Pour essayer de comprendre comment est né votre quatrième roman, permettez-moi de faire appel, comme je disais en introduction, aux liens entre vos compétences dans le domaine technologique et votre attachement à la nature, et d’ajouter à ceux-là une récente déclaration selon laquelle vous n’écrivez « que des romans historiques ». C’est chose faite, car vous franchissez avec Tantièmes ce seuil en écrivant un roman d’anticipation et en nous projetant dans la quatrième décennie du siècle qui vient de commencer. De quel besoin, de quelle urgence est né ce récit et pourquoi avoir choisi l’IA comme sujet principal ?
Ma vie professionnelle qui vient de s’achever il y a quelques mois s’est, pour l’essentiel, déroulée dans l’industrie spatiale. Au départ, je vendais des satellites pour un grand groupe industriel, puis j’ai créé mon entreprise et je conseillais les pays émergeants souhaitant en acquérir. Certains satellites servent à communiquer, d’autres à étudier et observer. Au début de cette industrie, dans les années ’60 à ’80, seule une petite poignée de pays et d’organisations internationales pouvaient utiliser des satellites. Mais, là comme ailleurs, la loi du marché s’est imposée, l’activité spatiale s’est privatisée et banalisée. Il faut vendre. J’ai donc baigné dans le capitalisme à tous crins, libéral et mondialisé comme Aline dans Tantièmes. Bien sûr il existe aussi des satellites météorologiques, d’autres permettant une assistance médicale à peu près partout sur le globe, d’autres encore évitant de nous perdre ou encore des merveilles technologiques aidant à percer les secrets de l’Univers. Mais le constat est globalement affligeant : j’ai contribué, comme des dizaines de milliers d’autres ingénieurs, avocats, comptables, assureurs, etc … à garnir l’orbite terrestre de joyaux technologiques permettant de découvrir son actualité Facebook et les publicités qui vont avec sur le toit de l’Himalaya, de regarder son épisode de Game of Thrones au bord de la piscine, ou pire, de guider des missiles lors d’une guerre qu’on dit chirurgicale pour souligner sans doute son haut degré de civilisation. Je le répète, il faut vendre et les fabricants de satellites ne sont pas toujours très regardant sur les acheteurs. Aline est elle-même volontairement aveugle quand elle vend ses services. Son entreprise n’a pas d’opinion, elle n’a que des intérêts. Maintenant que nous avons qualifié ce capitalisme sans état d’âme, rajoutons-y une pincée, ou plutôt une grosse poignée d’Intelligence Artificielle. Car les grandes entreprises d’aujourd’hui ne sont plus les fabricants de canons du début du XXème siècle, les extracteurs de pétrole et les industriels de la bagnole des années 60 ou les avionneurs des années 80 et 90. Désormais, ce sont les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Le secret de leur réussite ? Avoir pénétré l’intimité des milliards d’humains qui scrowllent et likent à tour de pouce. Lisons ce qu’en dit si bien Flore Vasseur (dans « Ce qu’il reste de nos rêves ») quand elle évoque ce qu’est devenu Internet : il me dit qui lire, voir, aimer. Il grignote ma volonté. Il me tend sa chimie, un shoot de dopamine qui me calme quelques secondes et me formate à son gré. Il est ma came et me vend. A partir de mes pensées, de mes connexions, il établit des liens, déduit une rentabilité potentielle. Avant, nous pouvions être sensibles à une publicité bien ciblée sur, comme on disait, une catégorie socio- professionnelle. Désormais, la publicité n’existe plus, chaque individu est sa propre publicité. Facebook me sert mon reflet exact. Alors, puissance d’entrainement de la machine capitaliste que rien n’arrête plus Intelligence Artificielle aux capacités vertigineuses, il est bien temps de s’intéresser au cocktail le plus détonnant de notre temps !
