Le Contemporain soutient le roman humaniste et sensible de Maxim Schenkel

Un roman pour réenchanter la paix : Maxime Schenkel ou l’espoir en héritage

■ Maxime Schenkel.
 

Par Yves-Alexandre Julien – Journaliste Culture.

Un jour, nous vivrons ensemble, le premier roman de Maxime Schenkel, publié par les éditions Une autre voix, surprend, émeut et interroge. Par son titre d’abord, promesse d’un avenir pacifié dans une région fracturée par des décennies de conflits. Par son auteur ensuite, trentenaire autodidacte, ancien footballeur devenu écrivain par idéal. Par sa matière enfin, brûlante entre toutes : l’histoire d’une famille palestinienne sur trois générations, confrontée à l’exil, à la guerre et à la persistance de l’espoir. Ce récit romanesque, à la fois pudique et engagé, évite les pièges de la simplification idéologique pour offrir une fresque sensible, inspirée d’une vérité historique souvent occultée.

 

Le sens du projet de Schenkel : restituer une humanité à ceux qu’on déshumanise, relier l’histoire et l’avenir, et croire — encore — qu’il n’est pas trop tard pour vivre ensemble.

Trois générations palestiniennes à la lumière de l’Histoire et du fracas de l’actualité

Il faut du courage, aujourd’hui, pour écrire un roman sur la Palestine. Non un pamphlet, non un tract, mais un roman au sens le plus fort du terme : un récit d’hommes et de femmes, d’amour et d’exil, de chair et de mémoire. C’est ce que parvient à faire Maxime Schenkel, jeune auteur de 32 ans passé par les terrains de football avant ceux de la littérature, dans Un jour nous vivrons ensemble, premier roman publié chez Une autre Voix, maison résolument hors des sentiers battus. En trois générations — Hassan, Amine, Ali — l’auteur retrace, à hauteur d’homme, le long désastre d’un peuple jeté hors de l’Histoire, et pourtant toujours debout, comme ce jeune garçon renversé mais triomphant sur la couverture.

De Tantura à Gaza, la tragédie continue

À l’origine, il y a un village : Tantura village côtier au sud de Haïfa, sur la côte méditerranéenne, où les jours paisibles de la Palestine mandataire sont balayés par la Nakba. Nous sommes le 23 mai 1948, lendemain de noces entre Hassan jeune Palestinien de 21 ans et Fatima qu’il épouse à la veille d’une tragédie : l’irruption de la Haganah, milice juive devenue l’embryon de Tsahal, qui massacre les villageois dans une opération de “nettoyage” restée taboue pendant des décennies. La mer est calme, les visages sont radieux, mais déjà, au large, gronde la Haganah, future armée israélienne nourrie aux idéaux du sabre et du droit divin. Le massacre est un fait historique longtemps nié, aujourd’hui partiellement reconnu. Hassan, épargné par miracle, fuit avec sa jeune épouse vers la France, terre d’exil qui devient terre d’accueil. Il y ouvre une épicerie en Normandie. Mais son cœur reste là-bas, entre les citronniers de Tantura et les plages de son enfance…

Maxime Schenkel exhume ici un épisode longtemps refoulé, documenté par l’historien Teddy Katz et reconnu depuis par certains témoins israéliens. Cette mémoire de sang hante le roman et lui donne sa profondeur tragique. “La vérité ne change pas selon nos capacités à l’accepter”, écrivait Aldous Huxley : c’est précisément ce que rappelle Schenkel, en convoquant la douleur fondatrice de la Nakba.

Des exils et des silences.

Réfugiés en France grâce à l’aide d’un ami français, Hassan et Fatima s’installent en Normandie. Ils y reconstruisent leur vie, sans jamais oublier leur terre perdue. La mort de Fatima précipitera la révélation du passé à leur fils Amine, élevé comme un petit Français. C’est lui qui, adulte, retourne “au pays” pour comprendre, pour revendiquer une appartenance, pour aimer aussi — Lina, Palestinienne de Naplouse, avec qui il aura un enfant, Ali. Le silence des pères, les non-dits familiaux, la transmission brisée : tels sont les fils souterrains du récit. Comme le note l’écrivain Édouard Glissant, “l’identité n’est pas une essence, c’est une relation”. Schenkel le montre avec subtilité, dans les heurts et les liens tissés entre générations et territoires.

Un roman-miroir du conflit d’aujourd’hui

Ce qui frappe, c’est combien ce roman résonne avec les images qui, depuis le 7 octobre, saturent nos écrans : attentats, bombardements, enfants mutilés, maisons rasées. L’histoire d’Amine, fils d’Hassan, revenu étudier à Naplouse dans les années 1980, rejoint celle des activistes d’hier et des journalistes d’aujourd’hui. Fondateur d’un journal clandestin, il résiste, comme tant d’autres, à la colonisation rampante de la Cisjordanie. Sa femme Lina le quitte par peur, son fils Ali est envoyé en France, nouvelle boucle de l’exil. Mais Ali, à son tour, repart : c’est une génération qui ne renonce pas, même blessée, même amputée. À Gaza, ville martyre de cette année 2023, il cherche sa mère disparue, rencontre la guerre et la lumière, tombe amoureux d’une Israélienne. C’est cette tension inextricable entre l’histoire et le présent, entre le feu et l’amour, que Maxime Schenkel saisit avec une justesse inattendue.

Une écriture sans prétention au cœur pur

La langue de Maxime Schenkel est simple, parfois maladroite, mais toujours habitée. Elle a cette sincérité brute des premiers livres, où chaque mot porte une part de vérité personnelle. Certains tics de style trahissent une formation autodidacte, mais n’enlèvent rien à l’intensité du propos. Ce qui compte ici, c’est le souffle, l’élan moral, la volonté de dire l’indicible. À la manière d’Albert Camus dans L’Homme révolté, Schenkel oppose à l’injustice non pas la vengeance, mais la dignité : “Résister, c’est participer à la reconstruction d’une humanité plus juste et plus tolérante.” Ce refus du cynisme traverse le livre comme un fil rouge. Maxime Schenkel écrit sans afféterie, parfois avec naïveté, souvent avec sincérité. L’idéalisme affleure à chaque page mais c’est justement cette innocence, proche du Tintin humaniste, qui fait vibrer le livre. Il y a du Si tous les gars du monde… comme l’écrivait Paul Fort dans cette fresque où les peuples, à défaut de s’unir, s’étreignent un instant avant de sombrer à nouveau dans l’histoire sanglante. On pourrait reprocher à l’auteur quelques facilités comme une simplification des rapports religieux mais on sent un écrivain qui cherche, qui creuse, qui s’indigne.

