Actualités (NON EXHAUSTIF)

Saisons de culture fait l’éloge de Nathalie de Baudry d’Asson

Nathalie de Baudry d’Asson, une femme d’histoires

Par Rodolphe Ragu

Dans Miniatures et pointes sèches, Nathalie de Baudry d’Asson raconte des destins de femmes. En découvrant ces histoires, au tempo très rapide, le lecteur passe sans interruption du rire aux larmes et de la compassion à l’admiration. Si la mémoire émotionnelle est la plus persistante, alors ce livre ne tombera pas dans l’oubli.

Pourquoi cette double référence, dans le titre, à l’art pictural ? Les cinquante petits textes qui composent Miniatures et pointes sèches dressent, en quelques lignes ou au plus quelques pages, les portraits de femmes d’hier et d’aujourd’hui, tels de petits tableaux, avec une écriture à l’os, un sens de la concision et une spontanéité – bien sûr très travaillés – qui renvoient à l’art du graveur.

Nathalie de Baudry d’Asson est d’abord la biographe de celles qui ignorent tout du métier d’écrire : elles sont médecins, journalistes, artistes, parfois encore lycéennes, ou même religieuses consacrées. Ce sont tantôt des vies entières, tantôt des « tranches de vie », de simples anecdotes, qui prennent forme sous sa plume. Mais ce qui intéresse à chaque fois l’auteure dans la vie des unes et des autres, ce sont les péripéties, les rebondissements, ces moments incertains entre l’échec et le succès, ces dialogues en apparence anodins, mais qui peuvent conduire d’un cabinet de radiologie à la salle Pleyel. Les enjeux sont donc énormes – il s’agit de mener la vie qui correspond à ses aspirations – et l’existence semble être un jeu à somme nulle : « Le bonheur d’Emmanuelle a été la souffrance atroce de Philippe », lit-on à la fin de l’un de ces récits. Les héroïnes de Nathalie de Baudry d’Asson font preuve d’ingéniosité face à l’adversité : quand elles se vengent, c’est avec sang-froid et subtilité. Elles vivent à l’occasion des expériences étranges, à faire réfléchir les plus rétifs à l’ésotérisme : quand elles guérissent d’un mal, elles le font en défiant la science. Elles se soumettent parfois, se rebellent le plus souvent.

Entre peinture et littérature

Si l’auteur manifeste par le titre un goût pour les arts plastiques, c’est toutefois sa longue expérience d’éditrice qui donne à son livre toute sa variété, toute sa richesse. Ainsi, de biographe – ou d’ « écrivain public » –, elle se fait épistolière, quand elle rédige une cruelle et émouvante lettre d’adieux à un amoureux… qui a tout fait pour gagner sa disgrâce. Elle est aussi parfois historienne : Miniatures et pointes sèches dresse le portrait de Résistantes encore peu connues, telle la Britannique Noor Inayat Khan, opératrice radio en France dans les années décisives, trahie et capturée, puis évadée et héroïque jusqu’au bout.

Enfin, à la marge, Nathalie de Baudry d’Asson offre au lecteur quelques fragments d’autobiographie, tel ce séjour new age à la campagne, forcément un peu étrange, avec ses namasté et son inévitable pleine conscience, ou des instants d’émotion artistique, avec des cantatrices légendaires : Dame Felicity Lott ou Jessye Norman. Il est ainsi souvent question de poésie et d’art lyrique dans son livre : Franz Schubert, le maître du lied, est au cœur de la plus belle histoire d’amour du recueil.

Une écriture romanesque

Miniatures et pointes sèches est en fait bien plus qu’un simple recueil d’anecdotes et d’histoires vraies. À tous ces épisodes de vie, dont les grandes lignes lui ont un jour été confiées par des amies ou des anonymes, l’auteure donne corps et voix, action et dialogue, par son imagination et sa faculté à transposer (car les noms et les circonstances ont été modifiés pour préserver la vie privée). On ne dirige pas en vain des maisons d’édition, comme ce fut son cas au sein du groupe Hachette, où l’on accompagne les auteurs par un travail suivi sur le manuscrit. Nathalie de Baudry d’Asson recourt ainsi aux techniques de l’écriture romanesque pour sublimer des histoires qui, autrement, seraient simplement intéressantes.