Le propre de la littérature d’anticipation, nous le savons, est de « saisir le réel autrement que selon les besoins du présent » (Laurent Zimmermann (dir), L’Anticipation (revue Textuel). Dans votre roman, la limite temporelle ne dépasse pas la décennie à venir, l’action se termine en 2037, ce qui donne encore plus de frissons devant les faits racontés. Pourquoi cette limite historique si courte ?
Vous l’avez noté, je revendique d’écrire des romans historiques. Ce qu’il y a de bien avec l’Histoire, c’est qu’elle avance avec nous. Un attentat survient dans une grande ville, une découverte est publiée, une élection rend son verdict, aussitôt tous ses faits rentrent mécaniquement dans l’Histoire. Les algorithmes de Facebook, d’Instagram ou de Tweeter, l’incessante marche des privatisations, tout cela se déroule sous nos yeux et n’est en rien de la science-fiction. Ce sont des faits, des faits désormais historiques. Le scénario de Tantièmes, fondé sur des faits bien réels n’aura pas lieu car, comme tout roman, c’est une fiction. Cependant, il décrit une réalité historique. J’essaie avec Tantièmes de nous donner une grille de lecture pour appréhender le monde d’aujourd’hui. Tantièmes évoque la police prédictive ? Elle existe déjà, en particulier en Chine et aux Etats-Unis. Le journaliste du Figaro Jean-Marc Leclerc cite en février 2020 la prospère start-up américaine Predpol, qui commercialise un logiciel d’anticipation des faits de délinquance. Dans Tantièmes je m’amuse avec un roman universel intitulé Allo la Terre qui plait à tout le monde et dont personne ne sait quel génial Emile Ajar en est l’auteur ? L’intelligence Artificielle est déjà à l’œuvre sous nos yeux et je vous invite à lire 1 The Road (éditions Jean Boite 2018), un road-trip façon sur la route de Kerouac entièrement écrit par l’intelligence artificielle. Tantièmes imagine que l’on introduit une puce électronique dans l’oreille des citoyens ? Neuralink, une société appartenant à Elon Musk est sur le point d’obtenir l’autorisation de la FDA (Food and Drug Administration) aux Etats-Unis pour implanter les premières puces électroniques chez les humains afin de mieux marier le cerveau et l’Intelligence Artificielle. Décidemment Tantièmes s’inscrit dans l’Histoire. J’ai même parfois l’impression que celle-ci me rattrape et me dépasse. Comme dit Ray Bradbury, la science-fiction est un genre pour décrire la réalité, surtout quand l’horizon du roman ne dépasse pas une quinzaine d’années.
Il y a ensuite le titre de votre roman. Le mot Tantième risque d’être circonscrit au domaine sémantique comptable. Et pourtant, appliqué comme il l’est dans votre récit, il renvoie à autre chose qui tient plutôt de la vie commune, du partage des biens. Comment devons-nous le comprendre ?
Tantième est le dernier mot du roman. C’est donc une sorte de coquetterie d’auteur de l’avoir choisi pour titre. Le mot a le charme de ce qui est désuet et il est moins immédiatement comptable que millième. Mais votre question me fait réfléchir : il n’y a pas de hasard. Aline, la business woman ambitieuse partage sa belle demeure Renaissance, l’Hôtel du Vieux Raisin, avec Simon, le petit prof de français rebelle. Aline, malgré ses millions et ses avocats n’arrivent pas à chasser Simon qui n’a que 77 tantièmes contre 923 pour Aline. Simon a choisi une vie modeste, en harmonie avec la nature. Aline contemple du haut de sa tour d’orgueil (les hôtels Renaissance de Toulouse ont tous une tour d’orgueil qui doit évidemment être plus belle et plus haute que celle du voisin !) ce qui fut le cadre de sa jeunesse, les Pyrénées au Sud et le Caroux à l’Est. Ses chères montagnes lui sont devenues inaccessibles car elle vit entre deux avions, trois réunions, quatre continents. Simon est une métaphore, il représente ses petites parts de jeunesse et de nature qui restent lovées quelque part dans son cortex et dont elle s’interdit l’accès.
