhousie French Studies 78 (Spring 2007) www.dal.ca/french (Vitterio Frigerio)

A quarterly Journal Devoted To French and Francophone Literature

Colette Deblé. L’envol des femmes. Textes de Jean-Joseph Goux. Paris : Des femmes / Antoinette Fouque, 2006. 160 p.

Envol : légèreté, libération, ivresse du féminin, ici et maintenant, et à travers les siècles de notre très relative modernité. Couleur et ruissellement aussi, et délicatesse et transparence. Et, partout, révélation, nudité, surgissement épiphanique du corps, du coeur et de l’esprit de la femme. Et si couleur il y a, elle est à la fois une force, une présence, rose, rouge, jaune et verte et bleue, ocre et dorée parfois comme certaines fleurs qui nous sont offertes également, mais une présence souvent, même la plupart du temps, pailletée, bariolée, multicolore et par conséquent multiple, constellée comme cette Chevelure de Bérénice, cette symphonie galactique, dont s’inspire ce texte de Claude Simon qui, d’abord, s’intitulait Femmes. Toutes les peintures et tous les dessins de Colette Deblé, magnifiquement reproduits ici dans ce livre précieux, témoignent de l’énergie mystérieuse qui dynamise l’existence de la femme et les phénomènes où elle se trouve immergée : la lumière, la matière, l’air et le temps. La sensualité règne, subtile, grâcieuse, innée ; mais quelque chose comme une spiritualité, immanente et transcendante à la fois, flotte et plane partout où les ailes du corps féminin se déploient, élevant le matériel vers son inhérence insubstantielle. Et ceci, curieusement, malgré le désir de Colette Deblé qui la pousse à vouloir nous donner la femme dans sa présence renouvelée face à son contexte historique, temporel, dans le chatoiement de son devenir perpétuel tel que l’art des grands plasticiens l’ont évoquée. Fantin-Latour, Rodin, Chassériau, Watteau, Manet, Picasso, Da Vinci, Memling, Ishikawa, etc, etc : la liste est longue, très longue, et les nombreuses sources anonymes l’amplifient infiniment, permettant de saisir quelque chose de l’immense, sans doute, dirait Marguerite Duras, indicible identité féminine depuis la préhistoire jusqu’à nos jours. Ceci, d’ailleurs, sans mimétisme de la part de Deblé – Jacques Derrida la voyait plutôt comme « une visionnaire des corps » – , sans répétition, et pourtant puisant dans les représentations des autres un point de départ perceptif qu’elle n’efface pas tout en l’allégeant, le détachant de sa stricte et absolue historicité, l’ouvrant à une transhistoricité libératrice – à un espace plastico-ontologique où la femme sait retrouver les beautés de ses brumeuses origines. Comme dans un poème de Jeanne Hyvrard…

Les analyses que nous propose Jean-Joseph Goux sont, à tous les égards, excellents et pénètrent profondément dans la logique de ce qu’il appelle « la mélancolie universelle de la gynégraphie » (116). Le légendaire, le mythique, cela qui est plongé dans le temps humain, oui ; mais aussi « quelque chose d’inaugural » (120) en émergence chez Colette Deblé, une originalité qui est simultanément celle de l’art de Deblé et celle de la femme dans les innombrables qualités intrinsèques de son être-là à la fois vécu et atemporel. L’envol des femmes réussit d’ailleurs à nous montrer les fondements de cette mélogie gynégraphique : nous plongeons ainsi, avant d’aborder cette éclosion des quinze dernières années, dans les images, qu’accompagne également le texte de Goux, des années 1970 – 80. Des acryliques comme Voir ou Fougères ou Pacifique modèle reposent sur une poétique de la lumière rayonnante, striée, éblouissante, et de l’ombre, secrète, masquante, intime, tandis que les acryliques comme Dominicains ou Rieuses ou Thésa ou Pirat, avec leurs lumineux oiseaux de mer et leurs fleurs simples mais intensément sensuelles, se risquent dans d’autres espaces à la fois plastiques et psychiques qui, pourtant, complètent ce qui précède et préparent ce qui, à partir de 1990, suivra et continue aujourd’hui : cette vaste et inachevable aventure de la présence obscurcie et si brillamment dévoilée, peinte et dessinée, de la femme.

Michael Bishop

Interview de Jean-Joseph Goux par Pierre Cormary

Réponses aux questions de Montalte

Question 1- D’abord, une question « difficile » : au vu des connaissances et du mode de penser d’aujourd’hui, quelle est selon vous la meilleure définition de l’oeuvre d’art ?

Question difficile, car c’est cette définition que l’art moderne et contemporain ont fait exploser. Notre situation pourrait même se résumer à ceci : il n’y a plus de définition tenable de « l’œuvre d’art ». Alors que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ? Tout se passe comme si l’art moderne et contemporain avaient, peu à peu, mis en cause, détruit, démonté toutes les caractéristiques qui pouvaient faire d’un objet une œuvre d’art. Tout se passe comme si son mouvement même, depuis plus d’un siècle, consistait à cela, à se défaire presque méthodiquement de tout ce qui pouvait être compté comme un trait essentiel de l’objet esthétique. Très vite, avec Picasso puis Duchamp, le défi était lancé. Et il ne cessera pas depuis d’être relancé. La référence à la beauté, qui était une dimension essentielle de ce que l’art (c’est à dire « les beaux-arts »), promettait au spectateur vole en éclats avec Les demoiselles d’Avignon de Picasso. Le laid, le grimaçant, le difforme (puis bientôt le « trash » et le « destroy ») remplacent la quête du beau. Il n’y a plus d’idéal esthétique. L’humour, le sarcasme, s’introduisent dans la galerie ou le musée, se moquant des « beaux-arts ». et de toutes ses idéalisations : la pissotière de Duchamp détruit toute définition de l’art, mieux qu’aucun manifeste dadaïste. A la limite on ne peut plus rien dire de l’art a priori. L’art c’est ce qu’on expose. L’art c’est ce qu’on montre. L’art c’est ce qu’un groupe de personnes ayant un pouvoir institutionnel s’accorde à reconnaître comme de l’art, etc… Toutes ces façons décevantes, déroutantes, de dire ce qu’est l’art, témoignent d’une incertitude ou d’une crise qui est au cœur de l’entreprise artistique de notre temps, et qui devient sa caractéristique même et aussi sa force, en tant qu’expression exacte d’un monde qui est autoproducteur de sa propre réalité, et non pas image d’une réalité déjà existante, ou reflet d’idéaux esthétiques inscrits au ciel.