L’histoire de Jacqueline, la nourrice en apparence irréprochable, est exemplaire : la narratrice omnisciente, comme dans un bon roman réaliste du XIXe siècle, feint un moment de ne pas tout savoir des pensées du mari et de sa femme qui l’emploient, pour réserver une surprise dans le dénouement. Et mettre en valeur la profonde humanité des personnages. Entre par moments en jeu la licence de l’auteure : une femme vit seule ses derniers instants ou va commettre le geste fatal, et nul ne peut savoir avec certitude quelles ont été ses pensées. Personne sauf le romancier ou l’auteur, qui conclut : « Avec une joie absolue, elle s’immole. » Ces « tranches de vie » se lisent souvent comme des nouvelles, aussi cruelles que celles d’un Maupassant. La chute est brutale : l’auteur ouvre le tiret du dialogue et un personnage prononce une seule phrase, glaçante, violente, que le lecteur gardera longtemps en mémoire.

Si Miniatures et pointes sèches revendique de mettre à l’honneur les femmes et de pratiquer un féminisme par l’exemple, Nathalie de Baudry d’Asson n’est pas non plus béate devant son propre sexe : il y a aussi dans son livre quelques personnages repoussoirs, à l’égoïsme incurable ou à l’arrogance crasse, que l’auteur tient à distance en les moquant, entraînant le lecteur dans son rire sarcastique. Ils ne sont qu’une minorité.

Nathalie de Baudry d’Asson

Miniatures et pointes sèches (préface de Marc Lambron, de l’Académie française)

Éditions la Trace, 170 pages

Versailles Culture a adoré le Marie-Antoinette de Marianne Vourch

Entre les pages et les notes, la voix de Marianne Vourch fait renaître la dernière reine de France dans un portrait d’une rare justesse.
Son ouvrage, Portrait en musique de Marie-Antoinette, paru aux éditions Villanelle, s’accompagne d’un livre audio où l’autrice prête elle-même son timbre à la narration. Par un jeu subtil entre récits et extraits musicaux accessibles via QR code, elle recompose le destin d’une femme souvent réduite à sa légende, et dont la musique fut à la fois la langue maternelle et l’ultime refuge.
La musique comme fil d’Ariane
Dès les premières pages, le dispositif se révèle d’une grande maîtrise : la voix, la musique et le silence s’y répondent dans une tension constante.
Le récit s’ouvre sur Les adieux, moment d’intense dépouillement où la jeune archiduchesse quitte Schönbrunn. Sur la Sicilienne de Jean-Féry Rebel, l’émotion ne se dit pas, elle s’entend. La narration, presque chuchotée, souligne la fragilité de celle que l’on nomme encore « la petite Antoine ».
À travers Mozart, Gluck ou Haydn, Marianne Vourch fait de la musique non pas un simple commentaire, mais une architecture de la mémoire : les œuvres deviennent des espaces de résonance intérieure, où chaque mesure semble pressentir le drame à venir.
De la cour de Vienne à celle de Versailles : la diplomatie du son
Dans le chapitre consacré à la jeune Dauphine, la musique change de rôle.
Là où Vienne vibrait de spontanéité, Versailles impose la mesure. Gluck y règne, et la voix de l’autrice souligne cette transition : « Elle incline doucement la tête puis, d’un pas léger, rejoint les appartements qui lui sont destinés. »
Tout est dit : l’éducation du geste, la contrainte du protocole, la solitude d’une adolescente devenue symbole.
Marianne Vourch, musicologue avertie, lit dans les inflexions musicales les dissonances d’une âme étrangère à la pompe versaillaise. Cette approche sensible, plus incarnée qu’analytique, restitue avec une rare acuité la tension d’une époque où la musique servait autant à se divertir qu’à se taire.
Les jardins du Trianon : un théâtre d’illusions
Le passage dédié à Versailles et à ses plaisirs fait basculer le ton.
La reine s’y montre actrice d’une comédie imposée, jouant la pastorale que l’on attend d’elle. Les airs de Lully et de Rameau, choisis par l’autrice, ne chantent pas la frivolité : ils expriment la contrainte, la répétition d’un rôle.
Sous l’élégance du phrasé, affleure la blessure intime : « Il ne l’a pas embrassée. Il ne l’a pas aimée cette première nuit. »
Ce moment suspendu, que Marianne Vourch fait résonner sur la musique de Gluck, annonce la solitude d’une femme que l’Histoire ne cessera de juger.
Le Petit Trianon, dans cette lecture, n’est plus un décor de légende, mais une scène d’exil intérieur.
L’ombre grandissante
Au fil des chapitres Une reine enfant et La fin de l’innocence, le ton se durcit.
Les citations de Marie-Thérèse – « Le théâtre, la toilette, les diamants… » – rappellent les reproches d’une mère impuissante à comprendre. Pourtant, Marianne Vourch ne tombe jamais dans la condamnation : elle montre une jeune femme qui cherche, dans les harmonies de Haydn ou de Grétry, une consolation fragile.
La narration s’allège, se fait presque prière.
La voix de l’autrice, dans la version audio, s’adoucit au point de devenir confidentielle : on y perçoit la fatigue d’un cœur sans repère. Les tonalités mineures gagnent du terrain, comme si la lumière du clavecin s’éteignait lentement derrière les grilles de Versailles.
De la fuite à la chute
Vient ensuite le temps de la débâcle : la fuite à Varennes, l’arrestation, puis l’attente.
« Le roi boit, la reine mange et le peuple crie » — cette phrase, énoncée d’une voix blanche, résume la violence d’un basculement.
Marianne Vourch retire la musique pour ne laisser qu’un adagio nu, presque silencieux. Dans cette économie de moyens, la dignité devient le dernier langage possible.
La lettre à Fersen, lue avec une émotion contenue, ferme le chapitre sur une note déchirante : la reine n’écrit plus, elle se tait — et ce silence devient musique.
L’ultime marche
Le dernier chapitre, Montée à l’échafaud, n’est pas un cri, mais une marche lente.
Sur un choral de Haydn et des extraits de Requiem, la voix s’élève sans pathos.
« C’est dans le malheur qu’on apprend qui on est » : cette phrase, simple et droite, clôt le livre dans une lumière d’humanité.
Marianne Vourch restitue à Marie-Antoinette sa noblesse véritable — celle d’une femme restée fidèle à elle-même jusque dans la perte.
Le récit devient alors une forme d’oraison profane, où la culture et la dignité s’unissent en une même vibration.
Un objet d’écoute et de transmission
Plus qu’un essai, Portrait en musique de Marie-Antoinette est une œuvre de médiation.
Le QR code qui ouvre sur les extraits musicaux transforme la lecture en expérience sensible : le texte ne se lit plus, il s’écoute.
Marianne Vourch, forte de son expérience radiophonique, y déploie une diction précise, sans emphase, où chaque respiration compte.
Le livre conjugue rigueur historique et émotion retenue, sans jamais céder à la tentation du pathos.
L’autrice s’inscrit dans la lignée de Michelet lorsqu’il écrivait que Marie-Antoinette « mourut pour ce qu’elle avait représenté : la beauté de la vie ».
Cette beauté, Marianne Vourch la rend audible — dans la mesure d’une voix qui ne juge pas, mais qui écoute.
Une reine retrouvée
En refermant l’ouvrage, il ne reste ni le faste ni la légende, mais une présence : celle d’une femme à la fois moderne et intemporelle.
Marianne Vourch réussit ici un pari rare : rendre audible l’Histoire, sans la simplifier ni la figer.
Entre rigueur documentaire et émotion musicale, Portrait en musique de Marie-Antoinette s’impose comme une œuvre de transmission, où l’art et la mémoire marchent d’un même pas — lent, grave et lumineux, comme celui qui mena Marie-Antoinette à l’échafaud.
Erwan d’Harmental
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Franck Martini dans Eléments pour « Dépasser la démocratie libérale »

