La cancel culture est-elle le cancer de la culture ?
La musique classique serait trop blanche sur Radio Classique pour la radio d’État France Culture. Elle serait même, disons-le, la production d’une culture musicale « blanche » et de bon ton[1]. Faudra-t-il canceler la musique classique, comme il faudra un jour, selon ces redresseurs de torts payés avec l’argent de nos impôts, brûler les romans classiques, les recueils de poésies, les chansonniers d’avant, etc. ? Pour ne pas sombrer dans cette nouvelle forme de nihilisme, continuons de célébrer notre culture, et pourquoi ne pas en plus mélanger les genres.
Entretien avec Jean-François Charles
C’est le pari de Jean-François Charles, compositeur français vivant aux États-Unis, faisant paraitre l’album Missa brevis Abbaye de Thélème, qui est un album inclusif, mêlant le texte, la musique, le silence et la contemplation, avec la voix d’Anika Kildegaard, qui chante Baudelaire, Rabelais, Rimbaud, Verlaine, François Villon, un peu comme un disque hors du temps, ou à contretemps, inactuel, loin des modes et des dogmes de l’époque. Rencontre.
Marc Alpozzo : Cher Jean-François Charles, vous êtes un compositeur français vivant et enseignant votre art outre-Atlantique à l’Université de l’Iowa. Vous avez choisi de lutter contre ce que l’on peut appeler deux cancers de notre culture occidentale, à savoir le danger des fanatismes religieux réactionnaires, dont la secte QAnon est l’exemple le plus abouti aux États-Unis, et la Cancel Culture réclamée par les progressistes woke, et qui vient encore de faire des ravages chez nous avec la cabale, ou chasse aux sorcières, lancée contre notre icone nationale Gérard Depardieu. Les deux ont en commun de porter atteinte à la création littéraire, à la liberté de langage, à l’expression de tout ce qui faisait, comme le disait votre maître, Rabelais, la substantifique moelle du genre humain. Est-ce que vous pensez que nous avons une chance de sortir de cette spirale infernale ? Je me suis laissé dire qu’aux États-Unis le wokisme était en fin de course.
Jean-François Charles : L’album Missa brevis Abbaye de Thélème se veut extrêmement inclusif. Il s’agit tout d’abord d’un album concept avec une claire trajectoire depuis l’accueil jusqu’à l’envoi dans le monde (Ite, missa est dans le sens de « Allez, c’est la mission »). Il s’agit aussi d’une collection de chansons invitant des influences toutes aussi importantes les unes que les autres, depuis Pink Floyd jusqu’à Stockhausen (avec qui j’ai travaillé) en passant par Mylène Farmer, Dr. Dre, Albert Ayler, les musiciens de l’ARFI de Lyon, Michael Jackson ou Lady Gaga. Cet album fait sien l’utopie d’unir, d’accueillir, d’accepter, et toujours d’être ouvert à l’inconnu.
Vous me présentez « deux cancers » qui ont en commun de vouloir oublier certaines parties de l’histoire ; ils veulent réduire la culture à une sous-culture censurée, la liberté à une pseudo-liberté encadrée, surveillée. Les deux cancers que vous identifiez ont aussi en commun une grande hypocrisie : les tenants de l’un ou l’autre extrême sont concernés par une richesse bien plus matérielle que spirituelle.
Et Rabelais s’adresse à ces hypocrites, dès les premiers mots du Kyrie de l’album : il s’adresse aux partisans des fanatismes religieux comme aux « progressistes » les plus extrêmes.
Ci n’entrez pas, hypocrites, bigots !
Et, plus tard :
Ci n’entrez pas, vous, usuriers chichars !
Nous continuerons de progresser seulement en gardant vivante la culture dans toute sa diversité et toute sa richesse. C’est avec ce but que Pierre Desproges célèbre Rabelais :
François Rabelais fut en son temps le plus éblouissant serviteur des belles-lettres françaises, non pas malgré, mais à cause de l’artisanale magie de son verbe dont les superbes jurons colorés déculottaient déjà ces hémiplégiques du langage qui cachent leurs mots crus et montrent au tout-venant leurs langues cuites, surbouillies, sans saveurs et sans images. (Pierre Desproges, Fonds de tiroir, Seuil, 1990.)