Question 2 – Vous rappelez très justement dans votre livre que l’art fut pendant les deux siècles derniers « l’utopie de la modernité ». A travers le refus quasi systématique de l’art contemporain par le public, refus qui selon vous relève d’un dépit envers une religion qui n’a pas tenu ses promesses, peut-on dire que l’on assiste aujourd’hui à une mort de l’art comme il y eut une mort de Dieu ?

Certes l’art fut une sorte de religion de l’époque moderne, un substitut des grandes croyances religieuses défaillantes. On a mis en lui des espérances de transfiguration de la vie et de rédemption qui étaient jusque-là réservés au domaine de la vie religieuse. Mallarmé, Wagner, ou Proust en sont des exemples extrêmes. Mais sur un mode moins intense c’est toute une époque d’artistes, d’ écrivains, de poètes, de musiciens, qui voit dans l’art l’espoir d’un salut métaphysique et non seulement un divertissement. Les avant-gardes ont hérité de cette radicalité. Le public aujourd’hui est sans doute très loin d’embrasser un tel fanatisme de l’art. Mais le fait que le public a tendance à bouder l’art contemporain — qui lui-même est devenu très ironique, très déceptif, par rapport à tout ce qui pourrait donner à l’art une puissance de transfiguration idéaliste et d’exaltation – ne signifie pas pour autant que l’art, en général, disparaisse de notre horizon, et soit devenu comme le prévoyait Hegel quelque chose du passé. C’est même le contraire qui semble se produire. Les moyens techniques d’agir sur la sensibilité visuelle au auditive, –ce qui constitue potentiellement des ressources de l’art—, deviennent plus complexes et plus puissants. Par ailleurs, et sous cette influence, on pourrait diagnostiquer une sorte d’esthétisation générale, une influence de plus en plus marquée des sons et des images, à travers les instruments multimédiatiques qui nous entourent et ne nous quittent pas. Certes, dans cette esthétisation, c’est le statut historique de l’art, du grand art, qui est aussi mis en cause, mais cette crise n’est pas une mort de l’art par inanition, plutôt un élargissement de ses moyens qui en fait éclater les frontières. D’ailleurs, il faudrait nuancer aussi cette bouderie du public dont vous parlez. Il semble que l’art contemporain (sans même parler de l’art classique et moderne qui déplace les foules) touche un public de plus en plus grand, et je ne parle pas seulement de ceux qui se servent de lui comme outil de spéculation, ce qui pose d’ailleurs des problèmes très déroutants aux confins de l’économique et de l’esthétique sur la « valeur » des œuvres d’art.

Question 3 – Alors qu’ils accédaient enfin à une autonomie totale de création et à une liberté formelle quasi infinie qu’aucune époque ne leur avait accordée, la plupart des artistes contemporains ont tourné le dos au monde. Est-ce parce que l’art du XX ème siècle a pu se fourvoyer dans le totalitarisme nazi (Léni Riefensthal, Arno Brecker, Albert Speer) et qu’ils ont voulu par prudence ou par probité ne plus jamais avoir affaire au monde de peur d’être récupéré ? Ou bien est-ce par simple narcissisme autarcique ?

Il me semble en effet, que dans les années 60, à l’époque qui voit émerger ce que l’on appellera l’art contemporain, ( par différence avec l’art moderne) se développe en littérature comme en peinture l’idée qu’il faut renoncer dans l’art à tout engagement au niveau des contenus, et qu’il faut travailler à des révolutions dans la forme. Cette attitude a pu être adoptée en réaction à des fourvoiements politiques, à de sanglantes impasses, que ce soit celles du nazisme ou, surtout à cette époque, du stalinisme. En même temps, c’est sans doute le mouvement général de l’autonomisation de l’art qui se poursuivait de cette façon jusqu’à des extrémités qu’on pourrait considérer comme des limites aberrantes mais qui ont leur légitimité dans cette logique: l’écriture du roman qui s’écrit, le film du film qui se fait, la peinture qui déconstruit et met à jour les conditions élémentaires de sa production (le cadre, la toile, la couleur, le mur, etc..). Plus que d’un simple narcissisme, je pense qu’il s’agissait d’un mouvement presque inéluctable, dans une logique d’autonomisation du médium, qui a commencé avec l’art moderne et qui trouvait ainsi sa continuation. Depuis Manet le peintre ne se contente pas de représenter le monde, il veut aussi faire voir comment se fait une peinture, il veut laisser des traces de son opération de peintre. Toute la peinture moderne et une grande partie de l’art contemporain sont marquées par ce souci. La fabrication du tableau ou de l’objet laisse des traces. Le faire transparaît dans ce qui est donné à voir. En même temps cette tendance (qui a été picturale, littéraire, cinématographique) a pu coexister (y compris chez les mêmes artistes) avec le désir de capter plus directement le monde contemporain,

Question 4 – En même temps, vous dites que l’artiste contemporain, qu’il en ait conscience ou non ou qu’il se prétende « subversif » ou non, épouse de fait les valeurs individualistes, libérales et démocratiques de notre époque. La loi du marché est devenu la loi de l’art. Il n’y a donc plus de place pour une vraie subversion sauf celle peut-être d’un « artistiquement abject » (comme les « actionnistes viennois » ou autres performants gore) qui d’ailleurs est repris comme tout le reste par la spéculation ?

