Actualités (NON EXHAUSTIF)

Saisons de culture était au Prix Cazes 2025

Prix Cazes Brasserie Lipp 2025

Par Mylène Vignon

Un parterre impressionnant d’auteurs prestigieux, de journalistes et de personnalités germanopratines, était présent le mardi 6 mai 2025 pour honorer le célèbre prix littéraire décerné chaque année à la Brasserie Lipp à Saint-Germain-des-Prés.

Fondé en 1935 par Marcelin Cazes, le Prix Cazes récompense chaque année un auteur, pour un roman, un essai, une biographie, des mémoires ou des nouvelles.

Présentation du jury  :

Léa Santamaria (Présidente)

Claude Guittard (secrétaire général)

Mohamed Essaoui

Gautier Batistella

Mathilde Brezet

Marie Charrel

Gérard de Cortanze

Nicolas d’Estienne d’Orves

Christine Jordis

Eric Roussel

Le prix cette année 2025 a été décerné à Francis Grembert, pour son roman Les deux tilleuls (Arlea). Une histoire très sensible, explique l’auteur, qui a la suite d’une longue gestation, s’est inscrite dans la lignée des meilleurs romans de l’année.

Merci à Guilaine Depis et à sa flamboyante Balustrade, pour cette belle manifestation littéraire et pour l’accueil chaleureux réservé à notre média Saisons de Culture, abondamment représenté lors de cette soirée.

Le chef charismatique Bernstein dans « Souffle inédit » où le livre de Marianne Vourch est remarqué

Hommage à Leonard Bernstein par Marianne Vourch

Musique
Lecture de 8 min

Avec Le Journal intime de Leonard Bernstein, Marianne Vourch redonne souffle, rythme et voix à Leonard Bernstein l’homme-orchestre de West Side Story.

Le Journal intime de Leonard Bernstein de Marianne Vourch : Un bel hommage au créateur de West Side Story

Par Rodolphe Ragu

Dans Le Journal intime de Leonard Bernstein, Marianne Vourch donne la parole à l’un des musiciens les plus doués du siècle dernier. Un bel hommage à l’incroyable vitalité du créateur de West Side Story.

Le Journal intime de Leonard Bernstein de Marianne Vourch

Il n’est pas facile de résumer la vie de Leonard Bernstein : chef d’orchestre d’exception et compositeur de la plus célèbre comédie musicale du XXe siècle, ce musicien, à la fois sincère universaliste et enraciné dans le judaïsme, fut l’homme de plusieurs vies, jusque dans ses affaires privées. Mais c’est ce qu’a exactement réussi à faire Marianne Vourch, dans Le Journal intime de Leonard Bernstein, en à peine quatre-vingts pages. Il ne s’agit évidemment pas d’une compilation des notes personnelles qu’aurait laissées Bernstein. Le principe est le même que pour les autres ouvrages de la collection, comme ceux consacrés à Jean-Sébastien Bach, Rudolf Noureev ou Nina Simone. En se fondant sur une très large documentation, l’auteur imagine Bernstein racontant Bernstein, de son enfance à Boston, en pleines Années folles, jusqu’au début des années 1980. Les premières lignes forment déjà une belle synthèse. La scène se passe au temple de Mishkan Tefila, la grande synagogue de Boston : « Quand il a fini de parler, notre chef de chœur chante les musiques du compositeur Solomon Braslavsky. Sa voix est douce, il chante avec toute son âme. Puis l’orgue l’accompagne, alors c’est magnifique ! Je le fixe des yeux, il est très grand, très beau. » Dès le début, tout est donc déjà en puissance chez Bernstein : le goût de la musique, le goût des hommes, la vitalité, la sensualité !

