Actualités (NON EXHAUSTIF)

« Comment penser la mort au XXIème siècle ? » lisez « L’amputation » d’Eric Durand-Billaud comme le philosophe Marc Alpozzo l’a fait pour Entreprendre

Comment penser la mort au XXIème siècle ?

Entretien avec Éric Durand-Billaud. Notre société est-elle encore capable de penser le deuil ? Depuis déjà plusieurs décennies, nous avons de plus en plus de mal à faire face à la mort. On l’évite bien soigneusement, et l’on a remplacé la parole collective par une parole individuelle reléguée dorénavant à la sphère privée de l’individu et la sphère de l’intime. Pourtant, certains ont besoin de faire part de leur douleur, d’en parler, de partager avec autrui, d’exprimer ce qu’elles ressentent, au moins pour extérioriser la souffrance. Si très souvent les mots nous maquent pour parler de la mort, Éric Durand-Billaud a voulu en trouver quelques-uns, pour se confronter à la mort, qu’il a appelé l’amputation, titre de son récit de vie, paru aux éditions Chemins de traverse. Est-il toutefois possible de parler de la mort, surtout lorsque face à la mort les mots leur manquent. Comme si la douleur du deuil demeurait coûte que coûte du côté de l’indicible.

Marc Alpozzo : Cher Éric Durand-Billaud, vous faites paraître un livre aux éditions Chemins de traverse, intitulé L’amputation (2022). Cette amputation est celle du deuil impossible. À propos de la douleur du deuil qui demeure coûte que coûte du côté de l’indicible, le philosophe français Jacques Derrida écrit « La mort déclare chaque fois la fin du monde en totalité, la fin de tout monde possible, et chaque fois la fin du monde comme totalité unique, donc irremplaçable et donc infinie ». Aussi, on a l’impression, en vous lisant, que cette amputation n’est pas seulement celle d’une personne chère récemment disparue, mais que c’est surtout l’amputation d’un monde qui ne reviendra jamais.

Éric Durand-Billaud : Cher Marc Alpozzo, vos impressions de lecture me touchent puisqu’il me semble que vous pointez du doigt le sens même de L’amputation. La description d’un monde qui s’est écroulé, le monde d’hier, et qui ne pourra plus jamais être reconstruit ; Votre première question est ponctuée des termes « mort », « douleur » et « deuil impossible » qui représentent un des fils rouges de ce livre et qui en donnent une première grille de lecture. 

Afin de répondre à cette question initiale de façon étayée, permettez-moi de débuter en précisant le sens du mot amputation en reprenant les premières lignes du chapitre I et de vous expliquer les raisons qui m’ont amené à choisir ce titre. Ce terme fait habituellement référence au corps, c’est l’ablation d’un membre ou d’un segment de membre. L’autre définition proposée est “retranchement important d’un élément d’un tout”. Ce que je décris dans ce livre est une amputation affective, la perte de l’être aimé, et ce titre L’Amputation s’est imposé à moi très tôt dans le processus de rédaction.

Écrire L’amputation, c’était pour moi dépeindre cette douleur indicible, cet arrachement que vous évoquez en le qualifiant de fin de notre monde, de fin de notre histoire à deux. Je débute d’ailleurs mon premier chapitre ainsi : « Patrice est parti un jour de novembre 2020, brutalement, sans prévenir, sans que je puisse me préparer. En quelques heures, c’était terminé. Toute une vie s’écroulait. » Je voulais décrire ce sentiment d’effroi provoqué par un départ brutal et inattendu dans un contexte de pandémie ayant eu à la fois des conséquences sanitaires mais aussi sociales et liberticides. Les conséquences liberticides ont notamment été les restrictions ou interdictions de visite à l’hôpital, l’impossibilité de pouvoir accompagner un proche lors d’une urgence, des obsèques en nombre restreint, l’interdiction de contact, la distance qu’on a appelée sociale alors qu’elle se devait d’être physique. Je raconte cette situation particulière dans le chapitre XXXII qui s’appelle Réanimation : « Quand j’ai appelé les services d’urgence médicale le soir du 9 novembre, le médecin et l’infirmier qui sont venus à la maison ont refusé que j’accompagne Patrice, qui est parti vers l’ambulance en marchant…/… Étant moi-même médecin hospitalier, je trouvais cette règle inhumaine mais c’était la règle à observer pour tous nous protéger. Combien de témoignages d’amis, de proches, de relations ai-je eu depuis au sujet d’un père ou d’une mère hospitalisés sans pouvoir recevoir de visite pendant de longues semaines…/… En cas de décès, cela veut tout simplement dire qu’on a laissé mourir à l’hôpital des personnes seules sans la présence de leurs proches. Si on peut imaginer le sentiment d’abandon qu’ont pu ressentir ces patients, on peut également imaginer les dégâts psychologiques que cela a pu produire chez les proches qui n’ont pas pu dire au revoir…/… »

Dans le chapitre II, j’évoque la question des obsèques, qui eurent lieu à Bruxelles où nous vivions, avec une cérémonie en visioconférence pour un très grand nombre de proches qui n’ont pas pu être présents en raison des « quota » imposés par le gouvernement belge. Le pouvoir politique en France avait pris des décisions similaires au sujet de ces cérémonies. Comment ne pas provoquer de deuils impossibles dans ces conditions ?

Vous avez évoqué cette notion en tout début de question. Je me demande s’il existe des deuils possibles. D’ailleurs, en y réfléchissant, le deuil n’est qualifié que lorsqu’il présente une spécificité : impossible, pathologique, traumatique… Ces termes ont tous une connotation péjorative comme si la société judéo-chrétienne dans laquelle nous avons été élevés estimait que la souffrance apporte une rédemption. Cependant, pour chacun, le deuil n’est qu’un long cheminement, un tunnel sans fin qui ne s’arrête jamais, à mon sens. Il se métamorphose avec le temps mais reste là comme une cicatrice sur la peau que l’on gardera sa vie entière. C’est en ce sens que cette fin du monde est infinie. Elle défie le temps. Elle est éternelle.

Dans les situations de relation amoureuse intense, passionnelle et fusionnelle, qui s’arrêtent brutalement et de façon inattendue, chacun se défend comme il peut. Ma résilience s’est nourrie de l’énergie transfusée, si je puis dire, par les proches, les amis, les collègues de travail.  Cette énergie m’a donné la force non pas de survivre mais de recommencer à vivre. Elle m’a également permis d’écrire L’amputation et en faisant référence à la célèbre légende comme je le précise dans le chapitre XX « de construire mon Taj Mahal » qui, comme chacun le sait, est un symbole de l’amour éternel.

Pour résumer et citer Marguerite Duras, l’écriture m’a permis « d’hurler sans bruit ».

Marc Alpozzo et Éric Durand-Billaud

M. A. : Votre ouvrage qui est le récit d’une disparition, ouvre sur une préface dans laquelle vous dites que « notre société ne veut plus penser la mort ». Aussi, pour répondre à ce constat qui est juste depuis plusieurs dizaines d’années, vous citez le philosophe Jankélévitch dans son livre La mort : « Si la mort n’est pensable ni avant, ni pendant, ni après, quand pourrons-nous la penser ? » Est-ce que c’est à la suite de cette très juste idée du philosophe français, que vous avez décidé d’écrire ce livre sur un deuil impossible ?

 É. D.-B. : C’est une excellente question. Cependant, le processus a été un peu différent de celui que vous décrivez. L’ouvrage de Jankélévitch est venu alimenter ma réflexion alors que L’amputation était en cours d’écriture. C’est plutôt dans ce sens là que les choses se sont passées. Je crois que Jankélévitch emploie des mots un peu différents de ceux de Derrida mais pour décrire en fait la même chose. L’écroulement d’un monde à la suite de la perte d’un être cher me paraît équivalent à la stupeur à laquelle Jankélévitch fait référence.

Dans la préface de L’amputation, je souligne que « Notre société ne veut plus penser à la mort. L’évidence des deuils qui nous attendent tous, nous oblige pourtant à réfléchir à la perte de ceux qu’on aime mais aussi à la façon dont on “gérera” leur départ, car la mort est la dernière expérience de la vie. Elle doit être humainement aménagée et accompagnée, et les circonstances du dernier voyage conditionnent aussi la traversée du deuil de ceux qui restent. Vladimir Jankélévitch souligne que l’homme ne s’habitue pas à la mort, qu’elle est vécue comme une stupeur et suscite un sentiment d’effroi. Dans La mort, il nous décrit psychiquement tétanisés par elle : “Si la mort n’est pensable ni avant, ni pendant, ni après, quand pourrons-nous la penser ?” »

Jankélévitch nous précise également que la mort est non seulement le néant mais aussi le « plus-jamais-rien ». Je crois que c’est ce néant que la société d’aujourd’hui refuse de voir. Elle est terrorisée par cette éternité de « rien ». Ce phénomène s’est effectivement développé il y a plusieurs années mais s’est amplifié depuis l’avènement des « nouvelles » technologies de communication. Aujourd’hui, la vie est organisée autour de l’immédiateté, des plaisirs, du culte du corps et du zapping permanent si bien qu’on en a fini par oublier que l’Homme est mortel. On a zappé la mort… La place qu’a prise la Santé publique, de façon concomitante, en dit long sur la volonté politique de retarder l’échéance inévitable en multipliant les interdits et les restrictions même si, de temps en temps, des motifs économiques sous-tendent ces décisions. La seule chose que l’on ne peut pas prévenir est bien la mort. Pour ne pas être mis en échec « de prévention », on l’a donc effacée de notre champ de vision mais elle toujours là, bien présente. La pandémie que nous avons vécue récemment nous l’a rappelé avec violence.  