Franck Martini : comment dépasser la démocratie libérale

Franck Martini : comment dépasser la démocratie libérale

Et si la démocratie libérale n’était qu’un décor de carton-pâte destiné à masquer la confiscation du pouvoir par une caste ? Dans « Dépasser la démocratie libérale » (Éditions Godefroy de Bouillon), Franck Martini démonte les rouages d’un système qui a troqué la souveraineté du peuple contre le fétichisme des droits et l’idéologie de la vertu. Au fil des pages et des chapitres, on y retrouve des références qui nous sont familières – de Christopher Lasch à John Milbank, de Carl Schmitt à Alain de Benoist –, convoquées pour rappeler une évidence oubliée : la démocratie n’est pas un protocole électoral, mais une incarnation du commun. Il y faut un peuple, des frontières, une verticalité. Dans une prose dense, Franck Martini plaide pour une République populaire, enracinée et hiérarchique. La parole à l’auteur.

ÉLÉMENTS : Vous écrivez que nos régimes ne sont plus vraiment des démocraties. À vous lire, l’ont-ils jamais été ? Ou ne sont-ils depuis l’origine qu’un simulacre de légitimité entretenu par le langage et les procédures ? Vous évoquez à ce propos un « logos devenu pouvoir ». Faut-il comprendre que le discours a pris le pas sur le réel et que la démocratie s’est muée en régime du verbe où la parole officielle tient lieu de vérité ?