Cette partition, conflictuelle de par sa nature, ouvre d’ailleurs la première porte à la construction de vos deux personnages principaux, Aline et Simon. Que pouvez-vous nous dire de cette première approche marquée par l’évitement et le soupçon de part et d’autre, alors que plus tard, nous le verrons, ils vont être solidaires et prêts à prendre des risques ensemble ? Comment voyez-vous ce couple et qu’incarnent-ils dans l’économie de votre roman ?
Simon incarne la mauvaise conscience d’Aline. Loi du marché contre démocratie, science sans conscience contre compostage et lombrics. Aline veut voir dans la loi du marché l’alpha et l’oméga de la conduite juste. La main invisible d’Adam Smith contribue à coup sûr à la richesse de tous et au bien commun. C’est son mantra, et sa répétition continue, comme on égrène un chapelet, l’hypnotise et la protège de toute pensée iconoclaste. Simon va trouver la faille pour réveiller Aline. Son statut de copropriétaire lui permet d’imposer à Aline un composteur, lieu de tension mais aussi de rencontre où il va pouvoir lui proposer son aide quand elle va se heurter à un problème à priori insurmontable dans son projet d’acquérir l’Académie Française et de privatiser la langue française. Leur huit-clos dans l’Hôtel du Vieux Raisin, puis leurs alliances et mésalliances futures constituent le ressort romanesque de Tantièmes.
D’autres personnages surgiront au fur et à mesure de votre narration. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Arrêtons-nous pour le moment sur le thème principal de votre livre qui est celui de la relation entre la capacité créative de l’être humain et sa nature dominatrice, voire totalitaire. L’intelligence artificielle et ses possibilités de contrôle occupe ici la place essentielle. En quoi cette dichotomie progrès-domination est-elle dangereuse pour l’avenir de l’humanité, selon l’interprétation que vous faites dans votre roman ?
Souvenez-vous de votre humanité et oubliez le reste, phrase essentielle du manifeste Russel-Einstein de 1955. A cette date, en pleine guerre froide, l’humanité est confrontée pour la première fois à un risque global qui n’est pas dû à un phénomène naturel comme un volcan ou un virus. Il s’agit d’un danger radical inventé par l’homme lui-même, celui de l’anéantissement à coups de bombes H. Cette éventualité n’a pas disparu mais on peut désormais en rajouter d’autres. Par exemple, L’intelligence artificielle alliée à la loi du marché ou à la dictature peut nous plonger très rapidement dans un monde orwellien. Nous sommes si puissants depuis plus d’une centaine d’années que nous n’avons plus besoin de la nature pour provoquer notre propre perte. Le projet Manhattan pouvait être perçu en 1945 comme un progrès technique essentiel puisqu’il devait mettre fin rapidement à la guerre. La mise au point d’Internet dans les années 90 soutenait l’utopie d’une liberté absolue du cyberespace et d’un savoir universel mis à disposition gratuitement à tous et partout. C’était l’idée d’un Aaron Swartz ou d’un Larry Lessig. C’est aussi l’argument d’Aline qui défend la diffusion de la culture française sur un Internet qui, dans une majorité écrasante, propage la culture anglo-saxonne. Mais, derrière ces bonnes intentions, Larry Lessig nous rappelle que code is law. Le code d’Internet et de ses avatars les Gafam détermine qui peut voir quoi, qui peut être surveillé, qui sera ciblé par telle publicité, vers quel ami on sera aiguillé. L’utopie du début balayée en deux décennies par la loi du marché. Tous les programmateurs du Monde s’acharnent à attirer le chaland pas des petites gâteries insignifiantes. Allez voir les vidéos les plus lues sur Tiktok, le plus souvent des paires de fesses qui se trémoussent sur des musiques stéréotypées. Et ça marche ! Les vues se comptent en milliards. Wikipedia surnage sur un océan d’immondices numériques. Georges Orwell nous avait prévenus. Il est aisé d’atteindre le contrôle total d’une population si prompte aux divertissements insignifiants. L’acceptabilité d’une greffe de notre smartphone dans l’oreille, telle que romancée dans Tantièmes et déjà proposée par Elon Musk n’est qu’une question de temps.