En ayant réfléchi à la mort d’une façon plus affective ces 30 derniers mois, je veux dire sans avoir un regard « clinique » au sens où Michel Foucault employait ce terme, j’ai tendance à penser aujourd’hui que cette stupeur m’habite cependant toujours et je crois qu’elle pourrait encore m’entrainer vers le fond. Je n’ai malheureusement pas de réponse à apporter à la question de Jankélévitch. Qui en a une ?

M. A. : Votre récit est finalement moins l’histoire d’un deuil que l’histoire d’une histoire d’amour. Pourtant, vous citez à juste titre, une phrase de Proust, qui dit que « la réalité ne prend forme que dans la mémoire ». N’est-ce finalement pas l’aveu que toute histoire ne commence que dans la mémoire (très fragile) que l’on a de cette histoire ?

É. D.-B. : Merci de souligner que L’Amputation n’est pas seulement un ouvrage sur la mort, la perte et le deuil mais qu’il s’agit fondamentalement d’une histoire d’amour entre deux êtres qui ont eu l’extrême chance de se rencontrer. Cette histoire d’amour, qui a duré 33 ans, est le deuxième fil rouge de cet ouvrage. Il vient contraster avec le premier que j’évoquais précédemment. Ces fils rouges, il y en a trois, le troisième étant ce qui a tourné autour de la psychothérapie dont j’ai eu besoin pour ne pas me noyer, expliquent le choix que j’ai fait de ne pas suivre la chronologie de notre vie à deux mais plutôt d’avancer par touches impressionnistes et association d’idées. Cette méthodologie a grandement facilité l’utilisation de la mémoire, d’une mémoire sélective… Tout n’est pas dit, seulement ce qui m’a paru essentiel.

La question de la fragilité de la mémoire et de ses troubles est passionnante tant elle est à la croisée de la neurologie et de la philosophie. Etant médecin spécialiste de la rééducation-réadaptation des affections cérébrales, j’ai été régulièrement confronté avec des patients ayant des troubles de la mémoire. Ne pas se souvenir ou ne pas pouvoir fixer de nouvelles informations est un handicap majeur, souvent mal compris car il est invisible.

Un traumatisme psychologique peut générer des troubles de la perception des souvenirs dans le sens où des images viennent parasiter en permanence le cours de la pensée et aussi celui des rêves. Ces images perturbent la perception que l’on a du temps qui passe, ce temps qui passe beaucoup plus lentement. Dans le cas d’un deuil dit traumatique, il peut persister un sentiment d’irréalité du départ comme si celui-ci ne pouvait pas être intégré dans le passé, comme s’il ne pouvait pas être intégré comme un souvenir. À tel point que l’on peut même être amené à douter de la réalité des années de vie partagée à deux. C’est une des raisons qui m’a poussé à prendre la plume pour raconter, l’un des moteurs de l’écriture ayant été la terreur de l’oubli de cette vie « en paire » ; ce livre a concouru à fixer ces souvenirs, comme une prothèse mentale qui m’aiderait à me rappeler. Comme vous le soulignez si bien, la mémoire est très fragile.

Je débute le chapitre V par « Marcel Proust disait que ”la réalité ne prend forme que dans la mémoire”. Je préfère quant à moi cette citation de Thomas Mann dans Le Tournant de 1930 : “Les souvenirs sont faits d’une substance étrange. Ils sont trompeurs et pourtant impérieux, puissants et impalpables. On ne peut pas se fier au souvenir, et pourtant il n’y a pas d’autre réalité que celle que nous portons dans notre mémoire…/…” Ce qui m’amène ensuite à évoquer ma relation aux souvenirs : « Ce que je vis depuis le départ de Patrice ne peut avoir de sens qu’en raison de tous les instants que j’ai vécus auparavant avec lui, l’homme que j’aimais et que je continue à aimer. Cependant, maintenant qu’il n’est plus là, lutter pour trouver du sens est devenu mon pain quotidien. Des efforts permanents sont nécessaires tous les jours qui passent. Tout me paraît dilué, sans saveur, et je ne ressens plus de plaisir ou de joie, ou si peu. » Notre histoire s’est bien forgée au moyens des souvenirs communs que nous avions. C’était Notre histoire. Mon histoire, quant à elle, se réfère à un avant et maintenant à un après. Je perçois désormais avec acuité le sens de ce qu’a voulu dire Gide en écrivant que « Rien n’empêche le bonheur comme le souvenir du bonheur. » 

M. A. : Il n’y a pas que l’amour, ni la mort dans votre récit. Il y a aussi la grande musique. Verdi, Puccini, Wagner, et surtout Mozart, dont le Requiem. Est-ce que cette dernière œuvre du génie de la musique, qui fut un cas à lui tout seul, ne représente pas ce que vous avez voulu exprimer dans votre récit, à savoir la musique pure comme expression même du silence, enfin débarrassée de tout prétexte ou arrière-pensée, et on pourrait alors dire qu’il faut justement aborder la mort, par le silence, car tout mot à propos de la mort est forcément un mot de trop, car il en dit soit trop soit jamais assez. N’est-ce pas ?

 É. D.-B. : Merci pour cette très belle question. La musique, la musique pure comme vous la qualifiez, a toujours occupé une grande place dans ma vie, dans notre vie. C’est pour cela que j’ai consacré un chapitre entier (XII) à l’opéra mais la musique est présente dans beaucoup de passages de ce livre. Ces compositeurs et leurs créations lyriques ont participé à la prise du ciment amoureux qui nous a lié, Patrice et moi. Ils ont alimenté non seulement notre réflexion sur la vie et la mort mais aussi tous les moments de plaisir à deux que nous pouvions avoir en écoutant ces œuvres ou en assistant à leurs représentations.

Vous citez Verdi et Puccini, tous deux italiens, qui ont été à l’origine d’opéras relativement abordables. Qui, par exemple, ne connait pas les airs de la Traviata ? Patrice, qui a une mère italienne, connaissait parfaitement toutes les œuvres de ces deux auteurs. Nous avions également une grande admiration pour Mozart, sa musique, son histoire, son destin… Son Requiem, quand je le découvris, me marqua à jamais. C’est à cette musique que je pensais quand je me mis à réfléchir à une cérémonie à Paris pour rattraper les obsèques bruxelloises qui m’avaient laissé un gout d’amertume très désagréable dans la bouche. C’est un peu pour cela que le terme messe de Requiem est utilisé dans le titre de deux chapitres de mon livre.

Et puis, un peu plus tard dans le déroulement de notre vie commune, je découvris Wagner. Le contexte de cette rencontre avec le maitre est développé dans le chapitre XII « …/… Il a fallu un cadre particulier pour le déclic. Lors de l’hiver 2001, nous décidâmes de partir faire un périple d’une semaine en Bavière. Le lieu était parfait pour aborder le maître…/… La voiture que nous avions louée possédait un lecteur de CD et nous avions acheté une compilation de Wagner. Pour qui aime Wagner, la Bavière est une région qui embaume son œuvre. Les châteaux de Louis II, dans leur démesure, en sont un témoignage architectural. On imagine les représentations de l’œuvre du maître, seulement pour les oreilles du prince, dans une des salles du château de Neuschwanstein que l’on croirait sorti d’un conte de fées. Nous avons eu la chance de séjourner en hiver au pied de ce lieu…/… Sous la neige, l’image apparaissait encore plus irréelle. Je me rappelle ce chemin fait en voiture dans le brouillard avec Patrice, l’ouverture de Parsifal en fond musical, à travers les champs enneigés. J’aurais voulu que cela ne s’arrête pas, stopper le temps quelques instants, le mettre en bouteille pour le ressortir à volonté quand le besoin s’en ferait sentir…/… »

Vous l’avez habilement suggéré, ce livre est aussi un Requiem, je le qualifiais plus tôt de Taj Mahal. C’est un hommage silencieux, un mausolée de papier débarrassé de toute arrière-pensée. Il a été écrit dans le silence mais parfois la musique m’a aidée à avancer dans ce travail en étant source d’inspiration. J’ai bien conscience que les mots ne peuvent à eux seuls être suffisants pour évoquer la mort, le départ, la perte… Et pourtant, ils permettent de témoigner du vécu d’instants que l’on a envie de « graver dans le marbre » car ils restent, tout comme les notes de ces compositeurs.

M. A. : C’est d’ailleurs à la disparition de Jacques Derrida, qu’un autre philosophe français, Jean-Luc Nancy, lui écrit par-delà la mort : « Qu’il est difficile d’écrire alors que le silence s’impose. Et pourtant, il le faut il faut sans attendre adresser le salut. Jacques, il m’est impossible d’écrire aujourd’hui autrement qu’en m’adressant à toi. Déjà, revenant de Paris après t’avoir vu, je pensais que je t’écrirais chaque jour un mot, pour passer les limites et la fatigue, pour toi, du téléphone. Et voici que c’est la seule lettre possible. Mais je suis incapable de ne pas faire comme si, malgré tout, je pouvais t’écrire. Il ne m’est pas possible de me tourner vers un « public ». Il faut parler de toi, mais en parlant à toi. » On a l’impression que Jean-Luc Nancy révèle l’objet même de votre livre. Parler de la mort d’un être aimé, en lui parlant, sans quoi les mots seraient forcément vides.