Une vie incarnée par une voix

Pour le lecteur, il y a une alternative, dont les termes ne sont en fait pas exclusifs l’un de l’autre : le livre publié aux éditions Villanelle, divisé en sept chapitres et abondamment illustré (il y a par exemple une photographie très forte de Maria Callas, exprimant par une moue sa désapprobation au compositeur, qui tente en vain, les bras écartés, de la convaincre) ; et il y a le livre audio sous forme de podcast, en accès libre sur France Musique. Le choix de Marianne Vourch, par ailleurs productrice des Histoires de Musique sur France Musique, s’est porté sur Charles Berling pour incarner le « je » de Bernstein : c’est un choix heureux. Très à l’aise dans ce format, puisqu’il participe depuis quelques années à des podcasts d’histoire, l’acteur, par sa voix chaleureuse, habitée, donne une forte intensité au texte de l’auteur. La diction est claire et il émane de l’organe de Berling une certaine nervosité, qui capte l’ouïe de l’auditeur tout au long des sept épisodes de ce « Journal intime ». Celui-ci est de plus accompagné de nombreux extraits musicaux, qui vont de Good Night, Sweetheart à la Symphonie Résurrection, de Gustav Mahler, une variété de styles et d’œuvres qui rappelle que l’éclectisme est comme une seconde religion chez Bernstein. Car celui-ci ne dispose pas seulement d’un bagage classique : la musique cubaine, le jazz ou le chofar, qui résonnait dans la synagogue de son enfance, le jour du shabbat, se retrouvent aussi un peu partout dans toute son œuvre.

Ce que Le Journal intime de Leonard Bernstein montre très bien, c’est l’existence d’un Bernstein Beat, pour reprendre l’expression du chef d’orchestre britannique Charles Hazlewood. En effet, s’il y a un leitmotiv dans son œuvre, il n’est pas tant à chercher dans la mélodie que dans le rythme. West Side Story, la comédie musicale créée en 1957, donne les exemples les plus connus de ces jeux de rythmes syncopés, marqués par des accentuations inattendues, rythmes qui traversent les corps et sont une invitation à danser telle qu’il n’est pas possible de la refuser. Mais ces rythmes, frénétiques, électrisants, d’une contagion irrésistible, sont en fait omniprésents dans l’œuvre de Bernstein, jusque dans ses pièces dites plus sérieuses, comme la Symphonie n° 1, en apparence pure musique de concert pour public endimanché, mais en réalité partition enfiévrée, de nature à inspirer sauts, mouvements et pas chassés. Elle inspire d’ailleurs rapidement des chorégraphes contemporains. En ce sens, le livre de Marianne Vourch aidera peut-être un peu à reconsidérer son œuvre, qui a souvent fait hausser les épaules, notamment en France. Il est vrai que le compositeur a parfois donné des arguments à ses détracteurs, semblant avouer comme par un lapsus, qu’il avait quelques limites : « Aurais-je accepté de prendre la direction du Philharmonique de New York, si j’étais un vrai compositeur ? » Voilà exactement ce qu’il ne faudrait jamais dire !

Un chef charismatique

Ce que le livre rappelle évidemment, c’est l’extraordinaire talent de Bernstein à la baguette. Il fut d’abord très précoce. En novembre 1943, à seulement vingt-cinq ans, il remplace au pied levé le grand Bruno Walter, malade, pour diriger Manfred, de Robert Schumann. Le succès est immédiat, qui lui vaut la gloire d’un éloge dans un article du New York Times. Il fut aussi un chef d’une énergie prodigieuse, mettant le feu aux tempi et arrachant à chaque pupitre tout ce qu’il pouvait receler d’expressivité et de puissance rythmique. En 1958, lors de répétitions, il donne une bonne leçon aux musiciens de l’orchestre Lamoureux, qui jouent Le Sacre du printemps de façon beaucoup trop sage à ses oreilles : « Je leur ai dit qu’ils jouaient trop ‘‘français’’, que Stravinsky, c’est bar-bare, qu’ils soient barbares ! » Sur son estrade, il est frénétique, peut-être un peu trop. Karl Böhm, l’un des grands chefs mozartiens du siècle, lui demande sans ambages « d’arrêter d’agiter les bras dans tous les sens, comme cela ! »

Vitalité, sensualité, sexualité : Bernstein découvre jeune les plaisirs de l’homosexualité, sans honte, spontanément. C’est son pays ou son époque qui a honte. Le mariage avec l’actrice Felicia Cohn Montealegre donne trois enfants et se termine mal en dépit d’arrangements entre époux, qui permettent certes à Lenny d’aller voir ailleurs, mais qui finissent par devenir insupportables à sa femme. La liaison amoureuse entamée avec le compositeur Tom Cothran contribuera à l’écriture du recueil de mélodies Songfest, dont le podcast donne un extrait vraiment titillant.