Il est bien certain que le surgissement de l’art moderne et contemporain n’a pu avoir lieu qu’avec certaines conditions extrêmement complexes, dont une grande liberté de l’individu, la volonté et la possibilité de mettre en cause les traditions, les canons, les règles, pour se lancer vers des formes sans précédents. Il a fallu que les notions de création individuelle, de liberté pure, etc… soient reconnues, et fassent parti de l’ ethos de tout un groupe, sinon de toute une culture. En ce sens là, oui, l’artiste contemporain appartient à son temps, qui est aussi le temps de la démocratie et de l’individualisme extrême, et celui où la figure même de l’artiste, du créateur, est valorisée d’une façon inouïe, qui n’a sans doute jamais eu d’exemple. Et pour que cela se produise, il faut sans doute que la société reconnaisse dans l’artiste – dans le fameux créateur, y compris le plus contemporain et dans ses domaines variés -, quelque chose de fondamental pour son ethos et son existence : l’invention, la production du nouveau, l’innovation pour l’innovation, ce qui correspond bien aussi à l’une des exigences vitales de nos sociétés présentes. Mais une telle interprétation s’inscrit dans un cadre très large, très général. Cela n’empêche pas que l’artiste, l’écrivain, le cinéaste existe dans un champ qui est marqué par des contradictions, des conflits, des luttes. C’est là qu’il affirme sa singularité et une force oppositionnelle qui peut être scandaleuse, choquante, déroutante.
Il est vrai aussi qu’après les provocations modernistes les plus scandaleuses qui sont maintenant acceptées et muséifiées, le choquant lui-même est une tradition et une exigence de l’art contemporain, ce qui émousse quelque peu sa force de subversion. C’est en cela que nous sommes entrés dans un moment « postmoderne » dont l’un des traits est que le conflit romantique entre le bourgeois et l’artiste, le divorce entre l’entrepreneur et le créateur, l’économique et le poétique, tend à perdre de sa force. L’entrepreneur lui-même se pense souvent sur le modèle du créateur, et vice-versa ; ce qui brouille le grand clivage né au dix-neuvième siècle. L’esthétisation de l’économie avec l’importance des medias, de la publicité, avec la captation du désir par le marché, avec la « valeur » aussi bien économique qu’esthétique et éthique suspendue au jugement subjectif le plus éphémère, n’est pas pour rien dans cette tendance.

Question 5 – On parle de plus en plus d’une gratuité pour l’entrée des musées. Y voyez-vous le signe d’une saine démocratisation de l’art – un art pour tous – ou le risque de faire de l’art un phénomène de consommation comme un autre ?

C’est une question qui renvoie à la fois à un problème de principe et à un problème empirique.. Est-ce que la gratuité est souhaitable ? Et lorsqu’elle est acquise, est-ce qu’elle a l’effet attendu sur la fréquentation des musées ? Il est vrai qu’il peut être bon, à une époque où les produits de la culture sont transformés en marchandise consommable aisément et sans effort, que le musée apparaisse comme un « sanctuaire de l’art ». C’est un domaine à part, un espace presque sacré, un véritable temple où un effort est à faire pour pénétrer. Il y a le dehors et il y a le dedans. Le prix de l’entrée est l’obole qu’il faut céder pour passer le seuil de ce domaine enchanté… Je ne suis pas complètement insensible à cet argument, même si, en même temps, on pourrait souhaiter que ce soit autre chose que l’argent, qui trace cette frontière symbolique.

Question 6 – « Dans la plupart des cultures, l’art n’a jamais quitté la place très honorable mais secondaire du beau, subordonné à des fins beaucoup plus hautes que lui » écrivez-vous. Est-ce à dire que l’on ne peut concevoir un grand art, sinon sans Dieu, sans transcendance ?

Même dans les civilisations qui ont connu ce que l’on peut tenir pour un grand art (la Grèce, la Renaissance), l’art reste une sorte d’artisanat du beau qui est subordonné à une fin plus haute, de type religieux et politique. L’artiste lui-même dans ces civilisations n’a pas encore le statut, la « cote » sociale et culturelle que l’on attribue aujourd’hui à l’artiste. Il reste proche de l’artisan. Ce n’est qu’à l’époque moderne et surtout au 19ème siècle que l’art s’autonomise, prend un sens par lui-même, n’est plus subordonné à des valeurs et des fins plus hautes. L’art devient un absolu. En même temps l’artiste acquiert un statut symbolique conforme à cette promotion de l’art.. Cette accession de l’art et de l’artiste à ce statut ontologique absolu coïncide, bien sûr, avec le déclin du religieux, avec la « mort de Dieu ». La pensée de Nietzsche marque parfaitement ce tournant : mort de Dieu et promotion du créateur, de l’artiste, à une place ontologique suprême. Mais le paradoxe est que cette grandeur de l’artiste correspond avec la fin du « grand art ». L’art est grand, mais il n’est plus dans la ligne du « grand art » qui suppose tradition, formation, discipline, respect des anciens et référence à des canons etc… L’art est devenu rupture, choc, innovation. L’art individualiste peut être grand, et même viser au surhumain, mais il n’a pas la dimension achevée du « grand art ».

Question 7- A la fin de votre livre, vous émettez la nécessité d’une nouvelle « discipline » toute « platonicienne » des images. Après tout, c’est sous les périodes les plus dogmatiques (le siècle d’or en Espagne, le XVIIème siècle français…) qu’ont pu se créer les oeuvres les plus splendides. Mais comment légitimer celle-ci sans retomber dans l’argument d’autorité, le dogme, sinon le clérical et surtout sans endosser les habits de la censure ?

On peut garder une certaine nostalgie pour les grandes époques de l’ image disciplinée. Peut-être le cinéma aujourd’hui est-il plus proche de cette discipline que « l’art contemporain » devenu installation, performance, etc.. et qui apparaît comme laboratoire ouvert du visuel, chantier de possibilités, percée critique et élitiste, davantage que comme œuvre accomplie, touchant un public universel. Mais je m’interroge seulement sur « l’image indisciplinée » et ses risques d’aberration, de folie, sans prétendre m’avancer vers aucun appel à l’image disciplinée qui impliquerait un consensus esthétique dont nous sommes bien loin, et qui serait en complète contradiction avec l’individualisme ou le subjectivisme dont nous parlions plus haut.

Question 8- Contrairement aux arts plastiques qui ont viré à l’abstrait, sinon à l’obscur, le cinéma est le seul art visuel qui a renoué avec le réalisme, visible par et pour tous, donc avec une certaine forme de religiosité. Parleriez-vous, comme Gilles Deleuze dans L’image-temps d’une « catholicité propre au cinéma » ? Le cinéma s’imposant finalement comme le seul art qui renouvelle aujourd’hui le lien entre l’homme et le monde ?