Un engagement sans dogme

Schenkel se défend d’une posture partisane. Loin de la rhétorique indigéniste ou des raccourcis de certains partis, il choisit la voie difficile du romanesque pour faire entendre la voix palestinienne. Sans nier les souffrances du peuple juif ni légitimer la violence terroriste, il s’interroge : que reste-t-il d’un peuple qu’on refuse d’accueillir, même dans les pays frères ? Il pointe aussi le cynisme des grandes puissances, le rôle ambigu des États arabes, la résignation des consciences occidentales. “C’est un livre de paix”, affirme-t-il. “Un cri lancé dans le vacarme des armes, pour rappeler que raconter peut encore sauver.” À l’heure où les bombardements ravagent Gaza, où le dialogue semble impossible, ce roman apporte une voix différente, sans posture, sans leçon, mais avec une espérance ardente.

Une mémoire contre l’effacement

Ce roman n’est pas neutre, et il ne le prétend pas. Il rappelle que la Nakba est pour les Palestiniens ce que la Shoah fut pour les Juifs : une déchirure fondatrice, une blessure intransmissible. Et de même que l’État d’Israël s’est bâti sur le traumatisme, les groupes armés palestiniens — OLP, Fatah, Hamas — sont nés d’un refus de disparaître. Que Schenkel évite de citer ces noms dans son roman n’est pas une faiblesse, mais un choix : il préfère la lignée à la faction, la filiation au drapeau. Il raconte les hommes, pas les doctrines. Les femmes surtout, magnifiques : Fatima, Lina, Sara, figures de résistance et d’amour, mères courage dans une guerre d’hommes.

Un espoir fragile, mais tenace

Dans une actualité où le débat sur le conflit israélo-palestinien est souvent manichéen, hystérisé, voire censuré, Un jour nous vivrons ensemble arrive à point nommé. Ce n’est pas un traité de géopolitique, c’est une main tendue. Dans un monde où l’on dresse des murs, Maxime Schenkel esquisse un pont. Modeste, incertain, vulnérable — mais un pont tout de même. Un pont entre les pères et les fils, entre les juifs et les arabes, entre le passé et demain. Un roman comme une pierre blanche dans la nuit.

Rendre justice par la fiction

Un jour, nous vivrons ensemble n’est pas un roman parfait, mais il est nécessaire. Il a la clarté des débuts, la sincérité des âmes justes. Il dit les douleurs enfouies, les ruptures intimes, les conflits hérités, et surtout l’envie de vivre, malgré tout. L’image de couverture, celle d’un adolescent palestinien bondissant entre deux rochers, résume le livre : l’équilibre instable d’une jeunesse qui refuse de tomber, même au bord du gouffre. C’est là tout le sens du projet de Schenkel : restituer une humanité à ceux qu’on déshumanise, relier l’histoire et l’avenir, et croire — encore — qu’il n’est pas trop tard pour vivre ensemble.

Saisons de culture recommande le roman vrai de Malédicte sur un sujet poignant actuel

Les enfants inutiles – Une famille qui a mauvais genre

Par Paul Gérodhor

Dans Les Enfants inutiles, Malédicte explore les origines d’une profonde solitude existentielle. Même dans une famille en apparence bien sous tous rapports, la lutte pour s’affirmer peut durer pendant plusieurs décennies. Éléonore est à la fois l’héroïne de ce récit et le témoin du plus grand des bouleversements.

J’ai commencé à lire Les Enfants inutiles, de Malédicte, dans un café. Le livre bien ouvert entre les mains, la couverture en évidence, son titre a intrigué bon nombre des clients qui s’installaient aux tables voisines. Il y a en effet dans un tel titre et dans le contenu de cet ouvrage quelque chose d’assez dérangeant et même de « malaisant », puisque nous sommes ici dans l’univers des identités douloureuses.

Les Enfants inutiles est le récit autobiographique d’une femme qui fait le point sur son existence, depuis l’âge où elle peut faire remonter ses plus anciens souvenirs. La vie aime les coïncidences comme un romancier les symboles. L’histoire d’Éléonore, double transparent de Malédicte, commence dans l’appartement d’une grosse bâtisse où ses parents se sont installés avec leur autre fille. Mais cet appartement n’est pas le leur : on le leur a simplement prêté. Au rez-de-chaussée, qui abrite un bureau de poste, est exposée la copie d’un célèbre tableau de René Magritte, Le Thérapeute : une figure, assise sur un monticule de sable, déplie sa cape et laisse apparaître à la place du torse et du visage une immense cage à oiseaux. Une colombe blanche derrière les grilles, une autre à l’extérieur, sur la tablette à bascule. Le décor est éloquent. Nous sommes chez des êtres qui n’habitent pas vraiment chez eux et qui n’habitent peut-être même pas leur corps, mais qui aimeraient, sans oser l’avouer aux autres, non pas recouvrer leur liberté, mais simplement l’éprouver pour la première fois. Éléonore, donc, une petite fille débrouillarde, curieuse, vive d’esprit, et dont le « je » adulte peut dire, comme par un lapsus : « J’étais déjà grande, j’étais un bonhomme. » Diane, sa sœur aînée, plus réservée ; la mère, institutrice, que sa cadette appelle la « guerrière » et qu’on pourrait surnommer la « régente » tant elle règle la vie de chacun ; et le père policier, taiseux, très en retrait et qui semble nourrir de bien étranges idées sur lui-même.

Névroses en famille

L’histoire est bien agencée, et l’auteure sait ménager de bons effets, notamment en maintenant son regard à hauteur d’enfant. Les discussions animées entre la mère et le père, sans que l’on en comprenne les raisons, le rôle de la tante Margaret, dont l’influence sur celui-ci ne semble pas rassurante, l’arrivée du « Grand » en fin d’année, la mort d’une parente, parce que, nous dit-on, « elle a trop pris de médicaments » : les tabous s’accumulent dans cette famille à l’apparence ordinaire, épanouie. Et cela d’autant plus que, en ville, des rumeurs circulent sur la maisonnée, rumeurs toujours sibyllines et malveillantes, et malheureusement inaccessibles au décryptage.