« La Marraine amoureuse » de Benoit Marbot dans Souffle inédit

« La Marraine amoureuse » de Benoît Marbot

Théâtre
Lecture de 7 min
Sylvia Roux et Jean-Nicolas Gaitte (les deux comédiens de la pièce) @ Guilaine Depis

Dans La Marraine amoureuse, Benoît Marbot met en scène le soldat Anatole, un volontaire de 1914 en permission, et Clémence, une bourgeoise des beaux quartiers parisiens.

La Marraine amoureuse : du comique de tranchée à l’émotion vraie

Par Rodolphe Ragu

Dans La Marraine amoureuse, Benoît Marbot met en scène le soldat Anatole, un volontaire de 1914 en permission, et Clémence, une bourgeoise des beaux quartiers parisiens. Opposition des sexes, de styles et des classes sociales : l’auteur exploite tout le potentiel d’humour dont regorge ce genre de situations, sans négliger la fibre sentimentale.

Clémence et Anatole : la guerre, le désir et les bons mots

Assis dans mon café préféré, à côté du théâtre du Châtelet, je commence à lire La Marraine amoureuse, de Benoît MarbotRapidement, je souris, puis je mets à rire franchement, entre deux tables occupées par d’autres clients. « Votre livre a l’air plein d’humour ? » me dit-on. C’est le cas en effet. La Marraine amoureuse est en effet une pièce très efficace pour remuer les zygomatiques du lecteur. Benoît Marbot, auteur d’une vingtaine d’œuvres, maîtrise très bien tous les ressorts du comique et les techniques, qui pour être séculaires, n’ont rien perdu de leur efficacité.

Deux personnages sont en scène : Anatole Langeron et Clémence Boliveau. Nous sommes en 1915 et Anatole, un jeune poilu, qui bénéfice d’une permission, rencontre sa marraine de guerre (une « marraine de guerre » est la correspondante épistolière d’un soldat sur le front, qui essaie par ses lettres de le soutenir dans son sacrifice pour la patrie). Seulement voilà, Anatole, qui n’a encore jamais connu les plaisirs de la chair, n’a pas traversé à rebours les champs dévastés de la Marne pour se contenter de câlins et de petits mignotages sur un banc, au jardin du Luxembourg. Et s’il consent à l’idée de mourir pour son pays, il n’est tout de même pas prêt à accepter l’idée de mourir puceau. Anatole le sans-grade est donc assez direct dans son approche tactique : – Clémence : Où vouliez-vous passer la nuit ? – Anatole : chez vous ! – Chez moi ? – Avec vous. – L’idée ne vous est pas venue que je pourrais vous refuser mon lit ? – Je peux dormir n’importe où. Clémence est nettement plus âgée que son jeune soupirant. Issue de la bourgeoisie parisienne, elle tient beaucoup au respect des convenances – elle est veuve de guerre – et à un langage approprié. Ce qui n’est pas le cas d’Anatole, qui a dérobé sans barguigner la montre d’un camarade, mort dans les tranchées, et qui s’exprime naturellement en argot pour justifier son acte : « Je n’allais pas me dégraisser pour une tocante. » Clémence, sans être insensible au charme de son correspondant, ne se laisse pas faire et repart à la drague un peu lourde et maladroite d’Anatole en lui conseillant d’aller « essayer son talent sur les professionnelles ». Mais elle n’est en fait pas aussi prude qu’elle le laisse croire. Elle accepte sans le dire de passer la nuit avec lui. – Anatole : Nous pouvons coucher ensemble sans nous accoupler. – Clémence : Et sans nous toucher. – Nous ne sommes pas des bêtes. – La guerre n’autorise pas tout… Le lecteur comprend que leur insistance à nous persuader qu’il ne va rien se passer entre eux fonctionne en fait comme la dénégation d’un malade sur le divan d’un psychanalyste. C’est efficace. On le voit : l’opposition fonctionne à plein entre deux personnages que tout oppose par la mécanique du comique de contraste. Et le comique de répétition, soutenu par des jeux de mots, donne aussi sa pleine mesure.