FRANCK MARTINI. Nous vivons sous ce que l’on appelait jusqu’à la fin du XVIIIe siècle des gouvernements représentatifs, que personne n’avait jusque-là songé à appeler des démocraties. Leur rapport à la démocratie n’est qu’indirect, ce qui ne les a pas empêchés de préempter le terme. Ces régimes valorisent des abstractions à visée universelle (liberté, égalité…), dont la réalité sous-jacente n’est que le déploiement d’un individualisme radical, associé à la permanence d’un ordre du pouvoir bourgeois, légitimé par l’argent et la technique. C’est un attelage par nature ambigu, voire contradictoire. Il ne peut se maintenir sans être révélé dans son incohérence que par la production continue d’un « logos », qu’il soit de type mythologique ou, dans ses formes les plus dégradées, un simple narratif. Plus les contradictions inhérentes à ce type de régime s’exacerbent, plus la production du logos est déterminante. C’est exactement ce à quoi nous assistons. Il devient proliférant et vient obturer le rapport au réel. Dans les périodes de prospérité et de sécurité, ce phénomène se voit moins. Dans des périodes plus difficiles, il se voit plus ; et on assiste alors à une forme de dévoilement. La démocratie libérale est le destin politique de la modernité occidentale depuis que nos sociétés ne sont plus instituées sur un ordre transcendant, mais sur un ordre purement humain. Un matérialisme se combinant avec le primat de l’économique, la centration sur un rapport technique au monde, la survalorisation de l’individu, le développement conjoint de l’État et du marché, lui donnent son assise. Il se trouve que, dans les faits, cela se traduit par une fuite en avant perpétuelle inhérente à la modernité occidentale. Or, dans sa dynamique, elle vient faire voler en éclat les promesses officielles des régimes occidentaux. Le logos sous toutes ses formes (produit par les médias ou par les penseurs appointés) est le dernier refuge de l’oligarchie représentative. Elle préserve ses rapports de pouvoir d’une main par l’établissement d’une réalité parallèle, une réalité du discours ; et de l’autre main distribue récompenses et subsides. Demain, quand l’État sera suffisamment appauvri, ce sera par la police et les mots.

ÉLÉMENTS : Vous écrivez que la démocratie libérale est devenue le tombeau du peuple et du citoyen, sinon même de toute grandeur. Faut-il comprendre que le peuple a disparu ou qu’il est prêt à ressurgir ? Est-ce le peuple qui s’est effacé ou les institutions qui ont cessé de lui donner corps ?

FRANCK MARTINI. Pour ce qui est du citoyen, on emploie le terme, mais on l’a vidé de toute substance. À ce jour, le titre de citoyen est une stricte imposture. Il faut être fermement décidé à être aveugle pour ne pas le voir. Cet état de fait illustre d’ailleurs le pouvoir du logos. Quand on ne distingue plus le citoyen de l’étranger, quand il est privé de toute possibilité d’action concrète sur les affaires publiques, on ne saisit pas bien ce qui en reste. Il en va de même pour le peuple. Le premier acte a été de le faire disparaître du champ des représentations et d’en troubler la compréhension. C’est le rôle des intellectuels. Le second acte sera de le faire disparaître pour de bon. Mais on n’en est pas tout à fait là. L’annihilation de la mémoire et la destruction démographique ne sont pas encore mûres. Le système institutionnel aujourd’hui est un acteur parmi d’autre visant à empêcher la manifestation du peuple, non pas comme classe sociale mais comme réalité intrinsèque. Cela ne signifie absolument pas qu’il a disparu. Il ne faut pas céder à l’envoutement des récits et des théories. Ce serait accorder une victoire trop facile à ses ennemis. Lorsque la crise atteindra un certain niveau, il se manifestera. À la condition toutefois que l’on soit capable d’exprimer un projet politique alternatif dans lequel le peuple pourra reprendre sa forme. Sinon on en restera à des révoltes populaires sans avenir.

ÉLÉMENTS : Vous insistez sur la tension entre horizontalité et verticalité : comment concilier l’égalité citoyenne, fondement démocratique, et la hiérarchie, principe aristocratique ? Vous parlez d’une hiérarchie orientée vers la hauteur. Que désignez-vous par là ? S’agit-il d’une métaphysique du politique ou d’une simple exigence morale appliquée à la cité ?