É. D.-B. : Le vide sidéral qui est ressenti après le départ de l’être aimé ne peut se remplir qu’en donnant un sens à cette perte, tant que faire se peut. Sinon, on bascule dans le domaine de ce qui ne sera jamais accepté et de l’autodestruction. Après un départ, le silence raisonne en permanence dans toutes les pièces de l’appartement, le matin, quand on se réveille, et le soir quand on rentre chez soi. C’est un sentiment que certains célibataires peuvent avoir du mal à comprendre. Il faut remplir ce vide et rompre ce silence par tous les moyens pour continuer à vivre. Le « Rien » peut se combler par le développement d’activités sociales qui permettent une intégration dans de nouveaux groupes n’ayant pas en tête l’image d’un couple amputé. Dans les mois qui ont suivi le décès de Patrice, j’ai fait le choix d’écrire, de reprendre mes activités picturales interrompues pendant une longue période et de m’investir dans la société civile en créant une association visant à soutenir la recherche clinique dans le domaine des maladies cérébro-vasculaires (AVC). C’est cette œuvre altruiste qui me semble donner un sens, si tant est que cela soit possible, à son départ. Les droits d’auteur de L’Amputation sont intégralement versés sur le compte de l’association.

Depuis novembre 2020, je suis intimement convaincu qu’une force transcendantale m’a permis d’avancer dans la bonne direction et de reconstruire sur des ruines. J’ai fait le choix d’user de l’écrit silencieux, non de la parole ou du silence qui ont tous deux des conséquences comme le soulignait JP Sartre « Chaque parole a une conséquence. Chaque silence aussi ». Mon livre est dédié à Patrice et d’une certaine manière, c’est une lettre d’amour publique qui lui est destinée. Dans le chapitre XXXIII, consacré à la messe de Requiem qui eut lieu à Saint-Eustache à Paris en octobre 2021, je raconte cette cérémonie et ai retranscris le message que je lui ai adressé : « Mon Patrice, Voilà maintenant presqu’un an que tu es parti. Il ne se passe pas une journée sans que tu me manques ou que je ne pense aux moments de partage que nous avions en permanence depuis ce jour de janvier 1988 où nous nous sommes rencontrés. Aussi, je veux t’adresser aujourd’hui un message librement inspiré d’écrivains, de compositeurs et de poètes connus et moins connus. Tu les reconnaîtras tous, j’en suis certain…/… 1988. Notre premier été, New York. Nous ne faisions qu’un ; on n’y pouvait rien. Et tout ce que tu étais, je l’étais aussi. Je voulais être à tes côtés, aujourd’hui comme demain ; toute ma vie…/… »

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Piste à suivre : https://www.lesamisdepatrice.com/

 

« Un roman de liberté, d’amour et de braises » sur Bernard Méaulle « Un si brûlant secret »

Un si brûlant secret, le roman d’une femme belle et libre

Un roman de liberté, d’amour et de braises, tel est le roman de Bernard Méaulle. Voici l’histoire de Maria, jeune fille espagnole, devenue France Maria. Née dans une famille pauvre, fille d’un père ancien soldat de Franco, alcoolique et d’une mère qui a fini par s’enfuir laissant son fils et sa fille à leur destin. Celui de Maria est du moins dans son enfance, dominé par la violence paternelle. Aussi se révolte-t-elle et à 15 ans, fuit sans se retourner. Là, elle va vite comprendre qu’elle est belle, très belle et que les hommes sont attirés par elle. Elle a conscience que c’est le sexe qui les pousse vers elle et sûrement pas son être profond. Mais cela ne la dérange pas particulièrement car elle assume totalement sa sexualité. Elle travaille à Barcelone, part avec son amant à Palma de Majorque où ils créent un restaurant de poissons grillés qui doit son succès à la présence, un soir, de Juan Carlos, alors successeur désigné de Franco. Elle part à Paris quand elle surprend son amant dans le lit commun avec un autre homme. Là, elle rencontre et se marie avec un promoteur immobilier qu’elle quitte pour un Américain, trafiquant d’armes, amateur de football, mais surtout disciple de la pensée du philosophe Lanza del Vasto, ce Français, un temps compagnon de Gandhi, adepte d’un retour à la nature, de la non violence, du végétalisme et de la méditation en outre, ce qui n’est pas le moindre paradoxe pour un vendeur de mort.

A son contact, Maria va évoluer, s’instruire, méditer, se révéler être une vendeuse sans scrupules. Elle sait très bien jouer avec son physique et n’hésite jamais à coucher pour arriver à la signature des contrats. Elle s’épanouit dans son couple tout en multipliant les amants.

A la mort de Joshua, elle est une très riche veuve, toujours amoureuse de Paris, toujours énervée par le côté râleur des Français. Pour chacun de ses anniversaires, elle se trouve un nouvel amant à qui elle offre un pyjama en soie. C’est d’ailleurs grâce à celui-ci que l’on retrouvera son dernier amant, un docker du Havre.

Ce livre, teinté de la philosophie de Lanza del Vasto, nous brosse le portrait d’une femme battante, qui se donne les moyens pour sortir de la misère et de la violence qui l’entourait durant son enfance. Elle passe de l’aveuglement de la vengeance à l’apaisement intérieur grâce à la méditation et à l’ouverture aux autres et à la beauté. Elle sait utiliser ses atouts, et son principal, c’est son physique et le magnétisme qu’elle dégage. Elle ne se fait strictement aucune illusion vis à vis des hommes, dirigés par leurs cerveaux reptiliens et qui ne voient en elle qu’un corps pour assouvir leurs pulsions sexuelles, sans imaginer que de fait, c’est elle qui les domine, c’est elle qui les manipule !

« Décalé, un brin érotique, original » sur « Un si brûlant secret » de Bernard Méaulle

Bernard Méaulle, Un si brûlant secret

Une histoire « hors des clous » comme dit la quatrième de couverture. Qu’on en juge : de 8 à 70 ans France-Maria s’enfile 1001 amants en autant de nuits et plus encore. Un par an après la mort de son mari.

C’est qu’à 8 ans elle a été « touchée » par Esteban, un ami de son père tortionnaire franquiste de la police, qu’à 14 ans elle a « embrassé » Juan de son âge, qu’à 15 ans elle a fui la maison et son père qui l’étranglait en la traitant de « pute, comme ta mère » et a vécu avec un cuisinier qui l’a fait embaucher comme serveuse à Barcelone. Qu’elle a quitté avec le beau Lorenzo pour aller à Palma aux Baléares fonder un petit caboulot vite devenu célèbre quand le roi Juan Carlos y est venu accompagné de deux belles plantes. Dont elle est partie pour avoir trouvé son amant tout nu avec un garçon très beau mais féminin.

Et la voilà à Paris dans le restaurant de Jean-Claude Brialy où elle sert le vestiaire. Elle y est remarquée par un Antoine à particule qui aime les femmes, a quitté la sienne et lui propose le mariage – qu’elle accepte au bout de dix-huit mois. Mais Antoine a une maîtresse, sa secrétaire de l’agence immobilière, avec qui il a déjà fait un petit blond de 7 ans. Aussi, lorsque l’Américain Joshua débarque, vendeur d’armes richissime, elle le suit et en est amoureuse jusqu’à sa mort.

Ensuite, elle consomme du mâle une fois par an, pas plus, pour le jour anniversaire. A qui elle offre à chaque fois un pyjama de soie verte bridé à ses initiales. Elle a quitté l’Espagne, aime la France mais s’est habituée à l’Amérique – à New York, qui est une Amérique très particulière. Un client de son mari lui a fait découvrir les Noubas de Kau, célébrés par Leni Riefenstahl. La beauté mâle dans sa splendeur, le culte de la virilité, la danse des femmes qui choisissent leur partenaire en lui mettant la jambe sur l’épaule pour qu’il sente leur odeur.

En bref, France-Maria est une libertine fière de son charme, de son corps comme de ses yeux verts magnétiques. Elle ne use, n’en abuse jamais. Son mari américain était fan de Lanza del Vasto, un bouddhiste chrétien dont on ne voit pas ce qu’il vient faire dans cette galère, sinon célébrer le pacifisme et l’écologie selon Gandhi. Tout le contraire du marchand d’armes…

En 26 chapitres de vie découpée et lancés au hasard, le lecteur composera la mosaïque d’une fille trop belle qui a appris la vie et consommé le désir jusqu’à la fin – comme un homme. Décalé, un brin érotique, original. L’abus des italiques fatigue les yeux mais c’est bien écrit, avec des parts de vrai dans les anecdotes.

Bernard Méaulle, Un si brûlant secret2023, éditions La route de la soie, 254 pages, €18,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Bernard Méaulle interviewé pendant 90 minutes par Christophe Medici sur Dynamic Radio

Christophe Medici reçoit ce samedi le patron de presse et désormais écrivain #BernardMéaulle pour la sortie de son ouvrage « un si brûlant secret » aux éditions @La Route de la Soie – Editions .

