LEIBOWITZ OU L’ABSENCE DE DIEU
Un essai de Daniel HOROWITZ
Daniel Horowitz, né en Suisse mais ayant grandi à Anvers, est un ancien de l’industrie diamantaire. Au lendemain de sa retraite, il s’est installé en Israël pour se consacrer à l’écriture en tant que philosophe autodidacte. Le dernier ouvrage qu’il vient de publier, «Leibowitz ou l’absence de Dieu», est un véritable défi car il a décidé d’aborder les idées de l’une des personnalités les plus controversées pour ses avis tranchés sur la morale, l’éthique, la politique, et la religion.
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Leibowitz |
Yeshayahou Leibowitz, né le 29 janvier 1903 à Riga en Lettonie, alors dans l’Empire russe, était un chimiste, historien de la science, philosophe et moraliste israélien, considéré comme l’un des intellectuels les plus marquants de la société israélienne. Plusieurs fois docteur, il fut rédacteur en chef de l’Encyclopédie hébraïque. Scientifique et philosophe, il maitrisait plusieurs langues et son savoir s’étendait à la physique quantique.
Il a émigré en Palestine en 1934, où il devint professeur de chimie organique à l’Université hébraïque de Jérusalem. Nommé professeur de biochimie en 1941, il est promu en 1952 doyen de la chaire de chimie organique et de neurologie. Il y enseigne également la biologie et la neuropsychologie jusqu’à sa retraite en 1973. Il avait donc une double casquette de scientifique et de penseur juif.
Surnommé «le Prophète de la colère», il fut également une figure marquante dans le domaine de la pensée juive. Sa vision du judaïsme, très marquée par Maïmonide dont il était un grand admirateur, exprime non seulement un grand attachement à la pratique des mitzvots (les commandements requis par la Torah), mais aussi un puissant engagement envers le service de Dieu «désintéressé». Pour lui, la Kabbale et les mouvements religieux qui soumettent l’application de la Mitzvah à l’attachement émotif sont fallacieux et s’apparentent à l’idolâtrie.
Il s’est distingué avec ses positions anticonformistes et son franc-parler sur le judaïsme au point de se faire de nombreuses inimitiés à cause de ses positions sur l’armée et sur la politique d’Israël. Il avait critiqué la politique israélienne et son système de gouvernement à base de coalitions de partis, ainsi que l’occupation de territoires arabes, arguant que «l’occupation détruit la moralité du conquérant». Il soutenait d’ailleurs les objecteurs de conscience qui refusaient de servir dans les territoires. A ce titre il a été adoubé par l’extrême-gauche qui en a fait son porte-drapeau parce qu’il accusait la classe politique de corruption, et militait contre la prolifération de l’arsenal nucléaire. Après l’invasion du Liban en 1982, il avait accusé les soldats d’avoir une mentalité «judéo-nazie».
Mais il ne cessa de réaffirmer jusqu’à la fin de sa vie, par ses écrits et dans ses entretiens, sa foi dans la légitimité du sionisme. Devant ce paradoxe, Daniel Horowitz a donc essayé de comprendre le cheminement vers les extrêmes de celui qui ne se considérait pas comme pacifiste puisqu’il avait été officier de la Haganah pendant la guerre d’Indépendance d’Israël. L’étude de la pensée juive de Leibowitz était un bon moyen d’expliquer sans justifier ses dérives extrémistes.
Dès le prologue, Daniel Horowitz ne cache pas son parti pris puisqu’il «n’a jamais éprouvé de sentiment religieux»mettant dans le même sac superstition et religion mais le judaïsme fait partie de ses racines. En voulant cerner à fond la pensée de Leibowitz, il finit par s’identifier à lui au point «qu’il ne soit pas aisé pour le lecteur de déterminer qui parle».
Parce qu’il n’est pas philosophe universitaire ni philosophe de «métier», Horowitz capte l’attention de celui qui n’ose pas ouvrir un livre de philosophie par complexe d’être ridicule, ou par crainte de ne pas comprendre le langage savant utilisé. Or l’auteur est clair dans ses démonstrations à la portée de tout lecteur profane en philosophie. Le livre reste sérieux car toutes ses affirmations sont étayées par des références aux textes sacrés. Et c’est là l’intérêt de l’ouvrage. Chacun peut faire de la philosophie comme monsieur Jourdain. Des thèses pointues deviennent de la vulgarisation pour ceux qui veulent comprendre comment ce grand philosophe, portant la kippa, fut en rupture avec la religion. Pour mener à bien la démonstration, Horowitz s’appuie sur les grands penseurs juifs pour faire de son livre une source de base sur le judaïsme et pas seulement à l’intention des Juifs.