Le monde dans lequel grandit Éléonore est complexe, mystérieux ; l’écriture de la narratrice est simple, directe (mais parfois non exempte des maladresses du premier livre). La petite Éléonore se débrouille avec les moyens cognitifs de son âge. Si sagace soit-elle, elle énumère les prémisses d’un impossible syllogisme : « Ma mère veut un garçon, car les filles ne conviennent pas et n’ont pas de chromosome Y… Mon père préfère la malice des filles et me donne une mini-pelle au godet fantastique, ma mère est une guerrière. » Pour conclure, bizarrement : « Les guerres sont inutiles. »

La difficulté à vivre dans cette famille – qu’André Gide n’aurait pas beaucoup aimée non plus – consiste en la quasi-impossibilité d’être soi. Le lecteur suit Éléonore, dont les pas sont à la fois hésitants et résolus. Il s’inquiète parfois devant la révélation à venir d’un grand secret, qu’il sait inéluctable. Ce grand secret a-t-il son explication dans contenu de la garde-robe de l’un des protagonistes ? Que doit-on comprendre lorsqu’il est dit que « la mère voulait que ses filles fassent de leur père un homme » ? Et qu’entendent les amis du vieil Albert en parlant de « trucs de grands » à faire avec Éléonore ? L’arrivée de Marie va tout changer et expliquer beaucoup de choses.

Éléonore, alias Malédicte, de son vrai prénom Bénédicte, raconte à des fins thérapeutiques l’exploration des identités. J’ai souvent eu l’impression qu’elle voulait aussi régler quelques comptes, et je la comprends facilement : « Nos géniteurs avaient à l’honneur de faire la même chose pour leurs trois enfants. En général ils ne faisaient plutôt rien pour chacun de nous. C’était effectivement équitable. » Son histoire familiale nous pousse aux confins de la quête de soi, jusqu’aux limites imposées par la nature et la logique. L’expression « naître dans le mauvais corps » suppose la dualité corps-âme, à la laquelle on peut croire, comme à la métempsycose ; elle n’explique cependant rien. Elle a toutefois le mérite de décrire un état, de résumer un sentiment que la société a tendance à réprimer. Quel parti va alors l’emporter ? Y a-t-il seulement un moi véritable qui justifie une si longue quête ? Chez moi, doucement balancé par le mécanisme du rocking-chair, j’ai refermé Les Enfants inutiles en me promettant de chercher à en savoir plus sur ce sujet.

Malédicte, Les Enfants inutiles, Une autre voix, 194 pages

Lien pour acheter : https://www.uneautrevoix.com/livre/les-enfants-inutiles/

« Déwox » jugé indispensable par Tribune Juive, vive Lena Rey !

« Dewox », de Lena Rey : L’antidote intellectuel contre la folie du wokisme

Dans un monde où le wokisme semble imposer sa vision déformée de la réalité, Dewox de Lena Rey offre une détox intellectuelle salutaire. À travers un essai incisif et provocateur, l’auteur nous invite à remettre en question les idéologies qui gangrènent l’espace public et redonne à la pensée critique toute sa légitimité. Retour sur une œuvre essentielle pour tous ceux qui souhaitent se libérer des chaînes de la pensée unique.

Le wokisme, un poison pour la raison

Dans «  »Dewox », Lena Rey dénonce ce qu’elle perçoit comme une nouvelle forme de totalitarisme idéologique : le wokisme. « Le wokisme est un poison », écrit-elle dès les premières pages, un poison « qui pervertit le sens commun et piège la pensée ». L’auteur décrit cette idéologie comme un « cancer intellectuel » dont les effets se sont propagés à travers la société, des universités aux médias, en passant par la culture populaire. Ce poison est celui de la déconstruction permanente des repères traditionnels et de l’affirmation d’une vérité subjective, au détriment de toute objectivité.

Léna Rey met en avant l’idée que le wokisme pousse les individus à « accepter des faits contradictoires », comme cette affirmation absurde selon laquelle un homme peut être enceinte. Elle rappelle que cette négation des évidences biologiques et scientifiques n’est pas sans conséquences. « Quand on déclare qu’un homme peut accoucher, on déclare que la réalité n’a plus de prise sur nous », observe-t-elle, citant ainsi la pensée de George Orwell dans 1984, où la manipulation de la vérité et la réécriture de l’histoire sont les armes d’un pouvoir totalitaire.

L’idée de « détoxifier » l’esprit est également au cœur de son discours. En se référant à l’idée de l’« intoxication mentale » de l’intellectuel et essayiste français Bernard-Henri Lévy, Lena Rey nous invite à retrouver la logique de la réalité, celle qui se base sur l’observation et la raison. Comme le souligne Lévy dans « La Barbarie à visage humain » (2015), « la pensée ne peut se satisfaire de la soumission à la règle de l’émotion ». À ce titre, Dewox n’est pas simplement un rejet du wokisme, mais un appel à une pensée rationnelle débarrassée de ses filtres idéologiques.

Le retour de Trump : Une réponse à la folie du wokisme

L’une des thèses les plus audacieuses de Dewox est son analyse du retour en force de Donald Trump. Lena Rey y voit un effet boomerang des excès du wokisme : « Si nous avons dû subir l’irruption du wokisme dans tous les aspects de notre vie, c’est parce que nous avons perdu de vue la liberté d’expression et l’importance de la critique ». Pour Léna Rey, l’élection de Trump n’est pas simplement le fruit du populisme, mais une réaction de rejet contre une idéologie qui a poussé trop loin ses revendications et déstabilisé l’équilibre politique mondial.

Cette réaction est comparable à celle analysée par l’historien et philosophe allemand Friedrich Hayek dans « La route de la servitude » (1944), où il met en garde contre les dangers du collectivisme et de la pensée uniforme, des traits que l’on retrouve dans le wokisme. Comme Hayek, Lena Rey appelle à une remise en question des idéologies collectives qui imposent des vérités absolues et excluent les voix dissidentes. Trump, dans cette analyse, incarne une forme de résistance à ce « totalitarisme des idées » imposé par la gauche radicale.