Du comique à l’émotion

Anatole Langeron et Clémence Boliveau vont se retrouver tous les ans jusqu’à la fin de la guerre : leur relation évolue et ils doivent affronter les problèmes que rencontrent tous les couples. La question sociale affleure au moment où Anatole prend littéralement du galon, car Clémence demeure une bourgeoise et Anatole, un prolétaire. Il continue à s’exprimer dans un immeuble haussmannien comme dans la boue des tranchées et surtout parle d’égal à égal avec les domestiques, ce qui est shocking pour Clémence, qui aime à se moquer de son maladroit amoureux et de son manque d’éducation.

L’atmosphère, drôle, légère au début, devient plus grave au fil des actes de cette courte pièce. Une tension, émouvante et empreinte d’onirisme s’installe même dans les derniers moments du dialogue pour une fin qui joue clairement sur la corde sensible. Il y aura des choix à faire pour la mise en scène, qui insistera sur le comique ou sur l’émotion et le sentiment, ou bien conciliera les deux tendances.

Un auteur au beau parcours

Benoît Marbot a publié sa pièce aux éditions L’Harmattan (c’est aussi le cas de quelques-unes de ses pièces précédentes). Chacun sait comment fonctionne le processus de publication dans la maison fondée par Denis Pryen et Robert Ageneau : c’est le système du compte d’auteur. En gros, l’auteur achète les cinq cents premiers ouvrages à son éditeur, qui rentre ainsi dans ses frais. De même, chacun sait que L’Harmattan est souvent l’unique solution pour les auteurs qui ont essuyé les refus des autres maisons d’édition. Et il faut reconnaître que ces refus sont souvent justifiés. Mais des statistiques, il ne faut pas toujours en dériver une règle absolue. La Marraine amoureuse est une bonne pièce de théâtre (elle a été retenue dans la sélection du concours « Vivons les mots »), qui aurait mérité l’attention des maisons d’édition qui ont pignon sur rue, à savoir un plan de communication et un service après-vente pour mettre en valeur le talent de Benoît Marbot. Sa prochaine pièce recevra d’ailleurs l’honneur d’être créée au Français. Que puis-je ajouter de plus ?

La Marraine amoureuse, de Benoît Marbot – Éditions L’Harmattan 13 euros

Saisons de culture honore Jean-Jacques Dayries pour ses romans

Jungle en Multinationale – Un séjour en business crasse sur la Riviera

Par Paul Gérodhor

Dans « Jungle en Multinationale », Jean-Jacques Dayries nous fait entrer dans l’antichambre d’une holding prospère, mais que la vieillesse de son fondateur place dans un péril extrême. En costume-cravate ou ensemble tailleur, la courtoisie de façade ne cachera pas longtemps la violence des coups entre prétendants.

Gros déchirements en famille, en soixante-neuf étapes. Il y a le père-Fondateur, manière de tyran à l’ancienne, de self-made-man, qui ne veut jamais perdre le contrôle. Il y a Jean, le fils modèle et un peu austère qui veut assurer la pérennité du groupe, une multinationale de l’hôtellerie qui a investi dans les plus belles villes d’Europe et ses rues les plus chères, comme dans un Monopoly mondialisé. La lutte sera implacable. Et cela, d’autant plus qu’entrent en scène tout une galerie de personnages – on en dénombre dix-huit – dont on n’aimerait pas forcément qu’ils forment le premier cercle de ses amis : par exemple, André, un noceur sur le retour et sans profondeur ; son épouse, la superficielle Édith, qui n’aime que les paillettes ou encore l’ambitieux Yann, actionnaire minoritaire intraitable après la donation du Fondateur, qui bouleverse la donne dans cette grande famille. Il y a en effet quelques dizaines de millions d’euros en jeu, quand le Fondateur – on ne connaîtra jamais son prénom ni son patronyme –, maintenant âgé, quittera la vie.

Jean, rêve de conclure un pacte d’actionnaires pour parer aux risques d’un démembrement de la holding, mais le Fondateur a d’autres visées. Et rien ne va se passer comme prévu. Le tout dans une atmosphère feutrée, très chic, en costume Harrod et bijoux de la place Vendôme, un peu à la manière de certains thrillers juridico-financiers anglo-saxons. Attention, pas un coup de feu ici, mais des combinaisons retorses, inspirées des meilleurs avocats pour éliminer l’adversaire.