Dans cette tradition, Missa brevis Abbaye de Thélème a l’ambition d’être une célébration musicale aux multiples saveurs.
Vous qui vivez en direct de l’Iowa la campagne Trump aux États-Unis, et qui est en tête de tous les sondages, il est peut-être nécessaire de le rappeler, alors que Joe Biden est englué dans ses affaires de financements occultes et de détournements de fonds, notamment avec son fils Hunter Biden, pensez-vous qu’il aurait détesté ou aimé Rabelais ? Le puritanisme des États-Unis incarne-t-il l’opposé de l’esprit fin et brillant de nos poètes français les plus sulfureux ?
Jean-François Charles : Donald Trump a-t-il lu Rabelais ? Est-ce que Rabelais aurait aimé Donald Trump ? ou Joe Biden ? Je pense que la réponse se trouve dans la place centrale que la culture doit occuper dans une démocratie. Je citerai pour cela encore Pierre Desproges :
Et puis quoi, qu’importe la culture ? Quand il a écrit Hamlet, Molière avait-il lu Rostand ? Non !…
(Pierre Desproges, Les réquisitoires du tribunal des flagrants délires, Seuil, 2003.)
Pour rester en compagnie des humoristes français, Rabelais se serait sans doute senti plus proche de Coluche que de Donald Trump, notamment quand il disait :
La différence qu’il y a entre les oiseaux et les hommes politiques, c’est que de temps en temps les oiseaux s’arrêtent de voler !
Lorsque Rabelais crée l’abbaye de Thélème, il invite femmes et hommes à exercer leur libre-arbitre. Dans un sens, la récente décision du pape d’autoriser la bénédiction des couples homosexuels a été écrite dans Gargantua il y a près de cinq siècles !
La liberté d’expression si importante dans la constitution américaine est aujourd’hui attaquée avec virulence. Puritains et puritaines de premier ordre font tout leur possible pour interdire certains livres dans les écoles ou faire taire certains clubs étudiants dans les universités, lorsqu’ils expriment des idées non politiquement correctes. Les poètes romantiques n’auraient pas apprécié !
Quand on écoute l’album Missa Brevis, on est frappé par l’écho étonnamment actuel qu’ont les paroles des poètes français pour faire contrepoids à la bêtise et à la violence de notre époque. Comment expliquez-vous cette résonance ? Est-ce le caractère intemporel et universel de leurs œuvres qui en fait la force ?
Jean-François Charles : En effet, les paroles de ces grands poètes sont toujours d’actualité. C’est d’ailleurs bien triste. Quand nous écoutons Le Mal d’Arthur Rimbaud, mis en musique dans le Sanctus de l’album, nous sommes immédiatement frappés par le tragique parallèle avec l’actualité du conflit Israélo-Palestinien.
Si les poètes nous semblent intemporels, c’est peut-être parce que la bêtise et la violence humaines sont intemporelles. Rabelais était certainement sensible à cette question, surtout quand ses amis étaient conduits au bûcher par l’inquisition romaine, comme par exemple l’écrivain et imprimeur lyonnais Étienne Dolet, exécuté en août 1546 place Maubert à Paris.
D’après vous, faut-il craindre une montée en puissance des fanatismes religieux ? Si oui, comment l’empêcher ? Pensez-vous que l’on puisse compter sur les mots et les chansons pour en faire des armes ou au moins des boucliers sans être trop naïfs ?
Jean-François Charles : La liberté d’expression et la liberté de la presse sont au cœur de la liberté de penser. Pour éviter les fanatismes, il me semble que l’arme la plus importante est l’éducation, associée à la culture, la lecture. Les mots et les chansons peuvent contribuer, bien sûr. Mais ne soyons pas trop naïfs, comme vous le dites : une éducation de qualité n’est possible que dans un pays où la liberté d’expression existe. En 2023, Reporters Sans Frontières considère la situation bonne ou satisfaisante dans seulement 52 pays sur 180.