Lena Rey établit également une analogie avec les événements de 2016, soulignant que le retour de Trump est la conséquence directe de l’effondrement du système de valeurs que la gauche libérale a cultivé pendant des décennies. La victoire de Trump, pour Rey, n’est pas une défaite des démocrates, mais une victoire de ceux qui refusent de se soumettre à la logique woke, préférant un retour à une forme de bon sens populaire. Elle conclut son chapitre en citant l’essai de l’historien américain Christopher Lasch, « La révolte des élites » (1995), qui expliquait déjà comment les élites pouvaient perdre le contact avec la réalité populaire, engendrant une réaction violente des masses.

Une détox intellectuelle pour redonner la parole au bon sens

L’un des mérites de Dewox réside dans sa capacité à déconstruire les idées woke tout en proposant des alternatives rationnelles et nuancées. Léna Rey se lance dans une critique en règle de concepts tels que le « privilège blanc » ou la « cancel culture », des phénomènes qu’elle identifie comme des symptômes de l’idéologie wokiste. Elle écrit, avec une ironie mordante : « À force de vouloir effacer toutes les traces de discrimination, on finit par discriminer ceux qui sont, par leur simple existence, accusés d’être les oppresseurs ».

Dans cette démarche, Lena Rey s’appuie sur des auteurs classiques de la pensée libérale et critique. Elle cite John Stuart Mill, dont l’ouvrage « De la liberté » (1859) reste une référence fondamentale en matière de défense des libertés individuelles. Mill avertissait déjà que l’entrave à la liberté d’expression sous prétexte de protéger les sensibilités de certaines populations finissait par instaurer une société de censure et de soumission. De la même manière, Léna Rey met en garde contre la tendance à censurer les voix dissidentes au nom de la lutte contre l’oppression. En cela, Dewox invite à un retour à l’esprit des Lumières, où la liberté de pensée et d’expression est perçue comme la pierre angulaire de toute société démocratique.

Pour Lena Rey, la véritable détox intellectuelle passe par un retour à des principes simples mais essentiels : la raison, l’équité et la vérité. Elle propose une série d’exercices de réflexion qui permettent au lecteur de déconstruire les idées reçues et de se réapproprier les outils du discernement. Dans cet esprit, elle cite l’ouvrage « La société industrielle et son avenir » de l’anarchiste Herbert Marcuse, qui, dans une réflexion sur le totalitarisme, soulignait déjà les dangers de l’homogénéisation des idées.

Un plaidoyer pour la réconciliation et la pensée libre

Malgré son ton acerbe et ses critiques acerbes du wokisme, Dewox reste un appel à la réconciliation. Lena Rey n’entend pas inciter à la division, mais à la réintroduction de la diversité des idées dans l’espace public. Elle note que la lutte contre le wokisme ne doit pas se transformer en un combat idéologique de plus, mais en un retour à la discussion rationnelle. Elle écrit ainsi : « La seule chose qui nous unit, c’est le respect de la diversité des idées et de l’expression ».

Cette perspective rejoint les propos de l’écrivain et philosophe français Albert Camus dans « Le Mythe de Sisyphe » (1942), où il rappelle que la liberté réside dans la capacité à choisir ses combats sans se soumettre à des idéologies de masse. Léna Rey s’inspire également de l’essai « La condition postmoderne » de Jean-François Lyotard (1979), qui souligne que les vérités universelles, loin d’être imposées, doivent être débattues et confrontées au sein de la société. Ce dialogue permanent, selon Léna Rey, est la condition sine qua non pour que la société renouvelle ses valeurs et rétablisse la confiance entre ses membres.

Lena Rey : une voix singulière dans le paysage médiatique

Lena Rey se décrit comme une journaliste « défroquée » qui a choisi de rompre avec la pensée dominante des médias. Cette position de marginalité dans le monde médiatique est ce qui fait la force de son discours. En cela, Dewox se situe dans une tradition de penseurs et d’intellectuels qui, comme Michel Foucault dans « Surveiller et punir » (1975), critiquent les mécanismes de pouvoir qui contrôlent la pensée collective.

Léna Rey, à travers son livre, cherche à offrir une voix alternative qui ne se soumet pas aux diktats des idéologues et qui permet aux citoyens de reprendre possession de leur pensée critique. Elle se place ainsi dans une longue tradition de résistance intellectuelle, de Spinoza à Orwell, en passant par Hayek et Mill, en appelant à la nécessité de maintenir une pensée libre dans un monde où la pression sociale et politique se fait de plus en plus forte.

 Le réveil du sens commun

« Dewox » de Lena Rey est un ouvrage nécessaire pour ceux qui souhaitent déconstruire le wokisme et retrouver une pensée libre, fondée sur le bon sens et la raison. À travers une critique acerbe et documentée, Léna Rey invite ses lecteurs à se libérer des illusions idéologiques et à renouer avec la réalité objective. Dans une époque où les dogmes prennent le pas sur la raison, « Dewox » apparaît comme un antidote bienvenu, un guide pour remettre la pensée critique au cœur du débat public. En cela, Lena Rey s’impose comme une voix sincère et salutaire, dans le paysage intellectuel contemporain.

© Yves-Alexandre Julien

Actualitté interviewe Francis Grembert, lauréat du 89ème Prix Cazes : Une récompense à contre-courant du vacarme

Francis Grembert : un chagrin sous l’écorce, Prix Cazes 2025

En couronnant Les Deux Tilleuls de Francis Grembert pour son 89e anniversaire, le Prix Cazes 2025 honore une œuvre grave, douce et nue. Ce récit pudique sur la perte d’un petit frère, mêlant mémoire rurale et douleur silencieuse, s’impose à rebours des modes comme un bijou d’écriture retenue. Loin des brouhahas littéraires, il murmure, touche et résiste. Un hommage bouleversant au lien fraternel, et un manifeste discret pour une littérature du peu qui dit tout. Par Yves-Alexandre Julien.

Il faut du courage, aujourd’hui, pour écrire un livre aussi silencieux. Et davantage encore pour le distinguer d’un prix. Les Deux Tilleuls de Francis Grembert ne fait pas de bruit. Il n’en a pas besoin. En 112 pages, l’auteur y évoque la mort accidentelle de son petit frère, survenue alors qu’il n’avait que sept ans. Pas d’analyse psychologique, pas de pathos, pas de grands effets.