Il faut en effet lire Jungle en multinationale comme on lit un polar : pas pour le style, mais pour l’intrigue. En effet, il n’y a pas de fioritures dans l’écriture de Jean-Jacques Dayries, volontairement dépouillée de tout ornement. C’est le style coupé : les phrases, sobres et courtes, coulent les unes des autres et la narration, entièrement assurée au présent, donne à l’histoire l’aspect d’une succession d’instants, pensées ou actions, jusqu’au dénouement. Les chapitres ne dépassent jamais non plus quatre pages (c’est la tendance actuelle – et un peu pénible – dans l’édition). Et comme souvent dans les polars, la psychologie, sans être sommaire, n’est pas très développée.

La guerre de tous contre tous

Fort de son expérience de consultant dans plusieurs grandes entreprises, le très sérieux Jean-Jacques Dayries (il a publié un ouvrage politique dans la collection « Que sais-je ? ») nous offre un bon thriller financier, qui pourrait bien déboucher sur une morale paradoxale : les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers. Entendons par là que les favoris de la compétition ne sont vraiment pas assurés de l’emporter, dès lors qu’apparaissent de bons outsiders, intelligents en diable.

L’auteur a donc eu assez d’empathie envers le lecteur pour donner dès la première page le dramatis personae de son roman (de même qu’il a placé à la fin du livre un précieux lexique du vocabulaire financier en langue globish). Reprenons : tout est suspendu à la bonne santé du Fondateur, qui après avoir engendré quatre enfants avec deux femmes a pris maîtresse, rencontrée sur la Riviera. Pour l’instant, il profite de son été indien avec celle qui sait comment satisfaire un homme et dont on ignore les intentions, si elle en a.

La bourse est un grand échiquier

L’éditeur a choisi une image de jeu d’échecs pour la couverture : c’est bien vu, mais cela tient un peu de l’euphémisme : il y a beaucoup plus que deux adversaires et chaque pièce joue sa propre partie, en avançant parfois, dans une combinaison provisoire, avec un pion, une dame ou un cavalier, que l’on sacrifiera éventuellement, le moment venu, comme on fait la part du feu dans les situations extrêmes. Mais il s’agit bien ici de ceindre la couronne du Fondateur : Jean, donc, le fils modèle, les fils d’Ingrid, néo-londoniens et ambitieux, Helmut, le fiancé de Carole, l’une des filles de Jean, qui avant ou après l’amour a laissé traîner ses yeux sur des dossiers négligemment étalés sur la table. Et il y a aussi Antoine, le directeur financier, travailleur acharné, célibataire et dont il aurait fallu peut-être remarquer la différence de longueur entre l’index et l’annulaire pour deviner la vraie nature de ses désirs et avec qui il ferait alliance.

Ainsi, au fil des chapitres, tel personnage va parfois décider de faire gambit ; un autre – toute considération faite – va reculer d’une ou deux cases pour se protéger, en attendant une meilleure opportunité ; un troisième larron risque de se retrouver cloué en découvrant les phantom shares. Le lecteur fait la tournée des personnages pendant tout le livre : le suspense est là. Il se dit aussi qu’il a sans doute affaire à un roman à clef et que les dix-sept prénoms (eux aussi dépourvus de patronymes) sont peut-être bien plus que des êtres de papier. À l’inverse de Boris Vian, l’auteur ne pourra sans doute pas dire que « cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée d’un bout à l’autre. » Les initiés, eux, liront entre les lignes. Mais cela est secondaire.

Jean-Jacques Dayries

« Jungle en Multinationale », 298 pages

Éditions Code 9

Benoit Marbot livre « une géopolitique de l’intime » selon Saisons de culture

La Marraine amoureuse, un bijou théâtral dans l’écrin du Parc Monceau

Par Erwan d’Harmental

La Marraine amoureuse” : un bijou théâtral dans l’écrin du parc Monceau

Une histoire d’amour suspendue dans le fracas de l’Histoire

Il est des spectacles dont la délicatesse vous saisit dès les premiers instants — La Marraine amoureuse, pièce originale de Benoît Marbot, en fait partie. Dans le décor somptueux du parc Monceau reconstitué avec grâce par Philippe Varache, la pièce nous transporte en 1915, au cœur d’un Paris silencieux, loin du tumulte des tranchées mais tout aussi habité par l’ombre de la guerre. Ce jardin, avec ses colonnades et son bassin, devient le théâtre d’une rencontre poignante entre une femme endeuillée et un jeune homme sur le départ. Le temps y semble suspendu, comme le souffle des spectateurs, captifs d’une émotion rare.