Avez-vous vu qu’à Paris, des féministes se mobilisent pour empêcher qu’une station de métro s’appelle « Serge Gainsbourg » ? Gainsbourg a-t-il selon vous contribué à bousculer par ses provocations l’ordre établi pour rendre davantage possible l’expression des désirs, de l’amour, des plaisirs, de la liberté ? S’inscrivait-il dans les pas de vos poètes ?
Jean-François Charles : Serge Gainsbourg est un auteur qui se situe dans la tradition par plusieurs aspects. S’il a cassé certains codes et tabous (nous pensons notamment au billet de 500 francs), il a aussi créé une œuvre se basant sur une grande curiosité et une profonde connaissance de la culture française.
Quand il chante « que j’aime voir, chère indolente, de ton corps si beau, comme une étoffe vacillante, miroiter la peau… », ce sont les mots de Baudelaire (Le serpent qui danse). Dans Je suis venu te dire que je m’en vais, il cite et rend hommage à Verlaine.
Dans Pensées, Gainsbourg écrit :
Je vais essayer de rejoindre Rimbaud, je veux l’approcher… Un jour je le retrouverai, quelque part en Abyssinie, où il faisait le trafic des armes et de l’or…
Comme d’autres grands créateurs, Gainsbourg a été un grand remixeur.
Pour ce qui est de l’expression des désirs, il s’inscrit dans la tradition des poètes romantiques, mais aussi des textes sacrés les plus anciens :
« Qu’il m’embrasse à pleine bouche !
Car tes caresses sont meilleures que du vin,
Meilleures que la senteur de tes parfums. »
Ce n’est pas ici l’érotisme de Gainsbourg, mais celui du Cantique des Cantiques (chant de Salomon, dans l’Ancien Testament).
Dans vos textes, vous montrez un grand amour de François Villon, ce qui nous interpelle, car c’est aussi un fin philosophe. L’existence est brève come une allumette craquée dans la nuit. Pourquoi cette rage de l’homme de détruire, durant les quelques jours qu’il passe sur la terre, ses frères humains ? On vit des charges iniques contre la religion aujourd’hui en France, notamment contre le christianisme, pensez-vous que les religions soient vraiment et plutôt mères de davantage de crimes que de bontés ?
Jean-François Charles : Le problème auquel nous sommes confrontés trop souvent, c’est le manque de bon sens. Villon le dit dans la Ballade des pendus, mis en musique dans l’Agnus Dei :
Vous savez
Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis
Dans cette ballade, Villon pose la question de la rédemption et du pardon. Il rappelle aux « frères humains » que si la justice a fait son travail, il est alors temps de penser au pardon. Ma collègue Mary Cohen travaille dans ce sens chaque jour lorsqu’elle anime des ateliers de création de chansons dans les prisons. Comme vous le suggérez, la religion instituée est une épée à double tranchant, un médicament fait à base de poison – ou vice-versa. L’utilisation qui en est faite dépend de l’humain. Sur cette problématique, Baudelaire conclut à la fin du Benedictus :
Vite, soufflons la lampe, afin de nous cacher dans les ténèbres.
L’univers esthétique de votre chanteuse Anika Kildegaard[2] est un peu baroque, un peu grunge, toujours raffiné, élégant. Les images de vos clips frappent par leur beauté et leur caractère transgressif (je pense à « Like a prayer » de Madonna !). Comment interpréter cette attention extrême apportée chez vous aux visuels ? Sont-ils indissociables de la musique ? Renforcent-ils sa portée ?
Jean-François Charles : Dans le clip de l’Agnus Dei, nous avons en effet travaillé en profondeur les contenus visuels. Non seulement ils apportent un éclairage sur la musique et le texte, mais ils soulèvent aussi de nouvelles questions et offrent de nouvelles pistes de lecture de l’œuvre.
Trois aspects me semblent importants à souligner dans le clip : le sujet des ex-voto, l’arc dramatique suggéré par le texte de Villon, et la danse macabre.