À la place : le ressassement d’une phrase d’enfance, la mémoire d’un arbre, la survivance d’un lien qui, cinquante ans plus tard, n’a pas fléchi. Le récit, tout entier écrit à hauteur d’enfant, adopte le tempo des battements de cœur — irréguliers, profonds, presque inaudibles, mais vitaux.

Le style, aussi net qu’un bois lisse, surprend par son refus de séduire. Il évoque la langue claire de Bobin, la densité du silence chez Jaccottet, la tendresse rugueuse de Marie-Hélène Lafon. Dans une époque littéraire en quête constante de visibilité, Francis Grembert creuse un sillon discret, rural, fraternel. Il ne cherche pas à guérir ni à sublimer la douleur : il la partage, comme on tend une main sans mots.

Le plus bouleversant, sans doute, est ce que le livre ne dit pas. Il ne parle pas de l’après. Il ne disserte pas sur le deuil. Il ne commente pas. Il convoque. Il fait tenir dans quelques pages l’expérience la plus bouleversante qu’un être humain puisse traverser : perdre un frère — et survivre à l’absence. Il n’y a pas de message, pas de morale, pas de posture. Juste une fidélité. Le livre tient debout par sa fidélité.

À ce titre, Les Deux Tilleuls entre en résonance avec une autre littérature, plus souterraine : celle qui refuse la spectacularisation, le commentaire à chaud, la complaisance. Il redonne sa place au peu, au ténu, au fragment. En cela, il est un acte de résistance littéraire. Un contre-pied au flux numérique, un refus des récits prémâchés. Et c’est précisément pour cela qu’il touche.

Le Prix Cazes, une fidélité à l’écriture de l’intime

Que le Prix Cazes 2025 ait choisi de distinguer un tel texte n’est pas anodin. Créé en 1935 par Marcellin Cazes, fondateur de la Brasserie Lipp, ce prix littéraire singulier fête cette année son 89e anniversaire. Il récompense un roman, une biographie, des mémoires ou un recueil de nouvelles, dans un esprit de fidélité à la littérature de transmission, à la culture partagée et à l’écriture de l’intime.

Le jury, composé de onze personnalités aux sensibilités variées — parmi lesquelles Léa Santamaria (présidente), Claude Guittard (secrétaire général), Mohammed Aïssaoui, Christine Jordis, Nicolas d’Estienne d’Orves, ou encore Gérard de Cortanze — a choisi de distinguer Les Deux Tilleuls parmi une sélection exigeante.

Cette année étaient également en lice : Rien n’est plus grand que la mère des hommes de Diana Filippova (Albin Michel), Un perdant magnifique de Florence Seyvos (L’Olivier), La loi du moins fort de David Ducreux Sincey (Gallimard), Un coup de pied dans la poussière de Baptiste Fillon (Le Bruit du Monde) et Malestroit de Jean de Saint-Chéron (Grasset). Une constellation de livres forts, dont celui de Grembert, par son minimalisme même, a su tirer une force paradoxale.

Le tilleul comme totem, le frère comme trace, le temps comme matière mémorielle

« Je n’ai pas besoin de penser à toi » : cette phrase, répétée comme une comptine rituelle, irrigue le récit. C’est le talisman de l’enfant endeuillé qui refuse que l’oubli ait le dernier mot. Le tilleul, cet arbre de cour d’école planté le jour du drame, devient alors le centre symbolique de la mémoire : enraciné, silencieux, survivant. C’est à la fois le tombeau et le sanctuaire du lien perdu. Loin de toute affectation lyrique, Francis Grembert touche à l’universel par la précision du détail. Il écrit comme on taille dans le vif, sans bavure, sans décor.

Cette manière de faire parler la nature, sans animisme ni mièvrerie, évoque parfois Julien Gracq ou Pierre Michon dans leurs récits de terroir habités par le deuil et le sacré. Grembert, lui, y ajoute une tonalité d’enfance, une fragilité assumée, qui confère à son livre une humanité poignante. Ce n’est pas un tombeau littéraire : c’est une veillée. Une fraternité d’ombre et de lumière.

À l’inverse d’une société contemporaine obsédée par l’instantanéité, Les Deux Tilleuls se construit sur une autre logique temporelle. « Écrire, c’est essayer de trouver un autre temps », affirme Grembert. Le deuil, ici, ne s’inscrit pas dans un processus linéaire de guérison. Il est un tissage patient entre l’enfance et l’âge adulte, entre l’immédiateté du traumatisme et la lente remontée du souvenir. Le livre est né sur le temps long, au fil de décennies de maturation intérieure. Il n’est ni une confession ni une catharsis, mais une sorte de veille fraternelle, où l’auteur se fait « gardien du souvenir ».

Ce mystère du temps retrouvé résonne avec les textes de Proust, bien sûr, mais aussi avec les méditations de Pierre Bergounioux ou les proses silencieuses de Marie-Hélène Lafon. Chez Grembert, la ruralité n’est pas un décor. Elle est matrice, espace mental, lieu de l’empreinte. La nature ne console pas, mais elle témoigne. Elle accueille la mémoire comme elle accueille la lumière. Le titre lui-même, Les Deux Tilleuls, condense cette fusion entre le végétal et l’humain, entre le paysage et la perte.

Une écriture de l’épure et de l’essentiel

Le premier vertige de ce livre naît de sa brièveté. Une centaine de pages pour dire l’indicible : la perte, à sept ans, d’un petit frère fauché par une voiture. Une vie fauchée à quatre ans et demi. Et pourtant, quelle ampleur intérieure. Francis Grembert revendique l’économie de moyens : « La forme s’est imposée au fil de l’écriture. Dire les choses par petites touches, sans les commenter ou tenter de les analyser. »

Cette pudeur, qui semble relever du classicisme français le plus rigoureux, confère au texte une intensité sourde, comme un chuchotement obstiné qui traverse les décennies. On pense à Bobin, à Jaccottet, à Modiano même, dans leur manière de faire résonner le silence entre les mots.

Le détail y devient monde. Une pierre, un arbre, une phrase répétée comme un mantra d’enfant : « Je n’ai pas besoin de penser à toi… » Cette répétition rituelle agit comme un contre-sort face à l’absence. L’auteur évoque « des rituels intimes, associés à la nature, pour conjurer l’absence ». Rien de solennel, mais une magie de l’enfance : celle où l’on croit encore qu’on peut, par la parole, faire revenir les morts. Grembert ne surjoue jamais la douleur. Il ne l’explique pas. Il la scande. Et cela suffit.