Les costumes, eux aussi signés Philippe Varache, participent de cette immersion : silhouettes élégantes, tissus choisis avec précision, nuances sobres d’un deuil qui n’éteint jamais totalement le désir de vivre. Un travail d’orfèvre, à la hauteur du texte.

Un duo incandescent

Dans ce huis clos à ciel ouvert, Sylvia Roux incarne Clémence avec une intensité retenue, bouleversante. Formée à l’École Périmony, passée par le Studio Hébertot qu’elle a dirigé avec passion, la comédienne porte ce rôle comme un vêtement cousu sur mesure : celui d’une femme libre d’esprit, prisonnière de son époque. On pense à Anouilh, bien sûr (Antigone, L’Invitation au château), mais aussi à Giraudoux ou même à Marguerite Duras : cette parole fragmentée, pleine d’interstices et de silences, dit tout ce que les corps ne peuvent plus dire.

Face à elle, Jean-Nicolas Gaitte (remarqué dans Roméo et Juliette, Les Contes du Grand Guignol) campe un Anatole à la fois bravache et vulnérable, adolescent attardé dans un monde d’hommes qu’il ne comprend pas encore. Leur duo irradie de tension, de désir contenu, d’amour impossible et pourtant incandescent.

Un regard féministe sans slogan

La pièce dit beaucoup, aussi, de la place des femmes en 1915 — et par effet de miroir, aujourd’hui encore. Clémence, veuve avant d’avoir été aimée, correspond avec les soldats, prend la parole, pense. Mais le monde continue à lui imposer le silence. La pièce esquisse ainsi un féminisme élégant, tout en nuances, loin des discours simplistes : une femme forte n’est pas forcément une femme qui crie, mais une femme qui pense, qui choisit, même dans l’impossibilité. Le regard de Sylvia Roux suffit parfois à tout dire. Dans une époque qui redécouvre l’importance de ces combats, La Marraine amoureuse vient nous rappeler que l’Histoire est lente, et que les émotions sont souvent les plus puissantes des armes.

Un échos  troublant avec notre monde

Ce qui rend la pièce si précieuse, c’est aussi ce qu’elle raconte de notre présent. Alors qu’Anatole s’apprête à partir pour un front dont il ignore tout, on pense à ces jeunes hommes d’aujourd’hui, en Ukraine ou ailleurs, projetés dans des conflits qui les dépassent. L’insouciance brisée, l’amour comme dernier refuge, la parole comme ultime résistance : tout cela fait écho à nos inquiétudes contemporaines. On croit assister à une simple comédie sentimentale ; on découvre un drame universel.

Un texte ciselé, une mise en scène qui respire

Benoît Marbot, à la fois auteur et metteur en scène, fait preuve d’une maîtrise remarquable. Son écriture, ciselée, joue de la légèreté et du tragique, à la manière d’un Giraudoux (La guerre de Troie n’aura pas lieu, Ondine), d’un Musset, ou d’un Marivaux en clair-obscur. Il laisse respirer ses personnages, évite tout pathos, et fait du silence une matière dramatique à part entière.

Le dispositif scénique est minimal, mais jamais pauvre. Tout se joue dans la tension des corps, l’économie du geste, la retenue des émotions. C’est un théâtre de la suggestion, profondément littéraire et infiniment humain.

Un rendez-vous à ne pas manquer

Il y a dans La Marraine amoureuse ce frisson rare que seuls les spectacles sincères peuvent offrir. Une pièce qui parle d’hier pour mieux éclairer aujourd’hui, qui touche sans asséner, qui fait rire parfois — et pleurer souvent. C’est du théâtre d’exception , mais il serait impardonnable de le laisser passer inaperçu.