Une autre source intrinsèque à ce conflit civilisationnel réside dans la nature même du capitalisme, surtout lorsque « les affaires priment sur tout le reste, sur l’homme comme sur la Nature ». Dans votre roman ce désir obsessionnel de possession commence par une mainmise sur toutes les langues du globe. Que symbolise cette prédation sur le bien le plus important qu’est le langage et en quoi est-elle dangereuse, voire catastrophique pour l’ensemble des sociétés humaines ?
Dans les années 60, ma grand-mère ne comprenait pas qu’on vende de l’eau en bouteille. Elle descendait à la source où elle discutait avec ses copines, cent mètres à pied avec sa carafe avant chaque repas. L’eau était un bien commun, encore que le mot bien, qui renvoie à ressource ou capital était alors inapproprié. L’eau était l’eau, comme le sang est le sang, l’air est l’air, la parole est la parole, quelque chose qui n’appartient à personne. On accepta avec joie de payer sa facture d’eau quand celle-ci arriva enfin au robinet car il fallait bien financer tous ces tuyaux, pompages, réservoirs qu’on mettait en place en amont et en aval. Mais l’eau restait l’eau. Prenons l’exemple de l’Australie en 2023. L’eau est devenu un bien, ce bien est désormais privatisé, à l’échelle du continent. Il existait des cours d’eau, on a maintenant le cours de l’eau qui varie sans cesse sur des écrans d’ordinateur selon la Loi du Marché. La théorie capitaliste nous dit qu’il s’agit là d’un progrès essentiel de l’humanité puisque cela garantit l’utilisation la plus adéquate d’une ressource limitée. Non, la Loi du Marché garantit avant tout le retour sur investissement le plus élevé possible à l’actionnaire ! Et s’il faut pour cela casser des montagnes, oublier des régions entières peuplées de petits agriculteurs aux moyens trop faibles pour payer le prix fort, barrer des fleuves, détruire des écosystèmes, et convaincre des politiciens pour le faire, allons-y ! Tantièmes ne fait pas d’analogie entre la privatisation d’une langue et d’un autre bien. Ce n’est qu’à la marge que le roman aborde la question du prix de l’anglais par rapport à celui du français ou du wolof. Au contraire, la privatisation du français et le rachat de l’Académie Française sont présentés par Aline comme la solution pour redonner à la langue de Molière toutes ses chances par rapport à l’anglais. Si l’on doit parler de catastrophe, celle-ci est provoquée par le capitalisme débridé. Celui-ci, à travers Aline, propose un projet, un business plan qui représente un progrès essentiel, l’accès à toute les cultures, c’est-à-dire à tout le savoir, dans sa propre langue. Qui pourrait être contre ? Mais, comme toujours, l’obsession de la loi du marché, son mantra, pousse à la cécité. Total voudra ignorer jusqu’au bout le réchauffement climatique et inscrit en grand dans les aéroports Total the green Energy. Malboro refusera de regarder en face le cancer du poumon et continuera à déclamer Don’t be maybe, be Malboro. Aline quant à elle, se concentre sur son Business Plan et refuse de se poser la question du contrôle de l’Intelligence Artificielle sur l’Humanité. Adaptons la citation de Rabelais : capitalisme et science sans conscience ne sont que ruine de l’âme !
Les deux sociétés Babel et Timée sont l’exemple type de cette domination à travers la possibilité non avouée de contrôle de la population. Comment qualifieriez-vous la manière trompeuse dont se présente leurs projets qui, soi-disant, veulent le bien de l’homme, alors que le but est de le dominer ? Que représente, sur l’échelle de la manipulation des masses, cette promesse illusoire ?