À l’heure du numérique, de la disruption permanente et de la communication virale, un tel livre apparaît comme un contre-pouvoir. C’est une digue dressée face à la dissolution de l’attention, à l’effacement de la lenteur, à la dégradation du langage. Les Deux Tilleuls est un livre qui ne se consomme pas : il se garde, comme une photographie ancienne ou un secret transmis à voix basse. Il exige une lecture « difficile, mais lumineuse », — autrement dit, une lecture adulte.

La réflexion n’est pas neuve : elle irrigue depuis des années les travaux sur la littérature à l’ère numérique. Mais ce livre en offre une mise en œuvre sensible, incarnée. Il rappelle que l’écriture est encore capable, malgré tout, de suspendre le monde, de créer un espace de recueillement, un temps pour soi. Il nous dit que la littérature n’a pas à rivaliser avec les algorithmes : elle a juste à être là, intacte, quand tout s’effondre.

Une récompense à contre-courant du vacarme

L’attribution du Prix Cazes 2025 à ce récit intérieur n’est pas un simple hommage. C’est un geste fort. Comme le souligne Claude Guittard, secrétaire général du prix, « le Jury a été très sensible au style tout en retenue, et à l’hommage bouleversant à l’amour fraternel raconté dans cet ouvrage ». Dans un monde saturé de récits clinquants et d’opérations de marketing littéraire, Les Deux Tilleuls s’impose par sa discrétion. Il ne cherche pas à séduire. Il offre. Et cette offrande, silencieuse, touche au plus profond.

Ce n’est pas un hasard si ce texte s’inscrit dans la tradition d’un prix qui refuse les « coups littéraires ». Dans une époque où la littérature doit souvent crier pour se faire entendre, le Prix Cazes distingue ici une œuvre qui murmure — et qui, dans ce murmure, dit l’essentiel. Une fidélité rare à « une certaine idée de la culture française », comme le rappelle Guittard, entre transmission, résistance au flux et célébration du lien.

Une voix à suivre, un prix fidèle à sa vocation

Francis Grembert poursuit avec ce quatrième opus une œuvre cohérente et sans bruit. On lui connaissait déjà Ma dernière moisson (Le cherche midi éditeur en 1994), Elsie, Mairi et Dorothie, Les dames de Petvyses (2018 aux éditions de la mémoire) et enfin Petite éloge de l’alouette (chez Arlea en 2023).

Tous disaient déjà son attention au monde rural, au silence, à la mémoire. Mais Les Deux Tilleuls va plus loin : il touche à l’intime, et par là, à l’universel. Il fait ce que seule la littérature peut faire : élever le chagrin à la dignité du mythe. Raconter l’amour fraternel non par effusion, mais par dépôt, par retour.

Le Prix Cazes, fidèle à sa tradition depuis 1935, prouve une fois de plus qu’il ne cède pas à la tentation du clinquant. Il récompense un livre qui n’est pas un événement, mais une trace. Pas un cri, mais une empreinte. Pas un produit, mais un geste. En honorant Les Deux Tilleuls, il rappelle que la littérature n’a pas besoin d’exploser pour éclairer. Parfois, elle suffit à faire revivre un frère disparu, sous un tilleul, quelque part en France.

Crédits photo : Yves-Alexandre Julien – ActuaLitté CC BY SA 2.0

Jean-Luc Jeener est allé voir « La Marraine amoureuse » pour Valeurs actuelles

Théâtre : « La Marraine amoureuse » au Studio Hébertot, bonne action

Les connaisseurs savent que Benoît Marbot est un bon auteur, même si ses pièces ont trop souvent un goût d’inachevé.
Jean-Nicolas Gaitte et Sylvia Roux dans une pièce qui manque un peu de souffle. Photo © SP/GUILAINE DEPIS/STUDIO HÉBERTOT

Jean-Nicolas Gaitte et Sylvia Roux dans une pièce qui manque un peu de souffle. Photo © SP/GUILAINE DEPIS/STUDIO HÉBERTOT

La Marraine amoureuse, la dernière pièce de Benoît Marbot

Saisons de culture était au Prix Cazes 2025

Prix Cazes Brasserie Lipp 2025

Par Mylène Vignon

Un parterre impressionnant d’auteurs prestigieux, de journalistes et de personnalités germanopratines, était présent le mardi 6 mai 2025 pour honorer le célèbre prix littéraire décerné chaque année à la Brasserie Lipp à Saint-Germain-des-Prés.

Fondé en 1935 par Marcelin Cazes, le Prix Cazes récompense chaque année un auteur, pour un roman, un essai, une biographie, des mémoires ou des nouvelles.

Présentation du jury  :

Léa Santamaria (Présidente)

Claude Guittard (secrétaire général)

Mohamed Essaoui

Gautier Batistella

Mathilde Brezet

Marie Charrel

Gérard de Cortanze

Nicolas d’Estienne d’Orves

Christine Jordis

Eric Roussel

Le prix cette année 2025 a été décerné à Francis Grembert, pour son roman Les deux tilleuls (Arlea). Une histoire très sensible, explique l’auteur, qui a la suite d’une longue gestation, s’est inscrite dans la lignée des meilleurs romans de l’année.

Merci à Guilaine Depis et à sa flamboyante Balustrade, pour cette belle manifestation littéraire et pour l’accueil chaleureux réservé à notre média Saisons de Culture, abondamment représenté lors de cette soirée.

Le chef charismatique Bernstein dans « Souffle inédit » où le livre de Marianne Vourch est remarqué

Hommage à Leonard Bernstein par Marianne Vourch

Musique
Lecture de 8 min

Avec Le Journal intime de Leonard Bernstein, Marianne Vourch redonne souffle, rythme et voix à Leonard Bernstein l’homme-orchestre de West Side Story.

Le Journal intime de Leonard Bernstein de Marianne Vourch : Un bel hommage au créateur de West Side Story

Par Rodolphe Ragu

Dans Le Journal intime de Leonard Bernstein, Marianne Vourch donne la parole à l’un des musiciens les plus doués du siècle dernier. Un bel hommage à l’incroyable vitalité du créateur de West Side Story.