Il concourt pour le #PrixACF de l’homme pressé ( ACF – Automobile Club De France )

Ancien patron de presse régionale en Normandie, Bernard Méaulle n’a jamais rompu avec sa passion : l’écrit. En 2019, il a publié un premier roman,  Les Îles du Désir. Son deuxième livre – objet de curiosité qui, comme on dit, « traverse en dehors des clous » – était attendu par ses lecteurs qui lui ont réclamé une autre histoire singulière. Il s’intitule « un si brûlant secret » et raconte l’histoire ébouriffante d’une croqueuse d’hommes qui marchande avec le ciel. Son parcours mystico-érotique, brisant les codes et tabous de la bien-pensance de notre époque, vaporise à haute dose un parfum de féminin qui met à terre les vapeurs toxiques du néoféminisme.

Il sera dans l’émission de Christophe Médici « Pour Vivre Heureux, Vivons Coachés » ce samedi 01 avril à partir de midi sur Dynamic Radio. L’émission est ensuite disponible en replay sur le site internet. Réécoutez l’émission ici : https://www.dynamicradio.fr/emissions/pour-vivre-heureux-vivons-coaches-15

« Pour dépasser la paresse du communautarisme et penser par nous-mêmes », il faut lire « Doper son esprit critique » d’Emmanuel-Juste Duits

Emmanuel-Juste Duits, Doper son esprit critique

Un petit livre utile de pédagogie pour adulte (si l’on ose cet oxymore), on dirait de développement personnel dans le politiquement correct. Mais c’est que l’adulte n’a pas été éduqué, il n’a pas épanoui son esprit critique. En cause ? La société tout entière qui fait de la démocratie une perpétuelle revendication de nivellement au nom de l’égalité, en oubliant les autres valeurs de la maxime, la liberté et la fraternité. Société qui, en Occident, est formatée par le soft-power culturel yankee qui vise (comme les Français) l’universel – mais pour faire un maximum de fric, pas pour le bien des esprits. Car des esprits trop critiques grignoteraient les bénéfices du tous pareils, tous ensemble, seuls à même d’opérer les économies d’échelle pour produire massivement à bas coût et vendre toujours plus.

L’auteur ne pense pas aussi politiquement incorrect que je le fais, il présente une version plus irénique des choses. En deux parties : se remettre en cause, puis agir. Je traduis, il ne met pas de titre.

Il s’agit d’abord de savoir nager dans le chaos de l’information (le tout et son contraire du net, les affirmations idéologiques assénées par les croyances politiques, religieuses ou « sociétales »), de ne pas céder aux sirènes enjôleuses du divertissement (ne pas se « prendre la tête » comme disent les flemmards), de refuser l’idée que les valeurs ne se discutent pas (chacun sa vérité est une imposture).

La mondialisation – qui ne régresse pas mais se transforme en s’agrégeant en blocs progressivement – offre un grand bouillon de culture dans lequel il est confortable de nager en surtout n’affirmant rien, étant toujours d’accord, prêt à tout accepter. Ou au contraire refusant tout métissage, toute contradiction, toute remise en cause au nom d’une Tradition sanctuarisée. Nous avons donc les progressistes béats et niais, contre les réactionnaires crispés et haineux. Pas de ça chez nous ! disent les démocrates, ceux qui sont la lignée des Lumières. Pour eux, comme pour les Antiques ou Montaigne, le monde change et ne cesse de changer ; l’accepter est une lucidité. Mais pas au point de se laisser ballotter comme plume au dernier vent qui passe, ou convaincre par le dernier braillard qui a parlé plus fort que les autres. Non, il faut rester soi-même et examiner le monde qui va et ce se passe avec curiosité.

Pour cela, déceler les lacunes de l’information en faisant ce que font les journalistes (les vrais) et les chercheurs (qui cherchent plutôt qu’affirmer) : creuser, recouper, confronter. Ne pas se laisser engluer dans le Métavers mais susciter son « Plurivers ». Ensuite saisir la dynamique des choix, de quoi dépendent nos opinions, les biais mentaux que nous pouvons avoir inconsciemment, les sources de l’engagement des autres et du sien. Prôner le dialogue, pas pour être d’accord ni converti, mais pour examiner les arguments rationnels avant de juger du tout, en laissant son jugement en délibéré comme les scientifiques le font constamment (le « falsifiable » des résultats obtenus, ce qui veut dire que chacun peut les expérimenter et les contredire éventuellement).

Tous nous pouvons être enrôlés dans une idéologie, sans le savoir, question de famille, de milieu, d’amis, de pression sociale et d’exemple des séries anglo-saxonnes. Plusieurs pages sont consacrées à décortiquer « comment fonctionne une idéologie », sachant que « la tare des idéologies réside précisément dans leur incapacité à avoir tort » p.68. Une même vision du monde peut s’enkyster en dogme clos, le marxisme par exemple, ou la psychanalyse. Nos socialistes et nos écologistes en sont le résumé – ils ont toujours raison. Si la droite est moins idéologue, ce n’est pas par vertu supérieure mais parce qu’elle est plus proche des intérêts concrets, sonnants et trébuchants, donc plus souple à adapter ses idées à la réalité marchande. Conserver coûte moins cher que s’aventurer, que ce soit dans la production, les mœurs ou la politique. Si penser comme son groupe est confortable, si l’idéologie donne réponse à tout, vivre dans l’incertitude est pourtant le lot commun. Même les vérités scientifiques sont provisoires, et révisées périodiquement. Mais elles se cumulent et parviennent, en tâtonnant, à avancer dans la connaissance. C’est qu’elles construisent une pensée complexe, ce que le citoyen adulte doit apprendre à faire.

La seconde partie est concrète, elle consiste à imaginer des lieux de débat. La société moderne donne plus de pouvoirs aux citoyens (sauf justement dans les pays totalitaires : Russie, Chine, Iran, etc.). L’action personnelle peut conduire au changement collectif par des révolutions minuscules, on le voit par exemple à la maison avec le tri du recyclable ou la chasse au gaspillage. Aller plus loin demande de « créer les forums du changement » pour « expérimenter le décloisonnement »« penser collectivement » par les « Wikidébats » (Dieu existe-t-il ? La liberté d’expression doit-elle être limitée ? Faut-il légaliser le cannabis ?…), « ouvrir l’école » (vaste programme…), « discuter pour évoluer ensemble » (« esprit réseau ») – pour enfin « former et évaluer le sens critique du citoyen du XXIe siècle ».

L’auteur est fils de surréaliste, il a créé en 1987 avec Paul Faure l’association Le réseau des possibles pour expérimenter l’ouverture d’esprit, avant d’étudier la philosophie à Paris VIII et de lancer en 2005 Hyperdébat. Beaucoup de généralités mais des choses justes ; de nombreuses analyses concrètes et des conseils pratiques pour s’en sortir et évoluer dans le (bon) sens de l’épanouissement de nos facultés d’analyse critique, cela afin d’agir et d’interagir.

Un petit livre intéressant, utile, pédagogique. Il nous aidera à dépasser la paresse du communautarisme pour penser par nous-mêmes et agir en citoyens libres, égaux et fraternels.

Bon, au boulot !

Emmanuel-Juste Duits, Doper son esprit critique – Penser et agir dans un monde complexe, 2022, Éditions Chronique sociale, 168 pages, €14,90

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Entretien entre le philosophe Emmanuel-Just Duits et le philosophe Marc Alpozzo pour le magazine ENTREPRENDRE

Qu’est-ce que l’esprit critique aujourd’hui ?

Entretien avec Emmanuel-Juste Duits. Nous vivons une époque curieuse, l’homme qui se questionne est un gêneur. Le doute, l’esprit critique, est pourtant l’objet d’un ouvrage du philosophe et enseignant Emmanuel-Juste Duits, auteur de nombreux ouvrages questionnant notre époque, afin d’en comprendre la complexité. Son objectif, qui peut sembler n’être qu’une visée utopique, c’est à la fois doper notre esprit critique, pour aider à mieux penser, mais aussi la réveiller pour assurer dans action dans un monde de plus en plus incompréhensible, car de plus en plus complexe.  

Marc Alpozzo : Vous êtes philosophe, enseignant, cofondateur de différentes initiatives dont wikidébats, Les cafés de l’info, etc. Vous avez écrit de nombreux livres, dont L’homme réseau. Penser et agir dans la complexité (Chronique Sociale, 1999), Après le relativisme (Cerf, 2016). Aujourd’hui vous publiez chez Chronique Sociale, Doper son esprit critique. Penser et agir dans un monde complexe. Comment entendez-vous le terme « complexe » ? est-ce au sens de Henri Laborit, qui a inventé le terme, et qui voulait dire une imbrication de domaines de la pensée dans une forme de transdisciplinarité, ou comme l’entend Edgar Morin, ce qui se tisse ensemble ?

Emmanuel-Juste Duits : La pensée complexe est célébrée, pourtant il y a un paradoxe : quand on gratte un peu, beaucoup de gens voient le monde de façon binaire, à gauche divisé entre les dominants et les dominés, comme s’il n’existait pas des groupes/des individus à la fois opprimés et oppresseurs, ou des ambiguïtés comme la servitude volontaire ; du côté des populistes, on brandit le prétendu  « choc des civilisations » entre Occident et islam, comme si ces deux entités étaient monolithiques, alors qu’elles sont complexes, qu’il y a des hybridations, des zones intermédiaires, des rapprochements féconds, des mélanges et des frontières souvent floues entre lesdites « civilisations ». En gros, nous avons du mal à échapper à une vision du monde divisée entre les bons – nous – et les méchants – ceux qui ont une autre vision du monde que la nôtre. La caricature règne plus que la pensée complexe ! Et c’est normal, car la complexité est une épreuve que chacun tend à fuir comme il peut.