J’aime bien la formule de Deleuze. Le cinéma, qui conjugue images, paroles, musique, a acquis une place prééminente qui secondarise les autres manifestations de l’art. Ce septième art, que Hegel n’a pas pu prévoir, est celui qui contredit le mieux la thèse fameuse de « la mort de l’art ». Non seulement le cinéma peut envelopper les autres arts, les synthétiser, mais il devient un langage sans frontières ou presque, et il atteint ainsi à l’universalité par le sensible, à la catholicité à laquelle Deleuze fait allusion. Il est certain que, d’une façon ou d’une autre, tous les arts, visuels ou non, subissent la concurrence de l’art cinématographique qui modèle profondément nos sensibilités, et obligent les autres arts, et la littérature elle-même, à se positionner par rapport à lui. Il est porteur non seulement d’un « effet de réalité » mais aussi d’une capacité de formation des imaginations qui le place aujourd’hui en position dominante par rapport aux autres formes d’art.

Question 9- Un mot sur la disparition d’Ingmar Bergman et de Michelangelo Antonioni, ces deux grands génies de l’image moderne ?

Je ne peux que me ressouvenir du choc qu’a été pour moi L’Avventura d’Antonioni que j’ai vu au moment de sa sortie, cette impression d’un monde nouveau qui s’ouvrait, un monde avec lequel, en même temps, je ressentais la plus grande proximité. Ce film est resté pour moi, l’un des plus marquants. Le Septième sceau de Bergman m’avait frappé d’une autre manière, moins intime, moins personnel. C’est plutôt les films suivants de Bergman qui m’ont remué, alors que ceux d’Antonioni ne m’ont jamais paru atteindre la force de l’Avventura – peut-être aussi à cause de l’époque et de l’âge où j’ avais vu cette oeuvre pour la première fois. Deux immenses cinéastes.

Question 10- Quels sont enfin pour vous, dans le domaine des arts plastiques, les grands artistes vivants ?

Difficile de sélectionner quelques noms dans une époque si riche et si éclectique. Je dirais seulement que je suis frappé par le rôle nouveau des artistes femmes dans le domaine plastique : cinéma, photographie, et langages multimédias (y compris vidéo). Elles ont su faire apparaître des formes inédites de subjectivités, en osant aller très loin dans la révélation de l’intime, brisant les frontières traditionnelles entre la représentation publique de soi, et l’existence privée. A travers l’enquête sur leur identité (ou l’identité féminine en général et sa représentation) elles ont placé au premier plan la question du sujet et du corps, un sujet brisé qui se construit et se dérobe, et un corps qui est soumis au temps, à l’infirmité, aux transformations involontaires ou volontaires. Les noms d’Annette Messager, de Sophie Calle, de Cindy Sherman, de Nan Goldin, d’Orlan, de Gina Pane, bien sûr, me viennent à l’esprit, ou par ailleurs d’une autre façon, ceux de Pipilotti Rist, de Katharina Grosse, de Catherine Gfeller, de Colette Deblé ou de Sylvie Blocher. Ce domaine de croisement entre l’image publique et la vie privée, cette zone ambiguë entre le quotidien, le trivial, le banal, et la mémoire artistique ou encore l’interrogation sur les images de l’identité sexuée ont été particulièrement creusés et mis à jour par ces artistes. J’y vois une contribution importante de l’époque.

Jean-Joseph Goux

Accrochages, par Pierre Cormary (La Presse littéraire d’octobre 2007)

Une lecture d’ « Accrochages, conflits du visuel » de Jean-Joseph Goux (Editions des femmes – Antoinette Fouque, 2007, 15 euros) – Les enjeux de l’art contemporain : de la pierre philosophale au capital.

Où en est l’art aujourd’hui ? Pourquoi les artistes ou présumés tels se sont-ils coupés du public ? Pourquoi en revanche une toile de maître se vend-elle à plusieurs millions ? Que signifie exactement à notre époque une provocation artistique ? Loin des truismes et des préjugés habituels, Jean-Joseph Goux répond à toutes ses questions avec une intelligence philosophique qui nous oblige à reconsidérer notre monde et la place qu’y tient l’art, à réfléchir sur le rôle des critiques et des acheteurs, à enfin interroger notre propre perception de la modernité qu’elle soit positive ou négative.

En vérité, l’art nous a trahis.
Glorifié comme une activité à part depuis deux cent cinquante ans, chargé de donner le sens ultime de l’existence, sommé de remplacer le sacré, l’art fut « l’utopie unanime de la modernité ». On a oublié le consensus exceptionnel qui s’est fait autour de lui à partir des Lumières. Kant, Schelling, Schiller, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Comte, Heidegger, Freud, et en France, Sartre, Bataille, Foucault, Deleuze, tous ont affirmé une prééminence ontologique de l’art sur les autres travaux humains. Tous ont cru que l’art devait sauver le monde. La mort de Dieu allait de pair avec la religion de l’art. L’artiste s’imposait comme le créateur par excellence et son atelier n’était rien d’autre que le nouveau lieu du divin.

Plus que nul autre, Heidegger fut le grand prêtre de cette nouvelle sacralité. A l’instar de Marx qui donnait à l’économie le premier rôle de l’histoire ou des religieux qui plaçaient Dieu au début et à la fin de tout, le penseur de Fribourg conçut l’art comme le fondement de l’humanité. L’art n’était plus comme dans les autres civilisations un simple phénomène culturel ou décoratif mais son indispensable Arché – non plus une ornementation de la vérité, mais son instauration radicale. L’art ouvrait aux essences, aux origines, aux eschatologies. Tous les enjeux sociaux, moraux, métaphysiques passaient par lui. Surtout, à partir du XX ème siècle, il trouvait son autonomie par rapport aux canons anciens. Il n’était plus déterminé par les dogmes moraux ou figuratifs. Il ne dépendait plus de l’ordre social et religieux. Il était libre absolument et pouvait refaire le monde.