Je n’ai pas construit mes personnages, qu’il s’agisse de 3K, inspiré si on veut d’un Elon Musk, ou d’Aline, pour qu’ils soient animés par l’intention nuisible de contrôler les populations. Leur génie respectif est pavé de bonnes intentions. Prenons 3K : sa Tower B, qui peut être vue comme une version très améliorée d’une Alexa d’Amazon œuvre indiscutablement pour le bien de l’Humanité. Grâce à la Tower B, si on est un jeune népalais ou Kényan ou pakistanais défavorisé, on peut désormais suivre les cours de Stanford en népalais, en swahili ou en urdu et passer son PhD pour un prix dérisoire et sans quitter son village. Aline convainc les académiciens français en expliquant que l’essentiel de la culture qui circule sur la Toile est anglo-saxonne. Non sans raison, elle leur fait prendre conscience que sur le Web Cyrano de Bergerac est battu à plate couture par Jon Snow, et propose sa solution pour que la culture française ne capitule pas en rase campagne. Mais relier tous les cerveaux humains aux bases de données grâce à la Tower B puis à sa version ultime, une puce greffée dans l’oreille, donne des moyens illimités à celui ou celle qui maîtrise le code. 3K et Aline, eux même hors de tout contrôle, acquièrent des moyens de contrôle infinis. 3K s’en sert pour faire le Bien en mettant hors-jeu un dictateur par-ci ou en obligeant par-là les politiques à respecter leurs engagements pour le climat. Le problème est que Code is law ! Celui qui contrôle le Code applique sa définition du Bien. Mais tout ceci est-il de la science-fiction ? Un récent et très médiocre président des Etats-Unis s’est vu interdire Tweeter. Cela va à priori dans le bon sens et on peut s’en féliciter, ce qui est mon cas ou bien trouver l’acte parfaitement menaçant, ce qui est aussi mon cas. En effet, la sentence n’a pas été prononcée par une cour de justice ou un parlement mais par le président d’une société privée. Qui, désormais est aux manettes ? Et si sa définition du Bien pour tel ou tel président de multinationale n’allait pas toujours dans le bon sens ?
Revenons aux personnages de votre roman, si vous le permettez. Premier constat : vous mélangez avec une certaine désinvolture des personnages réels et d’autres que l’on devine facilement derrière des noms à peine dissimulés. Pourquoi ce choix ? Qu’apporte-t-il comme poids et arguments du réel à votre narration ? Je pense, par exemple, au couple Récaire et au célèbre académicien au nom imprononçable…
L’action de Tantièmes se déroule sur une décennie à partir de 2025. Cela n’en fait pas pour moi un roman de science-fiction. Je voulais que le roman soit ancré au plus profond dans le présent tant le sujet est d’actualité. Il y a 3 milliards d’utilisateurs journaliers de Facebook, 465 millions pour Tweeter, 1,2 milliards pour Tiktok. En général, quand on tape sur un moteur de recherche, ce nombre est agrémenté de l’adjectif (disgracieux) monétisable. Oui, j’ai le plaisir de vous annoncer que nous sommes des utilisateurs de Facebook monétisables ! Dans un roman on peut suggérer son utopie. Dans Tantièmes il s’agit d’une prise de conscience et d’une révolte contre cette surveillance généralisée, ce détournement à but lucratif d’une technologie qui aurait pu être émancipatrice. L’Intelligence Artificielle mal utilisée n’est plus une menace lointaine mais une réalité. Alors, laissons tomber l’utopie, trop théorique et trop lointaine. J’avais besoin de révolutionnaires en chair et en os, sabres au clair pour en découdre immédiatement! Alain Finkielkraut, Barbara Cassin, Valéry Giscard d’Estaing (il était encore vivant quand j’écrivais Tantièmes) ou Dany Laferrière mués en Che 2.0, quoi de mieux pour sonner la révolution ?