Nos outils conceptuels et nos comportements ont été forgés dans des sociétés relativement closes et beaucoup plus simples que notre monde ouvert et multiculturel. Prenons un exemple : Pascal devait opter soit pour l’athéisme, soit pour le catholicisme. Il n’avait pas vraiment idée d’autres choix possibles. Ce type de choix binaire se retrouvait un peu dans tous les domaines jusqu’aux années 60/70 : après-guerre, communiste ou gaulliste, puis socialiste ou libéral à l’époque de Mitterrand etc. Aujourd’hui, le choix s’est démultiplié : qu’aurait été le « pari de Pascal » s’il avait dû choisir entre athéisme, bouddhisme, hindouisme, kabbale, soufisme, et ainsi de suite ? Dans le domaine politique, nous ne savons même plus quels sont les clivages structurants ! Est-ce l’opposition entre « progressistes » et « populistes » comme l’a dit Emmanuel Macron ? Ou est-ce l’opposition entre ceux qui croient en la continuation de nos sociétés et ceux qui prévoient un effondrement imminent, les « effondristes » ? Ou entre les tenants d’une information « officielle » et les dits « complotistes » qui pensent que le monde est dirigé en sous-main par des groupes non démocratiques et des lobbies ? Ou entre ceux qui croient en la lutte des classes et ceux qui croient au « choc des civilisations » comme Huntington ? Un autre clivage possible, pour l’instant peu connu : celui entre partisans de la croissance et décroissantistes. Vous voyez qu’il y a au moins 5 ou 10 façons de lire le champ politique et de le structurer, en croyant à chaque fois que l’on a touché les clivages essentiels. J’aurais aussi pu évoquer le domaine amoureux et sexuel : dans les sociétés anciennes, on pouvait être célibataire ou en couple patriarcal ; aujourd’hui tout a éclaté on peut faire toute la gamme des lettres LGBTQ+, être en couple hétéro, homo, trans, asexuel, SM, poly-amoureux, en trio, en communauté etc.   

Face à un tel foisonnement de possibles, la plupart des gens recréent artificiellement des choix binaires, ils ne considèrent qu’une partie des options offertes, ils s’enferment et hésitent entre deux positions (athée ou catho, athée ou musulman, selon leurs milieux ; Écolos ou LFI pour les partisans de la gauche, RN ou LR pour ceux de droite), et tout cela sans même être allé voir par curiosité et désir de connaissance toutes sortes d’autres options. Notre système nerveux a énormément de mal à traiter la masse d’informations contradictoires qui nous assaillent, et demande de simplifier à tout prix – notamment au prix de l’ignorance plus ou moins volontaire de toutes sortes de possibilités, de visions du monde, d’expériences parfois fascinantes. Nous vivons dans des milieux, bulles informationnelles étanches, qui ont pour but de nous préserve des dissonances cognitives. Or il faut faire l’inverse, s’ouvrir et affronter cette complexité inouïe (et passionnante) des modes de vie et des visions du monde.

Edgar Morin a critiqué de façon magistrale les mécanismes de l’aveuglement idéologique dans Pour entrer dans le XXIe siècle (Seuil, 2004). Il puise dans un grand nombre d’approches – pensée systémique, philosophie des sciences, dialectique marxiste, etc.- pour regarder les phénomènes sous différents angles. Surtout, il déconstruit nos œillères, toutes les stratégies qui nous empêchent de voir au nom de croyances, de morale, d’idéaux. Pour lui, les critiques doivent être prises en compte, y compris et surtout quand elles viennent de l’ennemi, du méchant « facho », « gaucho », ou tout ce qu’on voudra, car c’est à cause de ce refus d’entendre leurs critiques que des millions de gens ont sombré dans le stalinisme ou le fascisme. Or nous aussi, nous sommes souvent fermés aux critiques, nous jugeons que certains discours sont inaudibles car ils sont prononcés par des gens disqualifiés. Les staliniens qualifiaient déjà de « salauds » et de « fachos » les gens qui critiquaient leur idéologie, se drapant dans la vertueuse indignation, comme nous le faisons trop souvent face à nos détracteurs ! Morin montre à quel point cette fermeture d’esprit conduit aux pires dérives et in fine à la destruction du monde. Car ne pas écouter les critiques (d’où qu’elles viennent) c’est risquer de poursuivre un chemin qui va nous détruire, et ce avec une bonne conscience morale inébranlable, la certitude qu’on est des gens bien et que nos ennemis sont inférieurs moralement à nous – bien sûr !

Laborit théorise les mêmes réflexes d’une autre façon, montrant que derrière nos rationalisations, demeure en nous le besoin de dominance et la défense du territoire qui nous vient de notre cerveau primitif. Nous croyons « penser » et agir librement alors que nous sommes sous le joug d’émotions primaires et que nous tendons à reproduire les hiérarchies et comportements des groupes de singes sociaux !

Pour revenir à Edgar Morin, sa pensée complexe affirme l’utilité de plusieurs grilles de lecture simultanées, et il est très conscient aussi de l’importance des autres cultures, qui peuvent nous apprendre à voir différemment une question. Il ne s’agit donc pas d’une vague syncrétisme (tout mélanger, utiliser des grilles de lectures opposées et in fine incohérentes), mais de chercher des niveaux englobants, où l’on puisse utiliser les acquis de diverses disciplines, de Freud, de Marx mais aussi de la philosophie des sciences de Karl Popper ou du déconditionnement opéré par le penseur indien Krishnamurti. Pour avoir l’esprit critique, il faut à la fois utiliser les acquis de la psychanalyse pour connaître nos pulsions etc., ceux de l’éthologie, du comportementalisme, et aussi étudier comment on peut être piégé par des raisonnements fallacieux et savoir comment la science évolue, tâtonne et se trompe elle aussi. C’est cette interdisciplinarité structurée dont nous avons besoin pour aborder un monde en intrication.

Maintenant, je ne prétends pas bâtir une sorte de métathéorie englobant les autres théories ; j’en reste aux débuts de cette démarche de la complexité, à ce qui est « évident » et que personne ne fait : se confronter aux dissonances cognitives qui est l’étape obligée de toute évolution véritable et efficace.

Je pense que face à la complexité, nous avons besoin d’une méthode pour ne pas être noyés par le foisonnement des approches, messages, sites etc. C’est à un cheminement d’ouverture que j’invite. S’ouvrir, comparer, mais ne pas sombrer dans la confusion ; sortir du confort des certitudes héritées ou vite acquises, passer par une phase de confrontation et d’inconfort personnel, pour atteindre ensuite des jugements éclairés. Voilà les 3 phases qui sont à considérer pour moi : idées préconçues, opinions pas vraiment examinées → confrontation, choc des systèmes différents, avec le moment relativiste → sortie du relativisme pour atteindre des jugements éclairés, ouverts à la critique mais assez forts pour durer. 

M. A. : Vous vous inscrivez dans une pensée complexe et décloisonnante, comme Edgar Morin. Aussi dans les premières pages de votre livre, vous dressez un panorama du monde contemporain, en proposant de sortir de la fausse alternative. Vous ne croyez pas aux solutions à court terme, comme un retour à la France d’avant, ou le choix du communisme plutôt que le libéralisme ou vice versa. Vous vous définissez comme un « optimiste lucide et désabusé », ce qui est paradoxal, mais vous en convenez. En réalité, ce que vous proposez pour l’humanité c’est une troisième voie, une sorte de voie du milieu, qui serait une synthèse pour reprendre les termes de Hegel. Quelle pourrait être cette troisième voie ?

E.-J. D. : Je pense que tout s’est effondré, que l’humanité a expérimenté de nombreuses formules de sociétés, religions, idéologies, modes de vie, mais qu’aucune n’a pleinement réussi. Le communisme a donné ce que l’on sait, le capitalisme est aussi une forme de barbarie, et les sociétés fortement religieuses ne nous satisfont guère non plus. Tous les modèles semblent avoir été testés et sont susceptibles d’un bilan mitigé voire négatif : on ne sait même plus si la planète va durer encore 10 ou 30 ans avant un effondrement majeur. Face à cette crise globale, certains veulent revenir à des modèles anciens : France de jadis, communisme de Badiou, ou au contraire tenter une fuite en avant dans le transhumanisme. Je suis pessimiste, en ce sens qu’il me semble que pratiquement toutes les visions du monde sont incomplètes – mutilées dirait Morin. En Occident on a certes le savoir technoscientifique, mais il est en partie responsable de la destruction de la planète ; nous avons les Droits de l’homme et nous laissons mourir les Anciens en Ehpad, nous sommes terrifiés par la mort et n’avons plus les liens de solidarité et de générations qui existent ailleurs, en Afrique ou en Asie. Ces civilisations ont beaucoup à nous apprendre en termes de connaissance de soi et d’art de vivre, et nous, nous avons peut-être à apporter un sens de la liberté individuelle et de la critique des traditions que ces sociétés ont moins développé. Donc à mon sens, si chacun a échoué sur certains plans, chaque groupe humain possède des clés que les autres n’ont pas.