Plus de sens ni même de sujet à respecter. L’invention de la modernité en peinture, c’est Cézanne où les formes et les couleurs sont prises pour elles-mêmes et non plus pour ce qu’elles représentent, c’est Malevitch et sa « peinture pure » qui se libère « du poids inutile de l’objet », c’est le cubisme bien sûr qui bouleverse la perception classique, sinon religieuse, en osant créer des images avant leur dogme – c’est-à-dire avant ce qu’elles pourraient ou devraient signifier. Comme l’avait bien vu Jean Paulhan, avec Picasso, Braque et les autres, l’image surgit d’abord et s’impose au regard avant toutes choses. Le reste (sens, référence, transcendance) viendra après – autrement dit ne viendra pas, ou viendra pour repartir tout de suite, aucun sens ne faisant désormais autorité sur un autre. En l’image moderne plus qu’en nulle autre l’existence précède l’essence. Le geste précède la substance et bientôt s’y substitue. On comprend l’effroi quasi religieux que le cubisme puis l’art abstrait produisirent sur leurs détracteurs (tout le monde à l’époque, presque tout le monde encore aujourd’hui). Une image qui ne serait image de rien, quel choc ! Peut-être fut-ce cela le secret de la modernité…

Il est vrai que non seulement cet art bouleversait les formes traditionnelles mais apparaissait encore comme une forme de trahison populaire. Contrairement à tous les mouvements artistiques précédents, le cubisme se voulut dès le début comme un art international – soit un art ne se rattachant à aucun peuple, un art coupé de ses racines nationales et bientôt de sa réception publique, un art produit seulement d’une avant-garde mettant son point d’honneur à ne pas être reconnu par le public. Un art enfin dont le nazisme dira qu’il est décadent, dégénéré, « bolchevique » et contre lequel il opposera le sien – consanguin, raciste, celtique, païen, primitif. Toute la problématique de ce que Philippe Lacoue-Labarthe appela le « national esthétisme » du nazisme commence dans cet anticubisme congénital à laquelle il faut opposer l’antique canon jupitérien. La « belle » forme classique contre le difforme au sens esthétique et au sens ethnique ! La belle brute blonde contre le sémite au nez crochu ! Siegfried contre Mime ! Jamais dans les temps modernes une politique ne se voulut à ce point « œuvre d’art » comme le nazisme. Jamais la « belle » image (« aryenne », « niebelungen », « wagnérienne », « languienne ») ne fut à ce point sollicitée – et l’on sait que Goebbels avait demandé à Fritz Lang de devenir le cinéaste officiel du régime. On sait où mena cette vision esthétique de l’humanité. Une politique du « beau » ne peut conduire qu’à l’éradication des « laids », soit à l’extermination pure et simple de tout ce qui est considéré comme tordu, malsain, étranger – juif en l’occurrence. Par extension, et hors du cas extrême du nazisme, le danger d’un art idéologique est que soit éliminé plastiquement, musicalement, ou littérairement tout ce qui ne relève pas de la salubrité publique, de l’hygiène, de la sécurité des biens et des personnes. Non pas que la politique ne doive s’occuper de ces choses-là, mais l’intérêt général qui est ou devrait être le souci politique par excellence n’a rien à voir avec la création artistique qui, elle, est ou devrait être toujours du côté du singulier et des exceptions.

L’art contemporain, c’est de la merde…

Est-ce la raison pour laquelle l’artiste contemporain eut tant besoin de se détourner du monde ? Après avoir flirté avec le pire, se crut-il obligé de se réfugier dans l’autisme ? Un comble puisqu’il venait d’accéder à une autonomie créatrice que ne lui accordait aucune époque précédente ! Le grand paradoxe de l’art moderne est en effet que c’est au moment où le monde intronise l’artiste comme détenteur des vérités suprêmes et comme révélateur du sublime que celui-ci s’exclut du monde. Comme le dit Goux, « à sa promotion ontologique exorbitante va donc correspondre aussi une sectorisation et un divorce, conséquence d’un retour sur soi-même. » Alors qu’il s’était libéré de toutes les anciennes exigences formelles et morales, déchargé de toutes les commandes historiques, religieuses ou civiques, et qu’il était prêt d’accomplir son rôle de prophète ou de saint que le monde pouvait légitimement attendre de lui, le voilà qui se met à produire des œuvres autarciques, bientôt narcissiques, incompréhensibles pour le grand public comme pour le petit, où le discours officiel laisse peu à peu la place au discours délirant, où l’élitisme tourne à l’élitaire, où l’hermétisme vire à l’obscur et où le subversif se contente d’être abject.

A l’heure où l’on parle d’Elephant art et où l’on va très sérieusement admirer dans un musée thaïlandais, le Maesa Elephant Camp, des peintures d’éléphants (et notamment celles de Khongkan et Wanpen, les deux pachydermes les plus côtés du marché), à l’heure où un artiste comme le sculpteur Joseph Beuys peut qualifier de « performance » la conférence sur l’art qu’il fit un jour devant une salle vide, à l’heure enfin où un peintre, Piero Manzoni, peut vendre des boites de conserve contenant ses propres excréments (Merda d’artista, 1961) à prix d’or, même si l’on sait depuis Peau d’Ane que la merde se transforme en or , on peut comprendre les moqueries incessantes dont sont aujourd’hui victime les artistes contemporains.

Pour autant, ce qui, selon Jean-Joseph Goux, se fait entendre derrière les quolibets du public contre les artistes contemporains n’est pas tant le refus de la médiocrité insondable de ces derniers que le contrecoup vengeur de deux siècles de croyance abusive en un art que l’on a espéré sacré, rédempteur, « philosophale ». La puissance pythique et utopique de l’art n’est plus et l’on se demande même si elle n’a jamais été. Impossible de relire aujourd’hui sans rire ou sans rage ce qu’écrivait Hegel dans son Introduction à l’esthétique à savoir que « le contenu de l’art comprend tout le contenu de l’âme et de l’esprit, que son but consiste à révéler à l’âme tout ce qu’elle recèle d’essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai. » Comme nous sommes bien loin de ce sublime, de ce respectable et de ce vrai ! Comme nous y avons cru ! Et comme les artistes nous ont trompés ! Non, c’est le dépit devant l’écroulement d’une nouvelle illusion qui s’exprime dans la haine de l’art contemporain.

… à prix d’or.