Le couple Aline-Simon que nous avons déjà mentionné plus haut, traverse le roman dans une métamorphose intérieure à la fois tenace et nourrie d’idéalisme. On reconnait, peut-être, votre alter ego dans la personne de Simon, tandis que la figure d’Aline est plus symbolique de la femme d’affaire capable de revenir à ses valeurs humaines brièvement abandonnées sous la pression de la réussite professionnelle. Comment voyez-vous ces deux personnages sous l’angle de ce combat entre réussite et valeurs ?
J’ai moi-même créé mon entreprise, travaillé à l’international, élaboré des business plans, calculé des rentabilités pour actionnaires, aidé à privatiser. Mon bilan carbone passé n’est pas glorieux, il est très certainement indigne. Pour le meilleur ou pour le pire, je ne suis guère éloigné de cette Aline. Que veut nous dire Simon, le personnage positif de Tantièmes et son ami Jean-Claude Récaire inspiré de Jean-Claude Carrière (lui aussi encore vivant quand j’écrivais Tantièmes) ? Je parie qu’on trouverait sur sa table de chevet Légendes d’automne de Jim Harrison. Son Montana à lui, c’est le Caroux, montagne lumineuse et oubliée du Sud. Sa filmographie préférée serait celle programmée lors du festival de Sundance, avec pour point d’orgue et au milieu coule une rivière (A river runs through it). Simon nous suggère que l’on retrouve son humanité quand on s’immerge à nouveau dans la Nature. C’est en étant lui-même, un homme de la Nature qu’il réveille l’humanité d’Aline et l’écarte de sa cécité capitalistique. C’est en suivant Simon dans son Caroux, en marchant pieds nus sur une plaque de gneiss chauffée à blanc par le soleil ou en chassant une truite dans un torrent cristallin qu’Aline fait la paix avec elle-même, qu’elle retrouve sa part d’humanité. Cela lui permet d’appréhender son entreprise sous tous ces angles, en trois dimensions. Le capitalisme est réducteur, monochrome, seule la couleur de l’argent lui importe, enfantin et hypnotiseur avec son mantra. Il fait appel à seulement quelques capacités basiques de l’être humain (une once de calcul mental, beaucoup de mensonges, de la stratégie guerrière, de la communication réduite au slogan, tous ces petits trucs de boutiquiers fabriqués dans les dernières centaines d’années pour vendre et acheter). Se mouvoir en pleine nature requiert de l’odorat, en appelle à la vue, à l’équilibre, au souffle, au toucher du pied, à l’esquive, à la préhension, au goût et globalement à tout ce que nous avons acquis en des millions d’année d’adaptation. C’est une toute autre échelle !
Un autre personnage ô combien symbolique est Mike Konakis, alias 3K, incarnant le savant devenu fou et obsédé par le contrôle total de l’humanité. Qui est-il en réalité ?
Dans mon esprit, 3K est à sa façon un surdoué comme le sont certainement les Bill Gates, Jeff Bezos, Marc Zuckerberg ou autre Steve Jobs. Je ne vois pas ces personnes comme des Leonard de Vinci, des Albert Einstein ou des Niels Bohr. Ils n’ont probablement pas plus de capacité que la moyenne des gens à conceptualiser l’espace-temps ou l’intrication de deux particules mais certains maitrisent la programmation, ou la technique du Business Plan, ou encore la banque et le droit des affaires, etc … Ce sont sans aucun doute des personnes intelligentes et entreprenantes. Ils ont créé des entreprises mondiales au pouvoir gigantesque et je ne suis pas sûr que nous ayons pris toute la mesure de l’étendue de ce pouvoir. Ce qui est certain, c’est que ce pouvoir échappe (souvenez-vous, code is law !), du moins dans les pays démocratiques, aux institutions qui, ne maitrisant pas le code, ne maîtrise plus la loi. Dans Tantièmes, étant entendu que nos sociétés n’ont pas vraiment de garde-fou, je ne fais que pousser le bouchon un tout petit peu plus loin : et si 3K le génie était un mauvais génie ? Mais sommes-nous protégés des dérives d’un Elon Musk (vous savez, ce personnage qui rentre dans sa société nouvellement acquise en portant un lavabo à bout de bras) avec son projet Neuralink ?