FRANCK MARTINI. C’est un point essentiel. La démocratie réclame l’égalité. Mais l’égalité sans frein, menant à l’indifférenciation, profondément toxique, n’est que l’expression d’un monde livré à l’individualisme et au nihilisme. La hiérarchie refusant l’égalité n’a plus de fondement depuis la modernité. Il faut donc trouver l’harmonie dans un cadre nouveau, et non pas un compromis. La réhabilitation du peuple et du citoyen est le seul moyen de retrouver une communauté tournée vers le bien commun. L’exercice de la fonction de citoyen, entendue au sens plein, est en même temps une décentration de son propre horizon personnel, une tension intérieure vers le plus haut. À ce titre, le rang de citoyen ne peut être distribué, il se mérite par son exercice. Le peuple, quant à lui, est à la fois le fondement et l’expression de la culture qui seule est capable de nous dire ce qu’est le bien commun. Cela, et en toute logique, exige d’abord la défense du commun et de la culture partagée qui est la condition du lien entre tous, d’un retour de l’attachement contre l’atomisation. Dans ce commun, l’horizontalité et la verticalité ne se combattent pas. Elles participent d’un ensemble qui est à la fois susceptible de faire vivre la société et de faire grandir les hommes. Le commun est la seule source possible de la communauté des hommes libres. Il ne s’appuie pas en premier lieu sur une morale, une décence commune, comme on pourrait le croire. Mais, à un niveau plus profond, sur les principes intangibles qui fondent notre singularité culturelle (dont on n’a pas à attendre une portée universelle). Ses soubassements relèvent de notre être culturel, dont on ne peut appréhender les confins que dans une perspective métaphysique.

ÉLÉMENTS : Vous voyez dans le libéralisme une anthropologie appauvrie. Quelle est-elle ? Et en quoi l’homme libéral est-il un homme diminué ?

FRANCK MARTINI. L’homme libéral, entendu comme l’homme produit par le libéralisme réel (par analogie avec le défunt socialisme réel), est présenté comme l’homme émancipé. En réalité, il se donne à voir comme l’homme délié de ses appartenances, de ses lignées, de sa propre histoire. Il est celui qui vit pour lui-même et dont la seule expérience existentielle, au fond, est de se saisir comme le centre du monde. Mais il est en même temps sommé de se considérer le frère de tous, selon la déontologie pratique des Lumières, exprimant une forme de christianisme sans Christ. De ce point de vue, il est profondément divisé et passe beaucoup de temps à se mentir à lui-même pour garder un semblant d’équilibre. Sur cette base fragile, il ne conçoit la vie et les autres qu’à travers une forme de matérialisme en action faisant de l’intérêt le barycentre de sa vie psychologique. Ainsi il n’a quasiment plus à proprement parler de liens ; à la place, il a des relations. L’engagement est rétractable en fonction de la balance des profits (symboliques, matériels, affectifs). La seule mesure de toute chose, à ses propres yeux, c’est lui, envisagé dans un rapport technique aux autres, au monde, à lui-même. Mais, humble ou vaniteux, réduit à ce qu’il est, coupé de ses racines, il n’a guère de consistance. Il est condamné, dans cette configuration, à chercher sans cesse dans les yeux d’autrui la reconnaissance comme palliatif à son déficit ontologique. Les comportements sociaux l’illustrent tous les jours. La solitude est son destin inévitable, l’impossibilité du sens son état permanent. Enfin, il se mettra à croire à n’importe quoi susceptible de masquer sa réalité. L’homme libéral est diminué en ce qu’il est mutilé d’une part majeure de ce qui constitue l’humanité dans sa compréhension la plus puissante.

ÉLÉMENTS : Comment les classes dirigeantes ont-elles pu rompre le pacte organique qui liait jadis les élites à la nation ? Pourquoi parlez-vous de « préférence élitaire » ? Cette sécession des élites est-elle réversible ? Une réconciliation organique entre peuple et élites est-elle encore concevable ?

FRANCK MARTINI. Soyons justes, les démocraties libérales ont su témoigner d’un souci du peuple. Non pas pour le peuple en lui-même. Elles ont conçu d’intelligents arrangements visant à leur propre développement, d’autant plus aisés en périodes de croissance forte. À ce moment, la redistribution a battu son plein, les services publics se sont développés, l’État n’exerçait pas un contrôle constant. C’était la plus raisonnable des formules, du moins tant que le cadre national était prégnant au niveau politique, mais surtout au niveau économique. La menace communiste a pu jouer également sur ce plan. Or, tout cela s’est considérablement modifié dès la fin des années soixante. La dissolution du cadre national, la mondialisation, la financiarisation ont eu des effets massifs. Ceci aussi bien du point de vue factuel que du point de vue culturel. Quand les intérêts de la classe dominante ne sont plus attachés au territoire dans lequel elle vit, on peut s’attendre à ce que sa solidarité avec le territoire s’amenuise. C’est ce qui s’est produit. Aujourd’hui, on en est venu à ce que ses membres ne vivent presque plus dans ce territoire. Il ne devient alors qu’un genre de centre de profit et, en même temps, un reliquat. Cette classe, telle la haute aristocratie du Moyen Âge, entretient des relations naturelles avec ses homologues, en particulier anglo-saxons, auxquels elle s’identifie. D’où la préférence élitaire. Mais aucune relation avec ses classes populaires. Qu’espérer de cela ? Du point de vue culturel, défendre la nation est devenu pour elle une forme d’arriération mentale, une position régressive. Ajoutons qu’une peur viscérale du peuple (et le mépris qui va avec), qui n’est pas nouvelle, mène les élites au pouvoir à le combattre ; et pour ce qu’il en reste à le surveiller par tous les moyens. Elles neutralisent dans le même temps ce qui reste de peuple en elle : on n’accède à ces classes qu’en prouvant une loyauté sans faille et en abjurant le peuple. En conséquence de quoi il n’y aura pas de réconciliation. Le processus semble irréversible. On assiste même à une forme de radicalisation élitaire que l’on peut très facilement identifier. La réassignation des élites à la nation, leur retour à leur rôle traditionnel et à leurs réelles responsabilités ne se feront que par une immense réaction populaire.