D’où la chance inouïe du multiculturalisme : ce n’est pas de répéter de façon niaise que nous sommes pour le vivre-ensemble, mais c’est donner un sens à cette rencontre des cultures et des modes de vie, pour chercher ensemble en puisant à ce trésor de connaissances, pratiques, visions du monde… Il me semble plus judicieux de faire confiance en notre capacité créatrice, non pour revenir sans cesse aux modèles du passé, mais pour créer de nouvelles voies, sachant que nous avons pour cela de toutes nouvelles conditions. Tout est à reconstruire d’urgence, mais sur quelles bases ? 

Vous me demandez quelle pourrait être la solution ? Je ne propose pas une réponse – une nouvelle société, une philosophie – mais une méthode qui nous permettra de construire collectivement cette nouvelle société. Je n’ai pas envie de bâtir une philosophie de plus pour l’opposer aux autres, entrer dans l’arène ! Il y a déjà des milliers de philosophies, de réponses à nos questions. Commençons par essayer de les évaluer, savoir si sur certaines questions fondamentales, telle ou telle réponse est juste. Et peu à peu, à partir de ces éléments de réponses, il s’agirait de bâtir des réponses plus globales.

Il me semble que face à la fragmentation des savoirs, de cultures et des modes de connaissance (mode de connaissance de la philosophie, de la science, de l’exploration intérieure de l’extrême orient etc.) émerge un grand besoin de décloisonner. Il y a des lieux, des associations, des centres de recherches, qui visent à ce décloisonnement. J’en donne des exemples dans mon livre. Nous avons démonté le meccano du réel, nous avons divisé les recherches en millions de cellules séparées et spécialisées, il s’agit maintenant d’inventer une façon de reposer à nouveaux frais les questions fondamentales de la philosophie, et d’y répondre collectivement, en faisant intervenir des chercheurs de tous les horizons. C’est mon sujet de réflexion. Pour l’instant, on a des Colloques, des Think tanks, des rencontres interdisciplinaires, mais rien à la hauteur des enjeux, aucun lieu qui décloisonne véritablement. À terme, il faudra créer des enceintes de débats méthodiques, dédiées à la recherche de « la vérité » sur des questions fondamentales. Ce projet (qui en quelque sorte reconduit l’ambition des Sommes philosophiques, de l’Encyclopédie et d’un savoir lisible et organisé) et ses présupposés philosophiques est présenté principalement dans mon livre Après le relativisme.

M. A. : Vous employez un terme qui me touche beaucoup, puisque je n’ai cessé d’en parler dans mes livres, en ne me sentant jamais écouté, vous parlez de « révolutionner son être intérieur ». En effet, je crois que la seule révolution qui vaille est la révolution intérieure. Croyez-vous que cette révolution puisse être rendue possible dans ce monde post-moderne, qui est une forme de conspiration contre toute vie intérieure, pour reprendre les mots de Bernanos ? Comme vous, à ce propos je demeure désabusé, mais sans l’optimisme. Pour vous l’homme réseau permettra cela, je vous résume. Croyez-vous cependant que le réseau ne rende pas aujourd’hui l’homme trop disponible à la technique au point que cela présente danger à l’avenir pour l’évolution de l’humanité ?

E.-J. D. :  Mon point de départ fondamental, c’est celui de l’être humain désemparé, perdu et totalement ignorant, qui cherche à tâtons à avancer dans la nuit dans un univers qui le dépasse de part en part, confronté à une ignorance qu’on ose rarement regarder en face. C’est la situation de base de tout humain ; maintenant, il y a les spécificités de notre société ouverte et multiculturelle. Nous sommes dans une nouvelle complexité : celle d’être confrontés à toutes les religions, les cultures, les façons de vivre qui ont été élaborées aux coins de la planète, et se trouvent jetées les unes contre les autres, compressées dans nos mégalopoles. Il en va ainsi dans chaque domaine, les approches foisonnent et sont en concurrence. L’orientation et les choix n’en sont que plus difficiles.

Je pense que le point de départ de cette révolution intérieure, c’est de voir à quel point nous sommes perdus, ignorants et sans appuis. Nous sommes des fêtus de paille emportés dans une aventure énigmatique. Au lieu de se cacher cette condition fondamentale, de remplir le vide par de fausses certitudes ou de continuer notre petit chemin, écrasés et impuissants, il faut un sursaut de tout l’être : se sentir à la fois sidéré et passionné par l’énigme de vivre ! Quel cadeau et quel fardeau !

Pour répondre à votre question, je vais citer un passage de mon petit manifeste Mode d’emploi de la civilisation planétaire : « La conscience de sa propre ignorance est la face visible d’une médaille dont l’autre face n’est pas le découragement, le renoncement. Bien sûr, on ne peut pas visualiser le monde et ses milliers de centres de recherches qui a chaque seconde font des expériences, ni les 400

000 associations qui se déclarent, se réunissent et s’activent rien qu’en France, ni prendre en compte la myriade de théories conçues… Ce grouillement super-complexe ne peut être saisi par un cerveau humain tel que nous le connaissons actuellement. Ainsi, ignorer tout, c’est reconnaître que tout se passe. Reconnaître que mille éléments capitaux pour l’humanité sont à cette seconde en train d’éclore comme autant de fleurs futuristes, c’est percevoir le monde comme un immense jardin foisonnant en perpétuel devenir…

La « conscience de notre ignorance » devient alors un moteur, un aiguillon. […] Le monde est enfin devenu ce que nous rêvions qu’il soit : l’espace de toutes les sensations, de toutes les façons de voir ; nous pouvons changer de paires d’yeux, de sexualité, de couleurs, de saveurs, de musiques, de

religions. […] Fini l’état de zombi réduisant le foisonnement tumultueux des mutations incessantes à quelques tweets ! Enfin, nous aurons des raisons de tout voir, tout découvrir, aller tout chercher. Puisque les grands médias ne nous apportent pas l’univers dans notre assiette, allons en quête de l’information, à la découverte de ces mille données qui nous échappent… »

Évidemment, le danger réside dans la dispersion voire l’éclatement intérieur. Les mille expériences ne doivent être qu’un préalable, une œuvre au noir où nous dissolvons nos repères, notre fausse identité, nos prétendues vérités, où tout s’engloutit dans le non savoir et l’étrangeté de l’infinie variation des possibles. Il faut ensuite se rassembler, faire une pause, réfléchir, digérer… L’œuvre au blanc, donc. C’est un processus alchimique auquel j’invite l’individu à se soumettre, et qui a pour but final de se dés-identifier de son groupe d’appartenance, sa nation, sa religion, son petit « moi », pour accéder à l’étrangeté de l’être et à ce qui demeure au-delà des fluctuations. Mais c’est une autre histoire.

M. A. : En vous lisant, j’ai l’impression que votre formule « doper l’esprit critique » reprend le projet cartésien du doute méthodique. Votre livre semble redresser le tribunal de la raison pour mettre à l’épreuve les idées afin d’en vérifier la véracité. Nous vivons une vie entière au milieu de certitudes incertaines mais que nous prenons pour vraies parce qu’elles nous ont été transmises comme vraies. Comme Descartes, vous voulez inciter les gens à remettre en cause leurs opinions ou leurs croyances, donc leur faux-savoir pour se libérer d’une vision limitée du monde, n’est-ce pas ? Mais cette fois, votre méthode veut utiliser la pensée complexe afin de s’adapter à un monde en perpétuel mouvement, impermanent et foisonnant.

E.-J. D. :  Ce que je propose est du bon sens pour qui cherche la vérité (ou du moins des solutions solides aux différents problèmes qui le sollicitent), c’est même une évidence, mais quasi personne ne le fait ! Il s’agit de voir de première main plusieurs réponses possibles, plusieurs partis, plusieurs spiritualités et anti-spiritualités, plusieurs thérapies, etc., avant d’opter. C’est la base de toute démarche raisonnable et éclairée. Mais pourtant, on s’aperçoit vite que personne ou presque ne le fait ! On dira que l’on n’a pas le temps, ou l’argent, ou l’on caricaturera ceux que l’on connaît par médias interposés. On trouvera toujours de bonnes raisons pour ne pas se confronter à l’altérité des visions du monde (« eux sont arriérés, obscurantistes, ignorants, alors que moi je suis bien informé sérieux, scientifique », c’est à peu près notre croyance qui justifie toujours peu ou prou le renfermement dans ses petites certitudes). Alors qu’il est si facile aujourd’hui de se déplacer, d’assister à des réunions et des conférences de plusieurs mouvements opposés, d’aller sur des sites qui nous sortent de notre zone de confort, nous ne le faisons pas ! Et dans ce cas, que valent nos idées ? Si nous n’avons écouté et vu que ce qui les confortent, nos certitudes sont bien fragiles et pu fables. Et après cela, le monde est plein de gens imbus de leurs idées, qui s’affrontent sans avoir été visiter le paysage mental de l’autre.

