Ce livre est un « roman vrai » et raconte l’histoire de Martin Almada, rencontré en mai 2010 lors d’une mission au Paraguay pour l’ONG Graines d’énergies par un journaliste français d’alors 25 ans formé à Londres. Martin jouait pieds nus à 6 ans dans la boue avec les petits indiens Chamacoco de Puerto Sastre. Il aimait l’école et apprendre, vendant les beignets de sa grand-mère aux lycéens avant d’écouter les cours sous leurs fenêtres puis de réussir des études. Il deviendra le premier docteur (en sciences de l’éducation) du Paraguay, formé à l’université nationale de La Plata en Argentine à 37 ans. Mais il reste du peuple, axé vers la pédagogie, seul moyen de sortir de l’esclavage moderne des patrons et des militaires.
Ce sera son chemin de croix. Contestataire marxiste version Fidel Castro, qu’il rencontrera tard dans sa vie, il éduque ses enfants et ses élèves à l’esprit critique dans le meilleur des Lumières. Il fonde une école, l’institut Juan Baustista Alberdi à San Lorenzo, dont la pédagogie conduit la plupart de ses élèves au bac. Il poursuit ses études de droit et devient avocat en 1968, à 31 ans. Mais il évite le dictateur Alfredo Stroessner, omniprésent président depuis 1954 de ce petit Etat enclavé du Paraguay, et le titre de sa thèse sur l’éducation dans son pays le fera soupçonner de « communisme ». Or on ne badine pas avec cette peste rouge depuis l’arrivée au pouvoir sans aide extérieure de Castro à Cuba. Les Etats-Unis mettent en place en 1975 un cordon sanitaire idéologique, financier et militaire pour contenir la gangrène. C’est l’opération Condor qui vise, sous l’égide de la CIA, à coordonner les renseignements de six Etats latino-américains dictatoriaux : Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay et Uruguay.
Alfredo Stroessner a utilisé Condor à des fins de politique intérieure pour faire arrêter et torturer ses opposants. Le dictateur a été élu et réélu sans qu’aucun citoyen ni aucun intellectuel ne s’en émeuve vraiment, sauf ceux de l’extérieur qui voulaient imiter Che Guevara. Seul ou presque, Martin Almada a fait front.
Ce roman se lit très bien. Martin Almada sera arrêté, torturé un mois puis détenu trois ans dans les prisons et les camps de Stroessner avant d’être libéré en 1977 sur pression d’Amnesty International et alors que le monde change. Le Mur communiste va bientôt tomber en révélant la face sombre du communisme : une « vérité » révélée qui ne supporte pas qu’on la contre. Martin s’établira au Panama puis en France à Paname, où il travaillera pour l’UNESCO. Lorsqu’il pourra revenir au Paraguay, une fois le dictateur renversé, ce sera pour découvrir en 1992 cinq tonnes d’archives de la terreur, enterrées sous un bunker de la dictature, et les révéler au public.
Le concept de Condor a toujours obsédé Martin Almada et l’a poussé à en savoir plus, à recouper les informations de la revue de la police, à interroger des témoins ou à recueillir des confidences. Pour son combat pour les libertés, il reçoit en 2002 le prix Nobel altermondialiste, le Right Livelihood Award fondé en 1980 pour récompenser ceux qui trouvent des solutions concrètes aux défis écologiques, d’éducation et de justice dans notre monde.
Au total, une évocation captivante qui romance la geste peu connue de Martin Almada, humble demi indien du Paraguay, sur les années sombres de la lutte anticommuniste durant la guerre froide.
Pablo Daniel Magee, Opération Condor – Un homme face à la terreur en Amérique latine, 2020, préface de Costa Gavras, édition Saint-Simon, 377 pages, 22.00 €