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Rav Kook |
En fait, Leibowitz est mal connu, ou du moins connu par une petite frange gauchiste israélienne, parce qu’il n’a jamais cherché à créer sa propre école de pensée à l’image du Rav Abraham Isaac haCohen Kook, lui aussi né en Lettonie, kabbaliste et penseur, figure éminente du sionisme religieux, notamment après la guerre de 1967 à partir de laquelle il inspira le mouvement de retour en Judée et en Samarie. Ou bien à l’image du Rav Menahem Mendel Schneerson, leader du mouvement Habad, qui fut à la tête de 4.600 institutions à travers le monde.
Leibowitz a donc toujours vécu en solitaire, sans relais auprès des Juifs religieux ou laïcs et sans chercher à essaimer autour de lui à telle enseigne qu’il a peu publié sauf des textes puisés à partir de ses cours universitaires : «sa pensée relève d’un puzzle qu’il appartient à chacun de reconstituer pour en comprendre la cohérence». En revanche, il continua à enseigner jusqu’au jour de sa mort à 91 ans.
Dans un souci pédagogique, l’auteur pose d’abord les bases de sa démonstration en rappelant pour les néophytes quelques principes du judaïsme, de la Torah. Il a fait le choix de quelques noms illustres de philosophes juifs, Maïmonide (alias Rambam), Yéhouda Halévy et Baruch Spinoza, représentatifs du monde juif, pour mieux cerner son personnage principal et pour mettre en relief les différentes thèses de la pensée juive depuis l’orthodoxie en passant même par l’athéisme.
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Rambam-Maïmonide |
Leibowitz est «un commentateur pertinent et un disciple de Maïmonide malgré les siècles qui les séparent». Ce dernier, figure importante et incontournable du judaïsme religieux avec sa compilation monumentale de la loi orale, le «Michné Torah», «est un rationaliste qui réfute le surnaturel et la superstition». Maïmonide se retrouve avec Leibowitz quand il affirme que «l’idée d’une présence divine dans le monde relève de la superstition» ; presque un blasphème pour certains, d’autant plus qu’il brise un tabou religieux en affirmant «que la lecture attentive de la Torah révèle que chaque fois où il est question de dialogue avec Dieu, il s’agit de rêves ou d’hallucinations». Dieu ne parle donc pas avec les humains.
Mais «autant Leibowitz se situe dans le courant de pensée de Maïmonide, autant il est éloigné de Yéhouda Halévy, penseur et poète juif contemporain de Maïmonide». Malgré leurs différences, le rationalisme de Rambam et la mystique de Halévy n’ont jamais conduit à un schisme parce que les deux géants pratiquaient les Commandements. Mais le courant d’Halévy aux antipodes de celui de Leibowitz, est le courant spirituel le plus répandu aujourd’hui et il a été repris par les sionistes religieux incarné par le Rav Kook. Cela explique l’opposition politique de Leibowitz avec l’extrême-droite nationaliste et religieuse. Comment pouvait-il accepter que selon Kook «la différence entre un Juif et un Goy est plus grande que celle qui distingue l’être humain de la bête». Leibowitz a immédiatement qualifié ce point de vue «d’élucubration raciste» ce qui lui fait ranger «le mysticisme dans la catégorie des troubles mentaux».
Horowitz estime que Baruch Spinoza est fasciné par Maïmonide tout en critiquant sa pensée. Il y voit un mélange de raison et de compromission. Le philosophe hollandais estime que Dieu et Nature sont synonymes alors que pour Leibowitz si«Dieu a créé le monde, cela signifie par définition qu’il n’en fait pas partie». Il va jusqu’à avancer l’idée que la religion est aux mains du pouvoir pour «abuser le peuple et le mener au malheur en lui promettant le salut éternel». Il a été le premier philosophe à prôner la séparation de la religion et de l’État. Il estime que les interprétations de la Bible doivent tenir compte des époques où les textes qui la composent ont été écrits. Il reproche aux religieux de s’approprier les Écritures comme si elles reflétaient la parole divine. Dieu est une «escroquerie intellectuelle qui n’est qu’une tentative de préserver une religion qui ne résiste pas à la raison». On comprend mieux pourquoi Spinoza a été excommunié par d’obscurs rabbins hollandais.