ÉLÉMENTS : Qu’entendez-vous par « République populaire » – sous-titre manifeste de votre essai ? Le terme n’est pas sans évoquer les « démocraties populaires » communistes d’hier…

FRANCK MARTINI. Oublions les références marxistes et contentons-nous du sens premier des mots. Une République populaire est une République civique, dans laquelle les citoyens ont un pouvoir effectif et qui trouve sa légitimité dans la souveraineté du peuple. Cela n’a rien d’extraordinaire en soi, mais il est frappant de constater à quel point nous en sommes éloignés. Reconnaître que le peuple est souverain a quelques implications très simples qu’il s’agit d’accepter : nulle puissance extérieure ne peut s’imposer au peuple qui, sinon, n’est pas libre ; nulle puissance intérieure ne peut se substituer au peuple : on ne lui retire pas sa capacité souveraine à décider sur quelque sujet que ce soit. Enfin, si le peuple est souverain le droit individuel ne peut s’imposer à lui en toute chose. Le citoyen ne se contente pas d’élire des représentants que l’on a choisi pour lui. Certes il vote, et même beaucoup, pour des représentants, aussi pour décider lui-même. Mais il agit également, c’est-à-dire qu’il est impliqué dans les affaires publiques, et déjà au niveau le plus local. Il n’existe qu’à travers l’exercice de sa responsabilité civique. Ainsi, la démocratie a un devoir essentiel : fabriquer du citoyen. Pour résumer, la République populaire implique la souveraineté intégrale du peuple, le citoyen réalisé et la démocratie véritable. À ce stade, nous devons constater que nous sommes devant quelque chose d’étrange : aucun républicain ne peut contester les fondements de ce type de République, aucun de nos républicains n’est prêt à les accepter. Dans cette discordance, nous voyons se jouer le miracle de la démocratie libérale : elle s’habille de la défroque républicaine pour des visées qui ne sont pas dicibles publiquement.

Les pistes tracées dans Dépasser la démocratie libérale sont d’ailleurs développées et systématisées dans un ouvrage à paraître très prochainement qu’Alain de Benoist me fait l’honneur de préfacer.

ÉLÉMENTS : Comment dépasser le libéralisme sans tomber dans l’autoritarisme ? Autrement dit, comment redonner au politique sa souveraineté sans abolir les libertés ?

FRANCK MARTINI. La rhétorique habituelle de tous les politiciens libéraux est de dire « C’est nous ou le despotisme ». C’est une astuce bien pratique et, reconnaissons-le, très efficace. Elle permet de fermer la porte à toute alternative démocratique, et même à toute réflexion sérieuse sur le sujet. Or, il n’existe pas d’antinomie entre le maintien des libertés individuelles (qui aujourd’hui ne sont plus assurées par les démocraties libérales, l’introduction de l’identité numérique et la montée de l’insécurité l’illustrent assez bien) et le retour du politique à travers une souveraineté populaire réaffirmée. Mais il y a au moins trois conditions à cela : la restauration du citoyen à travers le principe de responsabilité civique, l’affirmation d’un droit du peuple (qui ne peut être à la fois souverain et dénué de droits) et la construction d’un appareil institutionnel mêlant démocratie représentative, directe et civique. L’ensemble étant protégé par une Constitution ad hoc garantissant et la nation et le citoyen contre l’ensemble des pouvoirs et des puissances (financiers, étatiques, factions oligarchiques diverses…) susceptibles de subvertir la liberté collective et la liberté individuelle. Au final, c’est l’activité démocratique qui protège les libertés individuelles tout en assurant la permanence de la nation et de sa culture. Alors, oui, la démocratie véritable permet de dépasser le libéralisme sans tomber dans l’autoritarisme. Il est difficile ne pas voir que nos régimes, qui prétendent séparer les pouvoirs, sont animés par une seule et même caste partageant les mêmes intérêts et les mêmes vues. Que ses diverses composantes s’affrontent parfois autour de telle ou telle pièce de viande ne change rien à l’affaire. Est-on capable de soutenir que la démocratie libérale, en France, est apte à protéger le peuple, à assurer sa souveraineté et à garantir la liberté effective des citoyens ? Évidemment non. Préférer s’inquiéter des risques potentiels d’un changement de régime sans vouloir considérer l’échec massif du régime actuel est, en réalité, une position baroque. On nous fait prendre l’empilement des droits individuels, qui finissent par disloquer la société, pour la liberté. Mais peut-on se demander de quelle liberté, au juste, il s’agit ? Il est à craindre que les démocraties libérales ne finissent en dystopies et que l’on accepte cela par incapacité à oser penser un sursaut.