Il y a aussi les « indécis », les relativistes, qui n’affirment rien ou pas grand-chose, et répètent à chacun sa vérité ». Ils croient être tolérants et refusent les positions tranchées. Mais en réalité, ils adoptent par capillarité les opinions dominantes (dans leur milieu), une vague idéologie des droits de l’homme, de la liberté individuelle, etc. Bref, la pensée libérale moderne, sans l’examiner, et sans voir qu’elle est prise d’assaut par nombre de gens qui n’y croient plus, qui ne croient plus aux grands médias, aux discours des « sachants » officiels, etc. Or le discours officiel est parfois douteux, on ne peut pas l’accepter sans examen : durant les années 60 jusqu’aux années 80, toutes les élites et les partis, de l’extrême droite aux communistes, étaient productivistes, anti-écologistes et pro nucléaires, seuls des gens considérés comme marginaux ou obscurantistes osaient aller contre cette doxa de la croissance indéfinie. Aujourd’hui on voit que c’est plus complexe, qu’il y a des bons arguments en faveur de la décroissance et contre le productivisme délirant de nos sociétés. Il y a bien des discours officiels qui demandent à être regardés, par exemple les discours sur la monnaie ; il existe aujourd’hui des monnaies alternatives, des monnaies « fondantes », qui fonctionnent sur d’autres principes que notre monnaie et pourraient en partie modifier l’économie ! Tout doit être mis en question !

Donc voilà les deux fausses alternatives : les idéologues qui croient détenir une vérité sans réellement écouter les arguments contraires, et les relativistes qui prétendent ne pas avoir de certitude et suivent une idéologie « molle » et issue des médias dominants, sans savoir si elle ne mène pas à une grave impasse.

Il faut échapper à ces deux erreurs par une véritable révolution personnelle, aller à contre-courant de nos tendances naturelles.

 La démarche que je vise correspond à une éthique intellectuelle qui dit que l’on parvient à la vérité ou au meilleur point de vue en englobant les visions partielles et parcellaires. Il s’agit au centre une forme d’honnêteté intellectuelle très dérangeante, qui demande un état d’esprit fait de recul avec ses réactions viscérales, ses biais cognitifs, ses préférences. Chacun doit prendre en soi les conflits du monde, devenir un champ de bataille intérieur, au lieu d’adhérer à un seul point de vue, en négligeant une partie du réel, pour venir se heurter à l’autre, enfermé lui aussi dans sa vision parcellaire du monde. Dans l’ère du brassage généralisé, la personne est formée d’identités multiples et appartient à une réalité complexe – comme le montre Amin Maalouf dans Les identités meurtrières. Au lieu de se simplifier, de se croire « français », « chrétien », etc., en réduisant son être à une seule de ses facettes. On parle sans cesse de « pluralisme », mais il ne doit pas exister qu’à l’extérieur, alors qu’il constitue tout esprit éclairé – qui fait dialoguer en lui les différentes religions, philosophies et identités, et se dés-identifie. Sans cette forme de sagesse, nous ne pourrons pas résoudre collectivement nos problèmes. Le but même de cet ouvrage consiste à insuffler cet état d’esprit, condition de possibilité du passage en douceur à d’autres modes de fonctionnement.

M. A. : Ce qui est assez innovant dans votre livre, c’est que vous voulez créer des « forums du changement », je vous cite. En 1999, quand les forums sont apparus sur Internet, j’étais très enthousiaste parce que j’y voyais un espace de liberté et d’affranchissement pour l’ensemble des gens. Aujourd’hui, je vois les réseaux sociaux, qui sont calqués sur ces premiers forums, comme des espaces asociaux, violents et réducteurs. Cette déception de la première heure, vous souhaitez la dépasser par des « forums décloisonnés ». Qu’entendez-vous par là ? Quelle serait l’alternative avec nos réseaux sociaux clivants et violents d’aujourd’hui ?

E.-J. D. : L’aspect violent et asocial règne partout parce que la fragmentation règne et que les gens ne se confrontent plus directement, ou alors ils le font à travers des tweets de 140 signes, ce qui n’est pas le bon moyen d’entrer dans le paysage mental de l’autre ! Ils se font souvent une image simpliste de l’autre au travers de leurs médias et réseaux sociaux favoris, au lieu d’aller à sa rencontre directe. On veut supprimer tout risque de se retrouver à discuter avec nos « ennemis », on est aux antipodes de Socrate qui discutait joyeusement avec le sophiste ! A mon avis, les réseaux sociaux ne sont pas les responsables, ils ne sont qu’un outil qui reflète notre état d’esprit, notre erreur fondamentale bien expliquée par le psychosocilogue Charles Rojzman, inventeur de la thérapie sociale qui vise notamment à désamorcer la violence entre groupes plus ou moins antagoniques, comme les jeunes des cités et la police. Rojzman organisait des rencontres entre ces acteurs souvent en conflit, selon le principe suivant : « Une thérapie sociale n’est ni une médiation ni une thérapie de groupe. Elle n’est pas une médiation, parce qu’il ne s’agit pas de trouver un modus vivendi pour apaiser un litige ou atténuer un conflit. Il s’agit au contraire de laisser s’exprimer les colères avant toute recherche de résolution. En thérapie sociale, on ne refuse pas le conflit, on lui propose un cadre d’expression pour éviter qu’il ne dégénère en violence. En incitant les individus à accepter le conflit plutôt qu’à l’éviter, à exposer franchement leurs antagonismes au lieu de se murer dans la haine et à rencontrer leur adversaire plutôt que de le diaboliser, on leur donne la possibilité de gérer collectivement les problèmes auxquels ils sont confrontés. »[1] La croyance que le conflit mène à la violence, c’est cela qu’il faut mettre en cause. Plus il y a de conflit bien mené et approfondi (donc autre chose qu’une série de « clashs », évidemment) moins il y a de violence ! N’est-ce pas cela la philosophie : l’orchestration des conflits transposés au plan de la parole ? Le fond du problème des réseaux sociaux et des algorithmes, c’est qu’ils s’y retrouvent souvent (pas toujours) des gens qui pensent la même chose et renforcent leurs préjugés communs. Néanmoins on voit aussi sur les forums et les réseaux sociaux des tentatives de confrontations ; j’ai noté cela entre adeptes du conspirationnisme et anti-conspirationnistes à propos des attentats du World Trade Center. Les gens sentent qu’il est important de mettre à l’épreuve leurs opinions, il y a désormais des Youtubeurs politiquement opposés qui s’invitent et font des vidéos communes. Hélas cela sert surtout à générer des clashs pour faire des clics. Ce n’est pas par des clashs sensationnels et des tweets hargneux qu’on arrivera à se comprendre ! C’est comme si le besoin de décloisonner, de sortir de sa bulle, essayait de se frayer un chemin mais n’avait pas encore trouvé les bons médiums. Il faut des rencontres réelles, ou alors un espace virtuel vraiment repensé.

Pour essayer de mettre en œuvre une Agora du XXIe siècle, j’ai cofondé le site Wikidébats avec Manu Reilhac. Il s’agit que chacun puisse poser une question polémique, telle que « Dieu existe-t-il ? », « La liberté d’expression doit-elle être limitée ? », « Faut-il accueillir davantage de migrants ? » etc., et on invite tous les points de vue à s’exprimer librement. Il n’y a pas de vérité préétablie, chacun donne ses arguments, même s’ils paraissent choquants ou « antiscientifiques ». Il n’y a pas de problème, puisque chaque argument sera ensuite décortiqué et objecté. Mais il faut éviter la cacophonie des forums ou les fils de discussions qui enchaînent des messages-fleuves. Il faut structurer ce débat. C’est à mon sens la nouvelle étape du Net : créer des lieux où puissent se dérouler des discussions à froid, sans prise de pouvoir par les grandes gueules, sans attaques ad hominem, sans gentils censeurs non plus qui filtrent les réponses et orientent la discussion. Le Net est propice, si on s’en donne les moyens, à l’émergence d’un nouvel espace public où se dérouleront des débats méthodiques, lisibles, permettant aux citoyens de se faire une opinion éclairée en ayant pris connaissance de tous les points de vue. C’est un gros travail de hiérarchisation et d’organisation de l’information. Et c’est possible, car la surinformation est largement redondante.

Ainsi, sur le site Wikidébats, on a découvert qu’une position théorique comme « Dieu existe », ou politique comme « Il faut établir un revenu universel », repose sur un nombre limité de grands arguments. Ceux-ci sont contredits par un nombre limité d’objections. Ainsi, il est possible de « faire le tour » d’une option politique, philosophique etc., en réduisant le bruit ambiant et en montrant que chaque position n’est pas hypercomplexe, mais repose sur quelques propositions fondamentales.

M. A. : Un de vos derniers chapitres m’a profondément intéressé, car il s’appelle « Ouvrir l’école ». Votre projet c’est de refonder une école ouverte et adaptée au XXIème siècle. Est-ce une école comme celle promue par Socrate, puis par Platon, qui enseignerait aux enfants à sortir de la caverne et à cheminer vers l’être ? Quelle est donc cette école du futur que vous appelez de vos vœux ?

E.-J. D. : Je suis conscient de la nécessité de poser des assises fondamentales avant de commencer une démarche comparative des différentes cultures ; néanmoins, je n’aborde pas ce sujet dans ce chapitre, où je me concentre sur le parcours qui préparerait en quelque sorte « l’honnête homme du XXIe siècle ». De nouveaux outils existent comme la philosophie pour les enfants, qui habitue très tôt à la démarche du questionnement et de l’étonnement face au réel. Il est essentiel que les élèves apprennent à entrer dans la tête de ceux qui ne pensent pas comme eux et découvrent que différentes visions du monde, religions et options politiques ont de bons arguments à faire valoir, que celui qui ne pense pas comme soi n’est ni bête ni pervers. Toute mon idée est de confronter les élèves à partir du lycée, à travers des rencontres déstabilisantes et inédites, à des points de vue et des cultures différentes, de façon à créer un choc puis une distanciation progressive avec sa propre culture et sa prétendue « identité ». Par exemple sur l’enseignement du « fait religieux », il me semblerait pertinent que les élèves approchent non seulement les religions monothéistes, mais aussi hindouisme et bouddhisme, de façon à (re)découvrir la proximité métaphysique du christianisme, du judaïsme et de l’islam, quand on les compare aux spiritualités de l’Extrême-Orient. De cette façon, il s’agirait de décentrer le regard et de désamorcer les tensions.