Un dépit qui n’empêche pas ce dernier de prospérer, bien au contraire. Car c’est l’œuvre précisément déplaisante, « scandaleuse », ringarde, ou anciennement misérable sur laquelle l’homme d’affaires va désormais spéculer. C’est ce qui ne se vend pas (ou qui ne s’est pas vendu « à l’époque ») qui devient l’objet idéal de spéculation. La scène primitive du marché de l’art, c’est la mévente. L’ancienne misère. Van Gogh. Ses Iris vendus aujourd’hui à des millions pour la seule raison psychosociale, donc commerciale, que leur auteur crevait de faim quand il les peignit. Mieux que le critique professionnel ou le philosophe, c’est aujourd’hui le banquier qui comprend réellement tout ce qui préside à « l’origine de l’œuvre d’art », et comment des notions métaphysiques comme celles de « l’artiste maudit » ou de « l’œuvre d’art éternelle » peuvent servir les opérations les plus juteuses. C’est ce qui est romantique qui va être rentable. C’est ce qui choque qui va rapporter. C’est ce qui horrifie le bourgeois qui va être acheté par le bobo. Et c’est pour cela qu’on a encore besoin de puritains, « censeurs », pères la pudeur, mères la vertu, idiots utiles qui ne représentent plus rien socialement mais qui font croire aux « progressistes » qu’une menace continuelle pèse sur le monde et permettent aux spéculateurs d’augmenter leurs mises.

Parallèlement, et c’est là où l’esthétique se mélange définitivement, c’est-à-dire sémantiquement, à l’économique, la peinture, depuis le cubisme, se veut désormais moins un jeu de formes qu’un jeu de signes. Comme l’écrivait Daniel-Henry Kahnweiler (le grand marchand d’art de l’époque contemporaine) cité par Goux, comprendre l’art moderne, c’est comprendre que « la peinture est une écriture, la peinture est une écriture qui crée des signes. Une femme sur une toile n’est pas une femme : ce sont des signes, c’est un ensemble de signes que je lis comme « femme ». Quand vous écrivez sur une feuille de papier « f-e-m-m-e », eh bien, la personne qui sait le français et qui sait lire lira non seulement le mot femme, mais elle verra, pour ainsi dire, une femme. La même chose pour la peinture, il n’y a aucune différence. » Dès lors, c’est tout le régime axiologique qui change. Le tableau est devenu scriptural tout comme son prix – l’ancienne monnaie-or ayant été remplacée par le seul signe bancaire. Autrement dit, l’œuvre n’est plus seulement une marchandise que l’on vend ou que l’on achète mais bien une action en Bourse dont la valeur évolue selon les fluctuations du marché. L’art, c’est du fric, le fric, c’est de l’art, art et fric n’étant que les signes financiers du marché lui-même esthétisé à gogo ! Car c’est dans l’art que le marché trouve désormais son paradigme absolu tout comme l’entrepreneur trouve dans l’artiste son modèle ! Après le « national esthétique », l’ « esthético-financier » !

En même temps, et c’est là ce qui faisait dire à Deleuze et à Guattari que notre société était profondément schizophrène, l’art contemporain, ou plutôt le n’importe quoi de l’art contemporain exprime avec une médiocrité toute transparente le n’importe quoi de notre monde. Comme l’écrit Goux, « ce « n’importe quoi » devenu « valeur » , c’est l’essence révélée de notre civilisation vouée à sa propre construction-destruction permanente. » Loin d’être la pointe de notre excellence, l’art contemporain, n’est rien d’autre que l’indice de notre défectuosité, ou comme le dit encore Goux « l’analagon esthétique détourné, parfois humoristique et pervers, de la productivité propre (axiomatique) de la technoscience, de sa pulsion prométhéenne ». Et c’est pourquoi il est pitié de voir tant d’artistes éructer qu’ils s’opposent au monde alors qu’il le promeuvent ! A leurs corps défendant, c’est bien à travers eux que s’amortissent les valeurs démocratiques, libérales et individualistes d’une société qu’ils ne cessent par ailleurs de décrier. Au fond, il n’y a pas plus libéral, individualiste et démocratique qu’un artiste contemporain même si lui se prétend révolutionnaire antisocial ! Au moins nous rend-il service en témoignant malgré lui que la forme pure dont il se réclame ne dépare pas de l’informe d’où elle est surgit et que la liberté sans prises ni codes qu’il agite comme un hochet se confond avec le néant de sa « production » (ou la production de son néant). Et Goux de parler alors de l’objectivité implacable de l’art contemporain qui montre dans sa transparence honteuse et nihiliste « la logique interne d’une civilisation opérative qui ne se construit qu’en se déconstruisant en permanence (…) qui finit par s’inclure lui-même dans cette dissolution comme dans les dessins animés loufoques où le monstre glouton finit par manger l’écran sur lequel il était projeté. » En somme, nous avons les artistes que nous méritons.

L’art insurrectionnel se sera donc mordu la queue. La production esthétique se sera transmutée en reproduction sociale et économique avant de finir comme autoproduction permanente. En tuant la représentation, en stérilisant la création, en accomplissant le tour de force d’une image qui ne serait image de rien, en s’autoproclamant seul producteur de réalité, et donc en niant toute réalité qui ne serait pas « produite », l’art contemporain sera devenu cet ouroboros ravagé et ravageur, dévoreur et dévoré, qui a fait de son corps un circuit fermé ne se nourrissant plus que de son urine et de ses excréments, qui s’est volontairement rendu aveugle à la beauté et à la terreur du monde tel un nouvel Oedipe, mais qui constitue finalement et bien malgré lui (c’est sa punition) le témoin idéal et calamiteux de notre temps.

Heureusement reste le cinéma, seul art visuel ouvert religieusement sur le monde et qui au siècle dernier s’est imposé comme par hasard ou plutôt comme par nécessité au moment où la peinture fermait définitivement ses yeux sur le monde. Avec le septième art, la force bouleversante de l’image, immédiatement secondée par ses garde-fous platoniciens (car l’image splendide de la pellicule doit être autant travaillée que disciplinée ), ressurgit et nous redonne un vrai regard sur le monde. A l’athéisme nihiliste des arts plastiques répond ce que Gilles Deleuze et Elie Faure appelaient « la catholicité du cinéma ». Avec le cinéma, art ultra réaliste et ultra hallucinatoire s’il en est, tout n’est plus que péplum, passion, paradis, cathédrale ! Il nous rend la croyance au monde, renoue le lien entre l’homme et le monde, redéploie les formes dans leur beauté dogmatique, réhabilite le rituel du spectacle, nous rend à nouveau visible l’invisible, redonne de la réalité à la réalité, bref accomplit tout ce que n’ont pu faire les imposteurs aux tableaux blancs et les coprophages côtés en bourse. Et c’est pourquoi Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman sont grands.