Le Journal intime de Leonard Bernstein de Marianne Vourch

Il n’est pas facile de résumer la vie de Leonard Bernstein : chef d’orchestre d’exception et compositeur de la plus célèbre comédie musicale du XXe siècle, ce musicien, à la fois sincère universaliste et enraciné dans le judaïsme, fut l’homme de plusieurs vies, jusque dans ses affaires privées. Mais c’est ce qu’a exactement réussi à faire Marianne Vourch, dans Le Journal intime de Leonard Bernstein, en à peine quatre-vingts pages. Il ne s’agit évidemment pas d’une compilation des notes personnelles qu’aurait laissées Bernstein. Le principe est le même que pour les autres ouvrages de la collection, comme ceux consacrés à Jean-Sébastien Bach, Rudolf Noureev ou Nina Simone. En se fondant sur une très large documentation, l’auteur imagine Bernstein racontant Bernstein, de son enfance à Boston, en pleines Années folles, jusqu’au début des années 1980. Les premières lignes forment déjà une belle synthèse. La scène se passe au temple de Mishkan Tefila, la grande synagogue de Boston : « Quand il a fini de parler, notre chef de chœur chante les musiques du compositeur Solomon Braslavsky. Sa voix est douce, il chante avec toute son âme. Puis l’orgue l’accompagne, alors c’est magnifique ! Je le fixe des yeux, il est très grand, très beau. » Dès le début, tout est donc déjà en puissance chez Bernstein : le goût de la musique, le goût des hommes, la vitalité, la sensualité !

Une vie incarnée par une voix

Pour le lecteur, il y a une alternative, dont les termes ne sont en fait pas exclusifs l’un de l’autre : le livre publié aux éditions Villanelle, divisé en sept chapitres et abondamment illustré (il y a par exemple une photographie très forte de Maria Callas, exprimant par une moue sa désapprobation au compositeur, qui tente en vain, les bras écartés, de la convaincre) ; et il y a le livre audio sous forme de podcast, en accès libre sur France Musique. Le choix de Marianne Vourch, par ailleurs productrice des Histoires de Musique sur France Musique, s’est porté sur Charles Berling pour incarner le « je » de Bernstein : c’est un choix heureux. Très à l’aise dans ce format, puisqu’il participe depuis quelques années à des podcasts d’histoire, l’acteur, par sa voix chaleureuse, habitée, donne une forte intensité au texte de l’auteur. La diction est claire et il émane de l’organe de Berling une certaine nervosité, qui capte l’ouïe de l’auditeur tout au long des sept épisodes de ce « Journal intime ». Celui-ci est de plus accompagné de nombreux extraits musicaux, qui vont de Good Night, Sweetheart à la Symphonie Résurrection, de Gustav Mahler, une variété de styles et d’œuvres qui rappelle que l’éclectisme est comme une seconde religion chez Bernstein. Car celui-ci ne dispose pas seulement d’un bagage classique : la musique cubaine, le jazz ou le chofar, qui résonnait dans la synagogue de son enfance, le jour du shabbat, se retrouvent aussi un peu partout dans toute son œuvre.

Ce que Le Journal intime de Leonard Bernstein montre très bien, c’est l’existence d’un Bernstein Beat, pour reprendre l’expression du chef d’orchestre britannique Charles Hazlewood. En effet, s’il y a un leitmotiv dans son œuvre, il n’est pas tant à chercher dans la mélodie que dans le rythme. West Side Story, la comédie musicale créée en 1957, donne les exemples les plus connus de ces jeux de rythmes syncopés, marqués par des accentuations inattendues, rythmes qui traversent les corps et sont une invitation à danser telle qu’il n’est pas possible de la refuser. Mais ces rythmes, frénétiques, électrisants, d’une contagion irrésistible, sont en fait omniprésents dans l’œuvre de Bernstein, jusque dans ses pièces dites plus sérieuses, comme la Symphonie n° 1, en apparence pure musique de concert pour public endimanché, mais en réalité partition enfiévrée, de nature à inspirer sauts, mouvements et pas chassés. Elle inspire d’ailleurs rapidement des chorégraphes contemporains. En ce sens, le livre de Marianne Vourch aidera peut-être un peu à reconsidérer son œuvre, qui a souvent fait hausser les épaules, notamment en France. Il est vrai que le compositeur a parfois donné des arguments à ses détracteurs, semblant avouer comme par un lapsus, qu’il avait quelques limites : « Aurais-je accepté de prendre la direction du Philharmonique de New York, si j’étais un vrai compositeur ? » Voilà exactement ce qu’il ne faudrait jamais dire !

Un chef charismatique

Ce que le livre rappelle évidemment, c’est l’extraordinaire talent de Bernstein à la baguette. Il fut d’abord très précoce. En novembre 1943, à seulement vingt-cinq ans, il remplace au pied levé le grand Bruno Walter, malade, pour diriger Manfred, de Robert Schumann. Le succès est immédiat, qui lui vaut la gloire d’un éloge dans un article du New York Times. Il fut aussi un chef d’une énergie prodigieuse, mettant le feu aux tempi et arrachant à chaque pupitre tout ce qu’il pouvait receler d’expressivité et de puissance rythmique. En 1958, lors de répétitions, il donne une bonne leçon aux musiciens de l’orchestre Lamoureux, qui jouent Le Sacre du printemps de façon beaucoup trop sage à ses oreilles : « Je leur ai dit qu’ils jouaient trop ‘‘français’’, que Stravinsky, c’est bar-bare, qu’ils soient barbares ! » Sur son estrade, il est frénétique, peut-être un peu trop. Karl Böhm, l’un des grands chefs mozartiens du siècle, lui demande sans ambages « d’arrêter d’agiter les bras dans tous les sens, comme cela ! »

Vitalité, sensualité, sexualité : Bernstein découvre jeune les plaisirs de l’homosexualité, sans honte, spontanément. C’est son pays ou son époque qui a honte. Le mariage avec l’actrice Felicia Cohn Montealegre donne trois enfants et se termine mal en dépit d’arrangements entre époux, qui permettent certes à Lenny d’aller voir ailleurs, mais qui finissent par devenir insupportables à sa femme. La liaison amoureuse entamée avec le compositeur Tom Cothran contribuera à l’écriture du recueil de mélodies Songfest, dont le podcast donne un extrait vraiment titillant.