L’honnête homme du XXIe siècle devra connaître les grandes œuvres d’autres cultures, mais aussi la science et la réflexion critique sur la science qui a été élaborée par les épistémologues comme Karl Popper ou Paul Feyerabend. Il me semble qu’on vit à une époque où le monde tend à se diviser entre critiques radicaux de la science – « conspirationnistes », antivax, créationnistes etc. – et une adhésion naïve, au regard des études épistémologiques, à « la Science » vue comme véhiculant des certitudes. Il ne faut pas que le discours public des sciences devienne dogmatique, et ne tienne pas compte des débats internes de l’épistémologie, qui conduit là encore à un recul nécessaire.

En découvrant que des visions du monde opposées sont défendables, en découvrant la grandeur d’autres cultures et d’autres formes d’art, en se dés-identifiant de ses réactions les plus immédiates, en acceptant d’être choqué et de supporter ce qui déstabilise, je pense que les élèves pourront commencer à sortir de la caverne. Ce sont de petits pas nécessaires à la sagesse !  

M. A. : Vous prônez à juste titre la discussion, comme Socrate prônait la dialectique, pour évoluer ensemble. Mais si on observe attentivement la jeunesse actuelle, elle a les yeux rivés sur ses écrans, et elle cultive de moins en moins sa sociabilité. N’est-ce pas cependant un frein à ce que vous voulez pour l’avenir ?

E.-J. D. : J’ai du mal à raisonner en termes de « blocs » : la jeunesse, etc., ce qui m’importe ce sont les individus. Dans un classique des sciences sociales, le sociologue Serge Moscovici avait montré que ce sont des minorités actives qui font le monde. Que quelques individus changent profondément et proposent de nouvelles voies, et celles-ci se répandront par contagion.

Alors, qu’est-ce que j’espère ? Il faut renouer avec le goût de la liberté. C’est ça qui m’étonne le plus aujourd’hui, à quel point certains « jeunes » (ou non) rejettent la liberté d’esprit. Sur Wikidébats, on a proposé un débat sur la liberté d’expression, qui a déjà reçu 150 000 visites, donc c’est un vrai succès. Et j’ai vu s’y déployer des interventions systématiques contre la liberté d’expression, nombre de gens qui cherchent à justifier la non-liberté, comme si désormais la liberté d’examiner toutes les possibilités, toutes les opinions, était un mal ! Effectivement le débat est complexe, et la liberté d’expression totale peut être à bon droit mise en doute, surtout si elle se déploie sans sens critique pour contrebalancer les diverses opinions fallacieuses et dangereuses Néanmoins j’aimerais plutôt parier sur la raison partagée, le débat critique, que sur des lois, des « safe spaces » où les gens s’enferment entre soi pour ne pas être choqué. Qu’il existe des safe spaces, pourquoi pas, c’est une expérience humaine aussi. Mais j’ai proposé tout autre chose, des anti-safe spaces où les gens viendraient en s’attendant à être choqués, en étant curieux de ce qui les choque…  « Vous m’avez choqué, merci de m’avoir invité à penser », écrivais-je dans La Logique de la Bête, une sorte d’exercice pratique de la liberté de se moquer de toutes les idoles intellectuelles du temps présent.

Toute la question est : quelle nouvelle voie proposer à quelques individus-réseaux ? Je pense que si des personnes non-appartenantes se mettent à circuler entre des milieux, des bulles informationnelles complètement différentes et opposées, des mouvances wokes aux défenseurs de la tradition, des sectes aux zététiciens, des religions aux thérapies, nous aurons alors l’amorce d’un vaste mouvement de libération des esprits. Bien sûr il y a le risque du confusionnisme, c’est à dire de gens qui empruntent à des visions du monde au fond incompatibles et créent des hybrides désastreux – voire dangereux politiquement. C’est pour cela que j’aimerais qu’émerge une sorte de mouvement en dehors de toute chapelle et de tout parti, qui réunisse ces électrons libres et où ils puissent explorer les différents univers culturels, mais aussi s’entre-critiquer et voir les critiques de ce qu’ils explorent, pour passer par la confusion mais ne pas y rester ensuite ! J’ai tenté de proposer un tel espace de rencontre/confrontation/exploration, après en avoir fait l’expérience à Paris à petite échelle sous forme d’un Réseau des Possibles (lien). Il s’agit de vivre pleinement, dans ses déchirements et ses possibilités d’évolution, cette société multiculturelle, au lieu de se cabrer contre elle ou d’en adopter une version affadie et somme toute peu intéressante, une culture mondialisée au rabais. Nous avons à notre portée toutes les expériences, philosophies, musiques, peintures, spiritualités, pratiques corporelles, etc., de la planète, qu’allons-nous décider d’en faire ? À chacun de choisir !

Propos recueillis par Marc Alpozzo


[1]. Charles Rojzman, Sortir de la violence par le conflitune thérapie sociale pour apprendre à vivre ensemble, Paris, La Découverte, 2008, p. 15.

« Maussion utilise la langue, la littérature et l’esprit pour démasquer le comédien de l’Elysée. » par Maximilien Friche sur Mauvaise nouvelle

La fin des haricots avec Macron

Par Maximilien Friche 

La fin des haricots, de Christian de Maussion, est un pamphlet retraçant presque comme une histoire drôle, le premier quinquennat de Macron. Presque, puisqu’au travers des bons mots et des saillies drolatiques de l’auteur, est exposé le grand déclassement de notre pays, l’abaissement de notre nation comme le constate avec désolation Christian de Maussion. Le récit est burlesque, on se replonge dans ce passé proche et on n’y croit pas ! On a avalé tellement de bêtises. On revit les gilets jaunes, la pandémie du Covid 19, l’incendie de Notre-Dame, le début de la guerre en Ukraine et à chaque fois, nous nous remémorons ce président qui ne se démonte jamais, ce Macron qui fait la leçon à longueur d’allocutions, qui manifeste sa volonté de « Jouir du pouvoir sans entrave. »

Au revoir d’abord toute l’arrogance du stagiaire devenu Jupiter, qui « dispose désormais de la légitimité à tapoter la joue de ses aînés. » L’épisode des gilets jaunes occupe une bonne place dans ce livre, symbole d’une France réelle qui ne se reconnait plus dans ce président qui ne parle pas son langage et réduit le pays à la start-up nation. Et Christian de Maussion nous fait revivre l’épisode grotesque de Jupiter retranché dans son bunker. La giletjaunisation des manifestations anti-retraite nous fera peut-être vivre un Bis repetita. Il est vrai que l’histoire ne se répète qu’en farce selon Marx, mais quand la farce est première, on peut facilement entrer dans une perpétuelle farce, un monde du recyclage. Car ce qui est caractéristique à travers ce récit, c’est l’art de la comédie de Macron. Macron copie et recopie sans cesse, « Emmanuel excelle dans l’art d’imiter. » Il imite ses prédécesseurs, tantôt Mitterrand pour son machiavélisme, souvent Sarko pour son volontarisme affiché, et Giscard dans sa conceptualisation du progressisme marchant. Il recycle sous forme de wording quelques lectures. Macron est donc le symbole du monde du recyclage, et j’ose me poser la question en refermant le pamphlet : serait-il la première intelligence artificielle à exercer le pouvoir ? Macron, le premier ChatGPT vivant ?

Au travers de La fin des haricots, nous revivons également la crise Covid et sa gestion à la petite semaine. Et nous goûtons la synthèse de Maussion : « La peur a dicté sa loi, provoqué les erreurs et déboires du pouvoir. (…) L’impéritie d’Etat s’est camouflée derrière une politique de terreur généralisée. »

Nous lisons donc ce livre et sommes réconfortés, notre intelligence a été rétablie. Maussion utilise la langue, la littérature et l’esprit pour démasquer le comédien de l’Elysée. Contrairement à Macron, il ne recycle pas pour faire la leçon, mais écrit en héritier, dans l’esprit français, refusant d’être dupe. Nous sommes consternés qu’après tant d’inconséquence, d’arrogance et de mépris, nous ayons reconduit Macron sur le même siège. Les bras nous tombent de voir qu’aucune leçon ne sera tirée et que la France prolongera sa chute. Le plus étonnant arrive à la fin du livre quand nous apprenons que l’auteur a lui-même voté Macron, simplement parce qu’il préfère ne pas avoir Marine Le Pen, comme les réfractaires majoritaires qu’il pointait du doigt plus haut dans son livre. Il dit qu’il n’a pas eu le choix, qu’il a voté Macron, le pistolet sur la tempe… Etrange aveu qui laisse perplexe, plein de questions et de colère. Gageons qu’il ne l’a pas fait dans l’unique optique de nous livrer un tome deux tout aussi truculent.

La fin des haricots, Christian de Maussion, Les 5 sens éditions, 114 pages, 12 €