Synesthésies par Juan Asensio (le Stalker – Dissection du cadavre de la littérature)

http://stalker.hautetfort.com/index.html

20/09/2007

Synesthésies

«Le souffle impétueux de l’éternel orage
Emportait les esprits comme au gré de sa rage,
Les roulant, les heurtant avec ses tourbillons.»
Dante, L’Enfer, Chant 5, second cercle, les voluptueux emportés dans un éternel ouragan (traduction de Louis Ratisbonne).

L’histoire des représentations picturales de certains personnages et scènes littéraires célèbres, dont la célébrité même s’est trouvée accrue par cette débauche d’images est proprement immense. Vieille de plusieurs siècles, ayant fasciné des générations d’artistes ou de badauds, consubstantielle à l’histoire de l’Occident et à son triomphe planétaire, nous assistons à sa fin, du moins à son éclipse, comme Martin Buber pouvait évoquer l’éclipse de Dieu.
Une éclipse de l’image postérieure à celle de Dieu (1), alors même que l’image universelle paraît avoir envahi chaque micron resté scandaleusement vierge, férocement iconoclaste de nos vies ? La proposition fera immanquablement sourire. Et pourtant, je persiste à penser que la grande tradition picturale se nourrissant des images inventées par les écrivains touche à sa fin, semble s’étioler misérablement. Que l’on me signale, ainsi, bien sûr pour me contredire, quelque roman, quelque personnage de roman, quelque scène marquante récents qui aient inspiré un peintre d’importance (ce qui peut s’acheter), voire de talent (ce qui est une denrée moins monnayable). De tels exemples ne viennent pas immédiatement à l’esprit et ils restent de toute façon risiblement peu nombreux.
La littérature française, à mesure qu’elle devient naine et commente sans fatigue sa drastique transformation, ne nourrit plus aucun imaginaire : rapetissant ainsi jusqu’à nous contraindre à utiliser très prochainement le microscope à balayage électronique, elle est tout juste bonne à faire germer quelques grossières, pataudes, affreuses, elles-mêmes microscopiques images (malgré la vulgarité de leurs effets spéciaux, ces images sont déjà oubliées avant que d’avoir été vues) dans la cervelle réduite d’un Matthieu Kassovitz et cela donne : Babylon AD, dans celle d’un Enki Bilal, considéré par nos petits journalistes parisiens comme la plus évidente réincarnation de Léonard de Vinci, et cela donne le pitoyable et très périssable navet intitulé Immortel.

«Ce que je cherche principalement, c’est à assimiler cette expérience et obtenir une sorte de panorama organique lequel illustrerait l’action constante et toujours vivre du passé dans la plupart des manifestations du présent.»Hart Crane, Lettre du 12 septembre 1927, à Otto Kahn in Le Pont (adapté par François Tétreau, préface de Jeremy Reed, postface de François Boddaert, Obsidiane, 1987), p. 83.

Ce tarissement est une évidence lorsque nous évoquons l’imaginaire pictural et, plus largement, l’art contemporain. Ce tarissement commence même à affliger nos propres imaginations : pas seulement donc les travaux des peintres, des illustrateurs, des dessinateurs ou, degré zéro de la vision, ceux des publicitaires. Nos imaginations, si elles sont remplies de quelque chose, le sont d’images vieilles de plusieurs décennies, parfois siècles. Irait-on jusqu’à oser prétendre que les romans de Michel Houellebecq, de Maurice G. Dantec pour nous en tenir à deux écrivains tout de même ambitieux, ont ne serait-ce qu’une once de la puissance de suggestion de n’importe quelle ligne de Chateaubriand, de Stendhal, de Hugo même ? Risquons l’hypothèse suivante, simple décalque appliqué à la littérature de celle que Jean-Joseph Goux développe à propos de l’art contemporain (2) : devenue marchandise, la littérature est entrée dans le cycle qui anime désormais notre civilisation tout entière opérative, c’est-à-dire capitalistique. Devenue banale marchandise obéissant à sa mise en circulation perpétuelle, la littérature a rendu «visible dans sa grandeur comme dans ses ridicules, dans son sublime comme dans ses aliénations, la logique interne d’une civilisation opérative qui ne se construit qu’en se déconstruisant en permanence». Et elle a fini, poursuivons-nous avec Goux, par s’inclure elle-même «dans cette dissolution comme dans les dessins animés loufoques où le monstre glouton finit par manger l’écran sur lequel il était projeté.» De sorte que, nous avertit Goux, il est peut-être illusoire d’attendre quelque renouveau d’un art compris comme dernière trace du divin, ultime refuge où s’est réfugiée l’aura chère à Walter Benjamin : «Cette mission bicentenaire [de l’art] subit une brutale déflation qui ne tue pas les arts en tant que tels (on pourrait même diagnostiquer tout au contraire une esthétisation extensive, diffuse, généralisée que les arts plastiques dans leur détermination traditionnelle, spécialisée, ne peuvent plus contenir), mais qui les décharge de la responsabilité exorbitante qui leur avait été attribuée.»Face à cette raréfaction troublante voisine paradoxale d’une extension universelle de l’image et du mauvais livre, du bavardage, devant ce divorce évident entre la littérature et la peinture, devant cet effondrement d’un édifice remarquable par la compénétration de matériaux d’origines diverses qui, par une espèce de fascinante capillarité, ont infusé les moindres veinules de sociétés entières, bien des exemples désormais relégués dans les musées et dans les encyclopédies me viennent à l’esprit, que je prendrai le soin méthodique d’évoquer l’un après l’autre, sans doute pour accroître ce sentiment de vide qui m’accable.

