Le roman Ambassador Hotel
Ambassador Hotel
Roman de Marie Desjardins
Par Louis Bonneville
Les biographies dédiées aux rockers sont devenues monnaie courante au cours de la dernière décennie. Pas de surprise à ce sujet : la majorité des précurseurs iconiques du rock sont maintenant en bout de vie, ou pire, trépassés. Ce type de littérature est destiné à ceux qui s’intéressent sérieusement à ce style musical, ce qui leur permet de comprendre de l’intérieur la trame du cheminement d’une idole. Par ailleurs, on le sait : le mode de vie de la rockstar en est un d’excès et d’excentricités en tout genre. Manifestement, il réside dans le fondement de ce type de personnalité une prédisposition à un étrange clivage, soit celui qui pousse l’individu à emprunter un parcours éclaté plutôt qu’à épouser une prétendue normalité de vie. Les exemples sont nombreux et souvent tragiques : certains de ces jeunes élus à cette célébrité, en effet, connurent une mort précoce. Référons- nous à la liste (tristement notoire) du club des 27 ans et à sa première génération de défunts, tous morts entre les 3 juillet de 1969 et 1971 : Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison et Alan Wilson (ce membre clé du groupe Canned Heat, rarement mentionné). Ces parcours éclatés témoignent sans conteste de la grande part de détresse psychologique et du dysfonctionnement social de ces légendes du rock. Mais au-delà de ces aspects gravement ténébreux, le fil d’Ariane de la vedette rock profite d’un point phare qui la guide : son succès touche une quantité considérable d’auditeurs. Cela procure à l’artiste l’assurance de sa longévité, étant donné la diffusion de son legs.
Marie Desjardins connaît bien le rouage de la biographie, s’y étant livrée à plusieurs reprises, notamment avec Vic Vogel, histoires de jazz et Sylvie Johnny Love Story. Mais ici, avec Ambassador Hotel, grâce à la forme fictive qu’offre le roman, l’auteure couvre un champ de possibilités beaucoup plus vaste, se libérant ainsi du confinement du genre biographique proprement dit qui oblige à la relation de faits, voire à la censure. Ainsi, le défi que Desjardins s’est lancé en est un de taille : élaborer de toutes pièces une rockstar à la personnalité complexe, tout en lui faisant parcourir le fil historique du hard rock et de toutes ses infimes subtilités.
Baptisé d’un nom prédestiné, Roman Rowan (R&R) est le protagoniste de cette odyssée rock. Il incarne un chanteur anglais charismatique au puissant registre vocal. Il évoque sans équivoque ces leaders qui ont marqué profondément le hard rock : Ian Gillan, Robert Plant, Paul Rodgers, Roger Daltrey et David Coverdale. En parcourant les nombreuses pages de ce roman (574), nous vivons par procuration l’entièreté du passage de la rockstar au sein de ce monde frénétique et énergique. La toile de vie de Rowan se tisse de chapitre en chapitre, de son adolescence à la fin de sa flamboyante carrière, également marquée de diverses frustrations. Une panoplie de personnages stéréotypés (mais non banals) de ce milieu viennent se greffer à ce parcours : musiciens, familles, groupies, agents, journalistes, photographes et autres. La multitude de détails fournis sont d’une telle précision que la conclusion devient évidente : ce chanteur éclectique incarne à lui seul le hard rock, et ce, à travers certains de ses thèmes clés historiques : amours, alcools et stupéfiants, aéroports, chambres d’hôtel, trajets interminables, loges, concerts, enregistrements d’albums, bars, vacances, gloires, échecs, discordes et angoisses.
C’est le 5 juin 1968 que Rowan et son récent groupe, RIGHT, scellent leur avenir en se trouvant à l’Ambassador Hotel, soit au moment fatidique où Bobby Kennedy y est fusillé. Le groupe compose alors le hit « Shooting at the Hotel » qui relate cette tragédie, une pièce qui devient ipso facto le jalon de leur carrière. Cette chanson n’est pas sans être analogue à « Smoke on the Water » de Deep Purple, qui tient aussi la position d’épicentre dans le succès de la formation, et dont les paroles réfèrent également à un malheur auquel le groupe a assisté, en témoin silencieux. RIGHT portera ainsi le poids du succès de cette chanson, tel un stigmate d’une certaine forme d’opportunisme. De fait, le morceau sera le voile ombrageant leur œuvre.
L’éclosion du rock aux États-Unis est somme toute récente. Dans les années cinquante, Sam Philips lance cette musique dans son studio d’enregistrement Sun Records à Memphis. Il met sous contrat des blancs-becs « blancs » et, avec eux, il reconstitue en quelque sorte ce que les frères Chess enregistrent à Chicago. En effet, ce sont Elvis Presley, Carl Perkins et Jerry Lee Lewis qui profitèrent du talent de Chuck Berry, Bo Diddley et Little Richard. Ce Memphis rock and roll et ce Chicago blues/early rock (et autres courants connexes) eurent un écho percutant chez les jeunes Anglais. Rapidement, dans la foulée du British Invasion, ces musiques s’intellectualisèrent (d’une certaine manière) et se métamorphosèrent en diverses avenues. Le hard rock est un de ces dérivés qui eut un fort retour d’écho partout en Occident. Encore aujourd’hui, la boucle retentissante n’est pas refermée. On le constate avec de jeunes groupes tels que Greta Van Fleet qui fait un tabac, se révélant parfait héritier de ce courant musical.
Marie Desjardins a exploré et démystifié ce genre musical du haut et du bas, de l’intérieur et de l’extérieur, et ce, dans son énergie et son émotion. Elle a compilé tous les clichés du genre avec une acuité rare dans leur compréhension – le hard rock est devenu plus réel que nature sous sa plume… Ambassador Hotel est un ouvrage qui se doit d’être exposé, et, corollairement, trouver son lecteur. Avec cette nouvelle et incontournable perspective sur ce mode de vie tordu, Desjardins a relevé le défi.