« La Marraine amoureuse » de Benoit Marbot dans Souffle inédit

« La Marraine amoureuse » de Benoît Marbot

Théâtre
Lecture de 7 min
Sylvia Roux et Jean-Nicolas Gaitte (les deux comédiens de la pièce) @ Guilaine Depis

Dans La Marraine amoureuse, Benoît Marbot met en scène le soldat Anatole, un volontaire de 1914 en permission, et Clémence, une bourgeoise des beaux quartiers parisiens.

La Marraine amoureuse : du comique de tranchée à l’émotion vraie

Par Rodolphe Ragu

Dans La Marraine amoureuse, Benoît Marbot met en scène le soldat Anatole, un volontaire de 1914 en permission, et Clémence, une bourgeoise des beaux quartiers parisiens. Opposition des sexes, de styles et des classes sociales : l’auteur exploite tout le potentiel d’humour dont regorge ce genre de situations, sans négliger la fibre sentimentale.

Clémence et Anatole : la guerre, le désir et les bons mots

Assis dans mon café préféré, à côté du théâtre du Châtelet, je commence à lire La Marraine amoureuse, de Benoît MarbotRapidement, je souris, puis je mets à rire franchement, entre deux tables occupées par d’autres clients. « Votre livre a l’air plein d’humour ? » me dit-on. C’est le cas en effet. La Marraine amoureuse est en effet une pièce très efficace pour remuer les zygomatiques du lecteur. Benoît Marbot, auteur d’une vingtaine d’œuvres, maîtrise très bien tous les ressorts du comique et les techniques, qui pour être séculaires, n’ont rien perdu de leur efficacité.

Deux personnages sont en scène : Anatole Langeron et Clémence Boliveau. Nous sommes en 1915 et Anatole, un jeune poilu, qui bénéfice d’une permission, rencontre sa marraine de guerre (une « marraine de guerre » est la correspondante épistolière d’un soldat sur le front, qui essaie par ses lettres de le soutenir dans son sacrifice pour la patrie). Seulement voilà, Anatole, qui n’a encore jamais connu les plaisirs de la chair, n’a pas traversé à rebours les champs dévastés de la Marne pour se contenter de câlins et de petits mignotages sur un banc, au jardin du Luxembourg. Et s’il consent à l’idée de mourir pour son pays, il n’est tout de même pas prêt à accepter l’idée de mourir puceau. Anatole le sans-grade est donc assez direct dans son approche tactique : – Clémence : Où vouliez-vous passer la nuit ? – Anatole : chez vous ! – Chez moi ? – Avec vous. – L’idée ne vous est pas venue que je pourrais vous refuser mon lit ? – Je peux dormir n’importe où. Clémence est nettement plus âgée que son jeune soupirant. Issue de la bourgeoisie parisienne, elle tient beaucoup au respect des convenances – elle est veuve de guerre – et à un langage approprié. Ce qui n’est pas le cas d’Anatole, qui a dérobé sans barguigner la montre d’un camarade, mort dans les tranchées, et qui s’exprime naturellement en argot pour justifier son acte : « Je n’allais pas me dégraisser pour une tocante. » Clémence, sans être insensible au charme de son correspondant, ne se laisse pas faire et repart à la drague un peu lourde et maladroite d’Anatole en lui conseillant d’aller « essayer son talent sur les professionnelles ». Mais elle n’est en fait pas aussi prude qu’elle le laisse croire. Elle accepte sans le dire de passer la nuit avec lui. – Anatole : Nous pouvons coucher ensemble sans nous accoupler. – Clémence : Et sans nous toucher. – Nous ne sommes pas des bêtes. – La guerre n’autorise pas tout… Le lecteur comprend que leur insistance à nous persuader qu’il ne va rien se passer entre eux fonctionne en fait comme la dénégation d’un malade sur le divan d’un psychanalyste. C’est efficace. On le voit : l’opposition fonctionne à plein entre deux personnages que tout oppose par la mécanique du comique de contraste. Et le comique de répétition, soutenu par des jeux de mots, donne aussi sa pleine mesure.

Du comique à l’émotion

Anatole Langeron et Clémence Boliveau vont se retrouver tous les ans jusqu’à la fin de la guerre : leur relation évolue et ils doivent affronter les problèmes que rencontrent tous les couples. La question sociale affleure au moment où Anatole prend littéralement du galon, car Clémence demeure une bourgeoise et Anatole, un prolétaire. Il continue à s’exprimer dans un immeuble haussmannien comme dans la boue des tranchées et surtout parle d’égal à égal avec les domestiques, ce qui est shocking pour Clémence, qui aime à se moquer de son maladroit amoureux et de son manque d’éducation.

L’atmosphère, drôle, légère au début, devient plus grave au fil des actes de cette courte pièce. Une tension, émouvante et empreinte d’onirisme s’installe même dans les derniers moments du dialogue pour une fin qui joue clairement sur la corde sensible. Il y aura des choix à faire pour la mise en scène, qui insistera sur le comique ou sur l’émotion et le sentiment, ou bien conciliera les deux tendances.

Un auteur au beau parcours

Benoît Marbot a publié sa pièce aux éditions L’Harmattan (c’est aussi le cas de quelques-unes de ses pièces précédentes). Chacun sait comment fonctionne le processus de publication dans la maison fondée par Denis Pryen et Robert Ageneau : c’est le système du compte d’auteur. En gros, l’auteur achète les cinq cents premiers ouvrages à son éditeur, qui rentre ainsi dans ses frais. De même, chacun sait que L’Harmattan est souvent l’unique solution pour les auteurs qui ont essuyé les refus des autres maisons d’édition. Et il faut reconnaître que ces refus sont souvent justifiés. Mais des statistiques, il ne faut pas toujours en dériver une règle absolue. La Marraine amoureuse est une bonne pièce de théâtre (elle a été retenue dans la sélection du concours « Vivons les mots »), qui aurait mérité l’attention des maisons d’édition qui ont pignon sur rue, à savoir un plan de communication et un service après-vente pour mettre en valeur le talent de Benoît Marbot. Sa prochaine pièce recevra d’ailleurs l’honneur d’être créée au Français. Que puis-je ajouter de plus ?

La Marraine amoureuse, de Benoît Marbot – Éditions L’Harmattan 13 euros