Reste à évoquer les fameux sanspuss, personnages incarnant une multitude humaine munie d’une volonté de combattre la volonté totalitariste des forces capitalistes incarnées par les deux sociétés Babel et Timée. Qui sont-ils et en quoi leur combat est juste et justifié dans votre roman ?
C’est une question très pertinente. Je la reformule : qu’est-ce qu’on peut faire quand on a le sentiment qu’il n’y a plus d’État ? Ou pourquoi certains barbouillent une œuvre de Van Gogh avec de la sauce tomate ? Il n’y a jamais eu autant de lobbyistes des énergies fossiles qu’à la COP27 en Egypte. Les gouvernements perdent la main plus que jamais vis-à-vis des grandes entreprises et de la loi du marché. Le but d’ExonMobil ou de Total (vous savez, Total the green Energy !) n’est pas et ne sera pas de défendre l’environnement. Tant que le retour sur investissement de l’extraction d’une goutte de pétrole brut demeurera intéressant, on creusera. Les gouvernements pétroliers directement intéressés (Venezuela, Pays du Golfe, Russie, États-Unis et quelques autres) ne s’y opposeront évidemment pas et pourront continuer à organiser des coupes du monde ou des jeux d’hiver dans le désert. Les autres, shootés aux énergies fossiles, ne pourront pas et continueront à repeindre la façade de leur politique en vert délavé, ce qui est moralement indéfendable. Dans Tantièmes, les sanspuss représentent les balanceurs de sauce tomate, ceux qui refusent un monde orwelien et qui ont la légitimité avec eux.
Et, enfin, descendons dans l’arène du réel et posons-nous la question si votre histoire ne nous concerne pas déjà, si nous n’en sommes pas déjà touchés en plein cœur. Deux indices nous renvoient à cela. D’abord le sous-titre mystérieux, Un monde sanspuss, que nous venons d’évoquer, et ensuite cet avertissement condensé dans une phrase prémonitoire Quand l’intelligence artificielle produit un monde orwellien ! Est-ce que cette histoire que vous décrivez si bien n’est pas déjà en marche ? Devons-nous prendre votre roman plus pour une œuvre réaliste qu’une fiction, et la lire comme vous l’annoncez comme une œuvre orwellienne ?
La réponse est dans la question. Tantièmes n’est pas un roman de science-fiction et je revendique, comme nous l’avons mentionné au début de l’entretien le terme de roman historique. Combien de fois ai-je sursauté en écoutant les actualités quand j’ai réalisé que ce que j’ai écrit est parfois en-deçà de la réalité. J’ai été dépassé par l’ampleur des fake news lors des dernières élections américaines. J’ai découvert que des romans et de nombreux poèmes étaient couramment écrits à grand renfort d’Intelligence Artificielle. L’Arabie Saoudite a remporté la candidature pour organiser les jeux d’hiver asiatiques en 2029. En 2022, 63% des sites WEB sont en anglais contre 2,5% en français. Elon Musk a fait une présentation de sa puce Neuralink qui devrait mesurer 23mm de diamètre pour 8 mm d’épaisseur. Une taille réduite qui devrait permettre à la puce d’être implantée facilement, en ne laissant qu’une petite cicatrice dans le cuir chevelu. Pour finir, à moi de poser cette question : Elon le libertarien, Musk le liberticide ?
Propos recueillis par Dan Burcea
Jean-Pierre Noté, Tantièmes, Azart Atelier Editions, 2021, 202 pages.