ÉLÉMENTS : Quel rôle voyez-vous pour l’Europe dans ce dépassement du libéralisme ? L’« Occident », notion aujourd’hui fatiguée, doit-il être abandonné comme catégorie politique, voire comme horizon de civilisation ?

FRANCK MARTINI. Au moment où nous parlons, il semblerait que l’Occident a eu raison de l’Europe. Si l’on devait définir rapidement deux de ses traits caractéristiques, on pourrait dire qu’il est à la fois le représentant parfait de l’impérialisme de la modernité (prégnance de l’économique, ubris technique, utilitarisme forcené, individualisme radical…) cherchant à s’imposer à tous et partout, et le faux-nez de la domination anglo-saxonne. Aujourd’hui, il nous écrase comme jamais. Il est donc nécessaire et urgent de cesser de nous identifier à lui et d’embrasser ce qui nous tue. De son côté, l’Europe, comme pôle civilisationnel, est en train d’expirer sous nos yeux. Son déclin en tant que puissance n’est que la manifestation de la dissipation de son âme. La faillite de ses élites, et de leur idéologie, est inédite. Leur incapacité ne serait-ce qu’à imaginer un destin a quelque chose de stupéfiant. L’Union européenne organise le meurtre de l’Europe, au-delà du meurtre des nations. Le tableau est sombre. Il ne faudrait pas, néanmoins, s’abandonner à trop de pessimisme. Paradoxalement, la France, pourtant matrice de l’universalisme, de l’égalitarisme, et plus globalement de la machine de guerre du libéralisme réel, a, plus que toute autre pays, un rôle à jouer dans une possible renaissance. À cela, deux raisons solides. Elle dispose d’une forte tradition républicaine entendue au sens strict (antérieure à la Révolution, et comprise comme res publica), elle a préservé un immense trésor culturel dont chacun, peu ou prou, reste porteur. Enfin, n’oublions pas que toute notre histoire est faite de bascules, de tragédies et de relèvements. Les moments où tout semblait perdu ne sont pas une spécialité contemporaine. L’anesthésie n’est pas la mort. Celui qui désespère a trop écouté les paroles vénéneuses de l’ennemi. Il pêche contre l’être en quelque sorte. L’histoire proche donnera des occasions de réveil (nous en voyons déjà les prémices). Pour les saisir encore faut-il s’extraire, au plan personnel et au plan collectif, du dôme mental du libéralisme et s’atteler à construire une voie positive pour l’avenir, correspondant à la précieuse singularité de l’homme européen. Tout reste ouvert.

Franck Martini, Dépasser la démocratie libérale. Pour une République populaire, Godefroy de Bouillon, 256 p., 27 €.

Souvenirs de la soirée de la fondatrice du site Saisons de culture Mylène Vignon « Florilège » qui a eu lieu au Café de Flore jeudi 25 septembre 2025 avec BALUSTRADE à l’honneur.

Souvenirs de la soirée de la fondatrice du site Saisons de culture Mylène Vignon « Florilège » qui a eu lieu au Café de Flore jeudi 25 septembre 2025 avec BALUSTRADE à l’honneur.

Etaient présents et ont pu présenter leurs livres : Alain Schmoll, Marianne Vourch, Frédéric Vissense, Christian Brûlard, Laurent Benarrous, Patrick Houlier et Nicolas Gorodetzky

 

L’article de Margaux Catalayoud sur Nathalie de Baudry d’Asson dans Zone critique en entier

L’article de Margaux Catalayoud dans Zone critique en entier
ici l’intégralité de l’article pour vous : 

Avec Miniatures et pointes sèches, publié aux éditions La Trace, Nathalie de Baudry d’Asson signe une entrée en littérature qui a la force de l’évidence. C’est un cri du cœur.Connue pour son parcours dans le monde de l’édition – elle a dirigé plusieurs grandes maisons et fondé Le Lien Public – elle se place cette fois du côté de l’écriture. Le résultat n’a rien d’un exercice de style ou d’un passe-temps d’initiée : c’est un véritable livre d’écrivain, au souffle singulier, qui s’impose d’emblée par la densité et la précision de sa prose.

