L’EPOUSE HYSTERIQUE
Petite-fille du psychanalyste, Sophie Freud livre ses souvenirs familiaux.
« A mes yeux, Hitler et Freud sont les deux faux prophètes du XXème siècle. » D’où surgit l’outrageant, le blasphématoire parallèle ? De la bouche de Sophie Freud, la petite-fille du maître, une dame alerte de 84 ans, professeur émérite de psychosociologie au Simmons College de Boston. « Oui, j’ai dit cela, il y a quelques années. » Pourtant son livre, passionnante autobiographie croisée d’elle et de sa mère, est plein de vénération pour son grand-père.
Vienne, mai 1938. Freud, sommité de 82 ans, est contraint à l’exil. Sur le chemin de Londres, il passe à Paris une unique soirée dans l’hôtel particulier de la princesse Marie Bonaparte. Sophie Freud se souvient : « Quand il est passé par Paris, on est allées à la gare Saint-Lazare. Il y avait Anna sa fille, sa femme et d’autres personnes. J’étais venue lui dire adieu et j’étais triste à pleurer à la pensée de lui dire, définitivement, adieu. C’est vrai, ils ont passé cette fameuse nuit chez la princesse Marie Bonaparte. Ma mère et moi, n’avons pas été invitées. » A Vienne, la collégienne mena une existence paisible au rituel immuable : « Je venais le voir chaque dimanche. Un brin de conversation et il me donnait de l’argent, huit schillings exactement, que je dépensais pour aller au Burgtheater. J’avais des sentiments mélangés. Il n’avait pas à me payer pour que j’aille le voir. C’était un honneur pour moi. Il était considéré par toute la famille comme un être supérieur. Formel, un peu distant, peu de mots. Il souffrait de son cancer du palais, si bien qu’il parlait peu. Il m’accordait, dans son cabinet, un petit quart d’heure hebdomadaire, ça faisait de moi une princesse ! » Une princesse qui ne sera jamais invitée à un seul repas familial. Car la hantise des Freud, c’est sa mère Esti Drucker (1896-1980), l’épouse de Martin Freud, le fils aîné, juriste et banquier, qui finira buraliste près du British Museum. Un mariage qui vire au désastre. Esti, l’hystérique patentée, est prompte à l’éclat, au coup de colère, à la meurtrissure permanente. Volontariste et dépressive, intelligente et violemment affective, cherchant noise et querelle à la terre entière, Esti, dotée d’une inflexible indépendance, deviendra une orthophoniste reconnue aux Etats-Unis. D’emblée, le professeur avait flairé la faille. Dans une lettre du 14 mai 1938, Freud écrit à son autre fils Ernst : « Elle n’est pas seulement meschugge, mais aussi folle au sens pathologique. » Une folie à couper au couteau, et Sophie de préciser : « Il en faisait l’unique responsable du mauvais mariage de son fils Martin. C’était bien dans l’air de ces temps viennois. Mais un mariage est toujours une partie qui se joue à deux. »
Esti Drucker, épouse de Martin Freud : sa fille Sophie en brosse l’autoportrait.
CETTE HERITIERE NE S’EST JAMAIS EMBARRASSEE DU LEGS FREUDIEN
En mai 1938, Sophie et sa mère se réfugient en France. « A Paris, nous dit-elle, j’étais élève au lycée La Fontaine. J’ai commencé à lire les Cinq psychanalyses. Je les lisais comme des histoires faciles, des nouvelles. D’ailleurs si mon grand-père a reçu le Prix Goethe, c’était plus pour ses magnifiques qualités littéraires que scientifiques. »
1940, la débâcle. Esti et sa fille traversent la France en bicyclette. Une fois en Afrique du Nord, elles embarquent de Casablanca, au prix d’une odyssée hallucinante, pour New-York.
Sophie Freud n’a pas entrepris d’analyse. D’ailleurs, cette héritière ne s’est jamais embarrassée du legs freudien. « Je suis très sceptique sur la psychanalyse, explique t-elle. Freud n’a jamais été un pionnier avec les femmes. Il était un enfant de son temps et ne savait rien de la sexualité féminine. Il n’était pas misogyne mais la femme était pour lui une espèce à part, comme les singes. C’est ce fameux « continent noir » dont il parle, une moitié d’humanité au service de l’homme. Même son épouse Martha lui préparait, la veille, ses vêtements et son mouchoir. »
Et le transfert dans tout ça ? « Il est normal qu’une femme tombe amoureuse de son thérapeute. Mais c’est très grave, car des femmes souffrent de cet amour sans réciprocité. J’ai vu des femmes entamer une analyse pour les soulager de la dernière. FRinalement, il a donné un nom scientifique à un sentiment normal, l’amour. L’envie du pénis ? Absurde ! Pourquoi Freud pensait-il que chaque femme ou jeune fille désirait un pénis ? C’est l’idée d’un enfant de trois ans. Le sexe n’est pas essentiel. Beaucoup de femmes ont une vie satisfaisante sans sexualité. Aux Etats-Unis, la psychanalyse est en chute libre. »
Aujourd’hui, elle vante la Reading Cure, la thérapie par la lecture : « Sans la lecture, je perdrais tout plaisir de vivre. A ma mort, mon épitaphe devrait indiquer mes quelques trois mille livres préférés. Je voudrais lire tout Proust dans le texte. Mon prochain cours sera consacré aux fils qui écrivent sur leurs pères. Je commencerai par la Lettre au père de Kafka. Puis, ce livre de haine rédigé par Niklas Frank, le bourreau nazi de la Pologne occupée. Enfin, un livre d’amour, Patrimoine. Une histoire vraie, l’autobiographie de Philip Roth. »Cette Freud n’est décidément pas très freudienne.
Alain Rubens
Toronto Star du 16.11.2003
Ce mot yiddish, plutôt affectueux, signifie « fantaisiste, exubérant »
A l’ombre de la famille Freud par Sophie freud, traduction de l’allemand et préface de Nicole Casanova, 538 p., Des femmes-Antoinette Fouque, 27 E