Le secret des street artistes les plus « bankables » par Philippe Rosenpick
Le terme « bankable » vient du cinéma, désignant les artistes à avoir au générique et permettant d’avoir un bon retour sur investissement. Un terme qui illustre le glissement des années 90 vers des comportements financiarisés où l’art devient une valeur refuge comme l’or ou la pierre. On n’achète pas un tableau de Banksy mais un Banksy. « Et ça représente quoi ? Un million » disait déjà Picasso. Picasso, l’un des premiers artistes à être ultra bankable de son vivant.
Mais quel est le secret des street artistes les plus bankables, de ceux qui sont dans le « net plus ultra » des classements tel Kaws, Banksy, Invader ?
Code numéro 1. « Au commencement était le verbe » (évangile selon Saint Jean). Au commencement, il faut faire parler, être médiatisé,le plus possible. Les artistes bankables ont tous réussi à avoir des couvertures médiatiques très larges et transnationales. Le premier secret est de pouvoir être admiré ou “liké” aussi bien aux Etats Unis, en Asie ou ailleurs. Construction d’une image universelle, médiatisation internationale…mobilité. Invader envahit les villes partout dans le monde, s’illustre sous la mer ou dans une station spatiale internationale ; Banksy disperse ses pochoirs, attendus comme toute nouvelle version de l’iPhone, dans le monde entier ; Kaws vulgarise son « compagnon » d’un bout à l’autre du globe. Ils suivent, même s’ils s’en défendent, les codes de la consommation de masse. Ce sont les prêcheurs d’une civilisation globale. Comme le dit Benjamin Olivennes « la marchandise s’est faite spectacle et le spectacle est devenu une marchandise ». « Multiplier les petits pains » comme les miracles réalisés par Jésus de Nazareth. A défaut de pouvoir acheter une véritable œuvre , on peut acheter … un tea-shirt.
Code numéro 2: ils ont une identité propre et basent leur travail sur la répétition, ce qui les rend identifiables au premier coup d’oeil. Ils s’affranchissent du goût national . En principe, dans les ventes aux enchères, les œuvres d’art sont souvent différentes d’un pays à l’autre et répondent à un goût national bien établi. Ce qui se vend au Japon ne se vend pas forcément en Hollande et ne se vend pas forcément en France. Sauf à avoir réussi à dépasser les particularismes locaux. Les street artistes, nomades, créent une sorte de goût universel qui s’élève au dessus des cultures nationales dans un monde globalisé. Les réflexes de la mondialisation servent la propagation d’une culture universelle, d’une dénonciation universelle, d’une indignation universelle, d’un like universel. Partout on retrouve les mêmes marques de vêtements, partout on va retrouver les mêmes œuvres, la mondialisation impose les mêmes références, y compris dans l’art.
Code numéro 3 : Ils créent des communautés, un sentiment d’appartenance : je suis de ceux qui ont un Invader, un Banksy, un Kaws, un « obey ». Pas forcément besoin d’aimer l’art. Il suffit d’avoir et d’en être. Autrement, aucun capitaliste n’aurait un tableau de Banksy chez lui. Le seul nom de l’artiste devient un titre, une sûreté indépendante de l’œuvre, un effet de commerce négociable, un produit financier dérivé. Tout en dénonçant la société de consommation, les artistes en profitent. Pied de nez ou duplicité ? Quelle est la différence entre un print non signé de Banksy et celui qui est signé ? Le prix. L’œuvre s’estompe derrière le numéro. L’égo du collectionneur grandit d’avoir une œuvre signée 150/600 par rapport à la même copie, non signée. Le ressort de la possession, avant le goût, contribue à l’appartenance à une classe sociale. Si on relit les ouvrages de Gustave Lebon, « la psychologie des masses », de Edouard Bernays, de Walter Lipmann sur la « fabrique du consentement » ou encore de Jean Baudrillard,on trouvera de reels parallèles avec les analyses de ces grands théoriciens de la société de consomnation, du consentement des foules et de la fabrique de leur engouement.
Code numéro 4 :enfin, sortir du lot c’est aussi souvent « s’indigner » ou dénoncer, ce qui a fait de Stéphane Hessel l’un des écrivains les plus bankables de son époque. L’art doit avoir du sens, sinon c’est un divertissement a-t-on pu dire. « Le XX siecle a mis en place une esthétique dont l’un de premiers critères est le choc ». ( Benjamin Olivennes). On n’a pas le temps de rentrer dans l’œuvre, de l’analyser, de la savourer, de l’apprendre, d’y revenir. Il faut comprendre tout de suite, en rire (plutôt jaune) et faire le buzz. Il faut marquer l’esprit dès le premier regard . C’est ce que fait Banksy en dénonçant les dérives de notre société. C’est que fait Shepard Fairey avec un style emprunté aux codes du constructivisme russe en mixant message, déco, art et politique. On s’indigne, on alerte et … ensuite business as usual. Kaws, issu de la scène graffiti, reprend les codes de la culture pop art qu’il met dans un shaker avec le graffiti, s’inspire du pop shop de Keith Haring, de Murakami et d’Andy Warhol. Une démarche plus intellectuelle qui cherche à démocratiser l’art en s’appropriant les codes de la consommation de masse et qui permet à chacun d’y mettre le second degré qu’il veut. Invader nous oblige à lever la tête pour constater que notre spiritualité emprunte désormais plus à Mario Bross et aux jeux video, futurs vestiges de notre société …de consommation.
Alors que Jean Baudrillard constatait que « la consommation de masse exclut en principe la culture et le savoir » (Jean Baudrillard), le street art en se « merchandisant » perd peut-être de sa vocation première, ses lettres de noblesse originelles et surtout de son rapport à l’art en empruntant les codes de la société de consommation. Que reste-t-il du rapport à l’art quand Invader, Kaws ou Shepard lancent des marques de vêtements ou que les artistes font des collabs avec les grandes marques ?Banksy critique le marché de l’art financiarisé avec son tableau « I can’t believe you morons actually buy this shit » et actionne l’auto destruction de son tableau « girl with the balloon » ……sous les applaudissements des traders du monde entier. Plus je m’indigne, plus le prix monte. Plus le prix monte, plus l’indignation se marginalise sous les coups de marteau des ventes aux enchères. Et plus le street art devient une branche de l’art contemporain. Volatile mais branché, « up to date », véhiculant un petit frisson bad boy qui ravit les marques, en quête de différenciation ; les street artistes se mettent scène, créent des stories, captent des followers, déclinent un art visuel attractif et coloré. Qui fait la courte échelle à l’autre ? Qui vampirise qui ? Qui sert la cause de l’autre ? En reprenant les standards de la société de consommation, les street artistes ne courent-ils pas le risque de créer une demarche spatio- temporelle qui se périme avec les modes et qui est le contraire de l’art, dont la vocation est de passer l’épreuve du temps ?
Philippe Rosenpick