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Baruch Spinoza |
Horowitz consacre ensuite plusieurs pages à l’idolâtrie «une obsession ou une attention tellement excessive qu’elle finit par obnubiler la pensée et jugement critique».
Une fois ces fondements historiques et théologiques posés, l’auteur aborde alors la pensée de Leibowitz et son cheminement pour s’éloigner du postulat que Moïse, ayant reçu la Torah de Dieu lui-même, toute tentative de l’abroger ou de l’amender est d’office proscrite. Sa pensée s’articule autour du concept de valeurs qui relèvent du psychique propre à l’être humain et qui font que l’homme dispose du libre arbitre : «Sans valeurs il n’y a pas d’humanité et sans humanité il n’y a pas de valeurs».
Il est difficile de comprendre la foi de Leibowitz quand il pratique la Halakha avec rigueur tout en réfutant cependant l’idée d’une intervention divine. Dieu ne donne ni de récompenses et ni de punitions. Alors pourquoi est-il considéré comme pratiquant ? Pour lui il pratique les Commandements comme un art de vivre sans attendre de contrepartie, et la Halakha, la Loi juive, n’est rien d’autre qu’un mode de vie juif. Il ne connait aucune réalité sur l’au-delà et préfère accéder au salut de l’âme de son vivant sur terre. Leibowitz n’est pas enseigné dans les écoles talmudiques car sa foi est aux antipodes de la croyance populaire. C’est un renégat de la religion, un Juif qui a renoncé à «l’illusion de démontrer l’existence de dieu».
Les Commandements ont aidé les rédacteurs du Talmud à éradiquer l’idolâtrie et la superstition en créant un Dieu insaisissable. Pour Leibowitz, suivi d’ailleurs par de nombreux intellectuels, la Torah n’a pas une grande valeur littéraire. Contrairement au judaïsme orthodoxe, il prône la participation des femmes à la lecture et à l’étude de la Torah et estime qu’elle doit faire partie de leur vie intellectuelle, scientifique et sociale.
Puisque la Halakha a été élaborée en l’absence d’État ou de patrie, la religion et l’État doivent être séparés pour éviter que le judaïsme ne soit instrumentalisé par des dirigeants et finisse par muter en nationalisme. Il ne s’est pas beaucoup trompé puisqu’après sa mort sa théorie nationaliste est confortée en Cisjordanie sur ce point.
Il trouve très cohérente l’analyse de Maïmonide et foncièrement cohérente avec son attitude personnelle : Juif très orthodoxe, extrêmement pointilleux sur la pratique des commandements : «Le problème, c’est le peuple juif. Le peuple juif, qui est-il aujourd’hui ? Je vous le répète, je ne sais pas répondre empiriquement à cette question, et il n’existe ni personne, ni instance autorisée, capable de la poser et d’y répondre sur une base normative».
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Ouvrage traduit en hébreu |
Cet ouvrage est à conseiller à ceux qui n’ont jamais osé aborder la religion parce qu’elle est compliquée à appréhender, difficile à critiquer sans être traité de mécréant, unique alors qu’il existe différentes écoles de pensée contradictoires, figée dans ses dogmes datant du premier temple. Dieu n’est pas complice des humains et Leibowitz «était horripilé par cette manie qui pousse de nombreux croyants à dire à tout bout de champ et à tort et à travers B’’H avec l’aide de Dieu». Les religieux autant que les laïcs trouveront leur intérêt dans l’ouvrage quitte à ébranler certaines de leurs certitudes. Ce n’est pas un ouvrage contre la religion mais pour toutes ses interprétations par des grands philosophes qui ont souvent été bannis. Il explique ainsi les dérives de ceux qui s’appuient sur des textes vieux de deux mille ans pour justifier des décisions politiques actuelles.
Éditions de l’Harmattan
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