Tout d’abord, j’ai eu la chance de travailler avec le chorégraphe Jaruam Xavier, qui travaille depuis plusieurs années sur le sujet des offrandes votives – ex-voto – et plus particulièrement sur les répliques de membres du corps utilisées comme offrandes votives. Il a été inspiré par une pratique ancestrale qui se poursuit au Brésil, comme par exemple dans l’église Notre-Seigneur-de-la-Bonne-fin de Salvador.
L’ex-voto est a priori un objet physique, mais dès que quelqu’un l’offre comme ex-voto, cela devient un pont entre le physique et le spirituel, une charnière entre l’humain et le divin.
Le spécialiste d’art médiéval Ittai Weinryb explique :
L’ex-voto marque un moment ritualisé d’extrême intimité entre l’humain et le divin, car l’individu dépose un objet comme témoignage matériel d’un contrat non écrit avec une divinité.
C’est cette intimité que nous avons explorée dans le clip, notamment dans la chorégraphie.
Le second niveau de lecture du clip concerne sa structure, un arc dramatique dérivé d’une analyse du texte de Villon en trois parties.
- Le poème s’ouvre avec une contemplation de la chair :
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pieça, dévorée et pourrie,
L’essence de cette partie est résumée ainsi par Madonna dans Material Girl :
We live in a material world.
- Dans le second huitain, la prière et le monde spirituel sont présentés :
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Dans son livre François Villon Revisited, David A. Fein explique :
Les âmes des pendus, suspendues entre salut et damnation, forment un parallèle spirituel avec les corps suspendus entre ciel et terre.
- Dans le troisième huitain, et jusqu’à la fin du poème, les cadavres réapparaissent, mais leurs corps ont subi une grande transformation :
La pluie nous a débués et lavés
Le dépouillement de la chair représente une restructuration des valeurs. La pluie a lavé, purifié le corps, le débarrassant de toute chair. Il ne reste que le squelette, l’essence du corps humain, qui peut être considéré comme son contenu spirituel.
Les costumes, bijoux et coiffures, ont été travaillés selon ces trois niveaux. Je suis très fier d’annoncer que le clip a reçu le prix des meilleurs costumes lors du festival Reims Excellence Director Movie Awards (automne 2023).
Enfin, j’ai introduit dans le clip une danse macabre. Il s’agit d’un autre hommage à François Villon, qui connaissait bien les bas-reliefs du Cimetière des Innocents à Paris. Dans le clip, Jaruam Xavier est habillé de couleurs vives, il est « le mort », qui danse pour attirer à lui Jhe Russell « le vivant ». Cette tradition des danses macabres rappelle à tous l’égalité devant la mort. Elle est associée visuellement à deux cérémonies possibles : l’une du baptême, l’autre de l’absinthe – un clin d’œil anachronique aux compagnons romantiques.
Au-delà du clip, je veux aussi mentionner le visuel de l’album, qui a fait l’objet d’un travail sémiologique important par Marc Dannenhoffer, créateur graphique basé en Vendée.
Marc a extrêmement bien perçu les multiples liens tissés entre religion et humanité dans la musique de cet album. Voici ce que le musicologue Matthew Arndt a récemment écrit à propos du visuel :
La pochette de l’album représente une voûte de pierre entrelacée de nervures radiographiques descendant jusqu’à une colonne vertébrale, ce qui représente au sens figuré notre corps affrontant l’abbaye pendant l’écoute, une traduction de l’ancienne tradition du temple en tant qu’homme cosmique.
En conclusion, le visuel de l’album correspond parfaitement à l’œuvre musicale, avec ses multiples lectures et écoutes possibles.
Propos recueillis par Marc Alpozzo
Philosophe et essayiste, Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres, 2014.
Lien vers l’album (extraits et liens vers plateformes) : https://newfloremusic.hearnow.com
Lien vers le clip : https://youtu.be/PvsUvrwJLF8
[1] Voir à ce propos : https://aoc.media/opinion/2023/11/19/radio-classique-ou-la-production-dune-culture-musicale-blanche-et-de-bon-ton/
[2] Anika Kildegaard chante la Missa brevis Abbaye de Thélème. Voir le site : https://www.jeanfrancoischarles.fr/