Que l’on songe ainsi à la fortune picturale de la Divine Comédie de Dante, aux innombrables représentations évoquant la tragique destinée de Paolo et Francesca (au chant 5 de L’Enfer), le terrifiant cas de conscience d’Ugolin (chants 32 et 33) et, dans Le Purgatoire, la belle face de Pia de’ Tolomei (au chant 5). Même le fade et monocorde Paradis a trouvé quelques illustres imagiers pour tenter de représenter cette longue et lassante antienne de louange : Gustave Doré, évidemment bien plus inspiré lorsqu’il s’est agi de représenter les tourments infernaux.
Que l’on songe à la longue série des Triomphes évoqués par Pétrarque, au Décaméron de Boccace (les nouvelles de Ghismonda, de Cimone, de Nastagio, je ne cite que les plus célèbres épisodes ayant enflammé l’esprit des peintres).
Que l’on songe encore au Songe de Poliphile de Francesco Colonna, au très ennuyeux Heptaméron de Marguerite de Navarre, tout de même moins prolixe en images que son illustre modèle, à Amadis de Gaule de Garci Rodriguez de Montalvo (légende illustrée mollement par Gracq dans son Beau ténébreux), au Roland furieux de L’Arioste (par exemple, l’épisode d’Angélique et le monstre au chant 10), à la Jérusalem délivrée du Tasse (Herminie chez les bergers, chant 7, Clorinde au chant 12, Herminie et Tancrède au chant 19).
Que l’on songe à Shakespeare, à la multitude de scènes que les pièces les plus noires de ce génie démesuré ont fait germer, à Cervantès dont le Chevalier à la Triste figure a parcouru bien des paysages enfermés dans quelques pages richement illustrées, à Milton dont Le Paradis perdu a permis à Satan de retrouver une grandeur énigmatique.
Que l’on songe aux rêves de Blake, premier et génial interprète de ses propres visions démoniaques, qui incitèrent Gide à croire que cet auteur était du parti du démon.
Que l’on songe à Lénore de Gottfried August Bürger.
Que l’on songe à tant d’autres : Rops ou encore Delacroix.

La liste, je l’ai dit, est proprement extraordinaire : chacun la complétera selon ses désirs.
Et à présent : à quel roman d’envergure donner vie grâce aux images ? Sollers inspire-t-il les peintres ou, plutôt qu’eux puisqu’ils n’en restent plus beaucoup, les artistes ( étant entendu que n’importe quel éleveur de limaces plongées dans de la peinture phosphorescente est désormais considéré comme un artiste, autant le dire : un être dont le prestige social reste grand) ? Gracq ? Beigbeder ? Richard Millet peut-être ? Non. Catherine Millet alors, dont la matière narrative se prête pourtant à nombre de contorsions richement suggestives ?
En lieu et place d’une série de peintures ou même d’un grand film nous avons un monochrome : gris sur gris ou rose sur rose, c’est selon.
Pourtant, la vie secrète des influences ne semble point se résoudre à totalement disparaître : elle survit à sa façon, souterraine et obscure, dérisoire peut-être si on la compare à l’éclat passé et la tâche du critique littéraire me semble suffisante qui tente d’établir des correspondances.
Ainsi, regardant une première fois le troisième volet de la série Matrix, d’où me venait cette impression de déjà-vu, lorsque des millions de machines, comme plongées dans une espèce d’attente extatique par leur Créateur, enchevêtraient de leurs danses le ciel de Sion la Résistante, pourtant toute proche de tomber ?
Je ne parvenais pas à me souvenir de l’image qui avait provoqué ce sentiment, banal, d’assister pour la seconde fois à un épisode de sa vie.
Jusqu’à ce que je reprenne, sans doute guidé par quelque évidence demeurée farouchement cachée (et non point inconsciente), mon vieil exemplaire de Dante illustré par Gustave Doré.

Notes :
(1) : Pour François Boespflug (Peut-on parler d’une mort de Dieu dans l’art ?, in Mort de Dieu. Fin de l’art sous la direction de Daniel Payot, Cerf, 1991, p. 33) commentant la thèse de Howe (Das Gottesbild im Abendland, Witten/Berlin, Eckart Verlag, 1957, p. 45) selon laquelle «avec la fin de l’art baroque, durant le troisième quart du dix-huitième siècle, nous sommes devant la fin de l’histoire-en-images des figures chrétiennes dans l’art occidental. Ce qui suit n’est plus qu’un épilogue», la mort de Dieu, en tout cas, «ne saurait être confondue avec son absence figurative. On en vient même à soupçonner que c’est l’inverse qui est vrai. Trop montré, trop peint, Dieu meurt».
(2) Jean-Joseph Goux, Accrochages. Conflits du visuel (éditions des femmes/Antoinette Fouque, 2007), dans un texte d’abord paru dans la revue Esprit, intitulé Éclipse de lart ?, pp. 33-53.

J.J. Goux dans la Revue Esprit (août-septembre 2007) par Olivier Mongin

Depuis Économie et symbolique (Le Seuil, 1973) et les Iconoclastes jusqu’à Frivolité de la valeur (Blusson, 2000), Jean-Joseph Goux, un auteur souvent publié dans Esprit, ne cesse de réfléchir au déferlement d’images qui marque notre époque. S’il ne se trompe pas sur les conséquences de la crise esthétique actuelle (« Ce qui s’annonce aujourd’hui n’est pas qu’un nouvel art va naître des cendres de l’avant-garde mais qu’une certaine mission ontologique de l’art, à laquelle deux cents ans de modernité et d’antimodernité ont cru, est en train de perdre sa nécessité. Cette mission bicentenaire subit une brutale déflation qui ne tue pas les arts en tant que tels mais qui les décharge de la responsabilité exorbitante qui leur avait été attribuée »), il suggère, dans l’un des textes qui compose ce recueil, une analogie avec la tragédie qui retient l’attention. « Nous rencontrons le même problème des limites que celui qui anime la tragédie. C’est à travers les écarts, les errances, les trajectoires unilatérales perdant de vue le tout, que se reconnaît comme la butée d’une “loi”, aussi inévitable qu’indicible. Et nous voudrions croire qu’au-delà d’un humanisme de premier niveau, qui attribue trop facilement, par ethnocentrisme, des caractéristiques universelles et essentielles à un type humain trop étroitement défini, il y a la possibilité d’un humanisme de deuxième niveau, qui viserait, au-delà de toute définition restrictive, vers une unité non inscriptible du genre humain. »
Olivier Mongin