Diversité des vies

Ce recueil se présente comme une série de récits courts, fragments narratifs à la première ou troisième personne, lettre,dialogue, etc., chacun centré sur un destin féminin. L’autrice choisit la forme brève pour dire l’essentiel : une vie entière peut tenir dans quelques paragraphes, une douleur ou une joie se condenser en une image. Cette économie de moyens n’appauvrit pas le propos ; au contraire, elle donne à chaque portrait une intensité saisissante. Les femmes que l’on rencontre au fil des pages viennent d’horizons divers : certaines sont entrées dans l’Histoire, comme Noor, résistante arrêtée puis exécutée par les nazis, d’autres appartiennent à la foule des anonymes, comme Louise, une femme transgenreou même à une femme quittée ou une autre encore qui admire une cantatrice. Chacune devient pourtant une figure de vérité et d’humanité. La diversité des vies évoquées compose une mosaïque qui met en valeur la pluralité de la condition féminine : héroïnes tragiques, mères courage, artistes inspirées ou simples fausses amatrices d’art contemporain, toutes sont convoquées dans une fresque qui échappe à toute hiérarchie. Ce chœur de voix rappelle que l’expérience féminine ne se réduit pas à une seule figure mais s’épanouit dans une multitude de formes.

Un féminisme poétique

En effet, cette pluralité évoquée conduit tout à chacun à parler des femmes et non de la femme… Plutôt qu’un manifeste ou un traité, Nathalie de Baudry d’Asson propose une écriture poétique, tendue, ciselée comme une pointe sèche. Le féminisme qui traverse ces pages n’est pas frontal, il ne s’impose pas par slogans, mais par la prosodie du langage. Le lecteur n’est pas sommé d’adhérer : il est enjoint à se laisser aller à la petite musique de l’autrice. Une phrase brève, une image juste suffisent à suggérer l’injustice subie ou l’aplombmanifesté. Cette discrétion confère aux textes une puissance paradoxale : en laissant une part d’implicite, ils obligent le lecteur à entrer dans l’espace laissé vacant, à se confronter lui-même aux vies dont le pouvoir évocateur résonnent chez l’Autre. C’est une forme de féminisme littéraire, qui ne cherche pas à démontrer mais à émouvoir, et qui par-là atteint une portée universelle. Dans cette sobriété se cache une exigence esthétique : chaque mot est choisi avec soin, chaque phrase s’impose par sa justesse, comme si l’écriture elle-même devenait un acte de résistance.

Un écrivain sensible aux à-coups du monde

Ce livre ne se contente pas d’aligner des portraits féminins ; il révèle une manière singulière d’habiter le monde. Derrière la sobriété apparente, on sent une profonde sensibilité aux secousses de l’histoire et aux fracas du quotidien. Les existences racontées ne sont pas isolées dans une bulle : elles résonnent avec les grandes tragédies du XXᵉ siècle, avec les injustices sociales, avec les tensions de notre époque. La plume de Nathalie de Baudry d’Asson, fine et attentive, se fait réceptacle des à-coups du monde. C’est peut-être là que se loge l’originalité de ce premier livre : dans la capacité à conjuguer la miniature et l’universel, à transformer une destinée particulière en miroir d’une expérience collective. On y retrouve l’œil exercé de l’éditrice, formée à reconnaître ce qui compte dans un texte, mais aussi la voix intime d’une femme qui observe et ressent avec acuité la beauté comme la violence du réel. À travers ces miniatures, l’autrice construit une œuvre à la fois discrète et essentielle. Elle ne cherche pas le spectaculaire, elle refuse l’emphase, mais elle atteint par la rigueur de son style et l’acuité de son regard une intensité rare. On sort de la lecture avec le sentiment d’avoir approché, par fragments, une vérité sur la condition féminine : vérité multiple, fragmentée, mais profondément incarnée. C’est là toute la réussite de ce livre : en choisissant l’humilité de la forme brève, il parvient à dire ce que de longs récits peinent parfois à transmettre.

En définitive, Miniatures et pointes sèches s’impose comme une œuvre de mémoire et de transmission, mais aussi comme une promesse littéraire. Le regard que Nathalie de Baudry d’Asson porte sur ces femmes n’est jamais figé : il est tendu vers le lecteur, qui devient à son tour dépositaire de ces fragments d’existence.