                           Erwan d’Harmental

Du 20 mars au 27 avril 2025

Du jeudi au samedi à 19h, dimanche à 17h

Studio Hébertot – 78 bis boulevard des Batignolles, 75017 Paris

Avec Sylvia Roux et Jean-Nicolas Gaitte

Texte et mise en scène : Benoît Marbot

Décors et costumes : Philippe Varache

« Bioutifoul Kompany » le premier roman de Frédéric Vissense : « un bon diagnostic sur les tares du management actuel, ce délire corporatif »

Frédéric Vissense, Bioutifoul Kompany

C’est un monde de l’absurde que décrit l’auteur, sous pseudo par précaution managériale. Issu des sciences politiques, il a intégré le monde de l’entreprise. Après des expériences variées dans les secteurs à dominante technologique, en France et ailleurs, il est devenu DRH. Il décrit la dérive machiniste du management des grandes entreprises, l’ironie de ses contradictions, les limites inhumaines de la bureaucratie. Ce monde devient de plus en plus notre monde – à moins que le néo-capitalisme des ploucs des collines à la JD Vance, tonitrué par le vaniteux bouffon à mèche blonde, ne change la donne pour un retour à Hobbes, là où l’homme est un loup pour l’homme (ne parlons même pas de la femme !).

Le DRH moderne n’utilise plus les tests de personnalité tangents, ni les entretiens d’embauche soumis aux biais cognitifs. Le management a inventé une machine à scanner les pensées, même les plus intimes. Une sorte de détecteur de mensonges (dont on sait qu’il a peu de fiabilité), mais qui se veut omniscient. L’IA pénètre les cerveaux pour évaluer – régulièrement – chaque employé. Cette « note » (manie omniprésente de notre monde informatisé) mesure l’adhésion consciente et inconsciente aux « valeurs » de la compagnie (qui ne sont le plus souvent que des slogans creux). Tout écart est enregistré, analysé, menant à une correction pouvant aller d’une simple remarque au licenciement pur et simple : pas assez conforme !

Fifi est un salarié moyen qui tente de naviguer entre conformité et survie dans ce monde-là. Ce n’est pas pour rien que ses collègues le surnomment le Prudentissime. Une fois branché à la machine de la Compagnie Universelle d’Innovation, il focalise ses pensées sur des images neutres, et sur une couleur : le gris de l’uniformité, le métissage de toutes les teintes en une seule. Cette neutralité mentale peut rapidement devenir suspecte. Le Doktor Stürmer, ancien consultant berlinois reconverti en architecte du management des esprits, s’interroge : pourquoi ce salarié anonyme, qui ne fait pas parler de lui, diffère-t-il tant de ses collègues qui, eux, ne peuvent s’empêcher de penser en-dehors ?

L’objectif est de faire de chaque employé de la Kompany un galet bien lisse, permettant de rouler sur les autres galets sans aspérité qui accroche. Un management d’huile, pour bien faire actionner les rouages. Car l’entreprise est de plus en plus perçue par les technocrates « consultants » qui la gouvernent comme une vaste machine, qu’il s’agit de faire tourner au mieux. Efficacité : tel est le mantra. Toute émotion humaine interfère avec l’application des règles ; toute humanité est bannie des processus ; tout salarié est soumis volontaire pour devenir galet brillant. Agrippine est la souveraine de la novlangue d’entreprise ; elle pense à votre place.

J’ai connu les prémisses de cette évolution d’un capitalisme « de papa », volontiers paternaliste et que certains ont appelé « rhénan » pour le distinguer du capitalisme purement comptable des Américains. Au début des années 1990, les banquiers issus des meilleurs lycées de la capitale, bons élèves conformistes, se sont mis au « management » (mot qu’ils découvraient) ; ils ont singé l’anglais globish (sans comprendre le plus souvent les faux-amis, comme ce « benchmark » qui ne signifie ni objectif à atteindre, ni carcan à respecter, mais simple niveau de référence). J’en ai ri. Je l’ai subi. J’en suis parti en creusant mon trou là où la machine technocratique ne pouvait pas m’atteindre : dans l’intelligence du métier (qui n’avait rien d’artificielle).

J’ai vu comment le management pouvait devenir une doctrine totalitaire comme celle du parti communiste, avec ses experts « scientifiques » suivant les lois de l’Histoire (américaine), avec sa hiérarchie (mesurée au conformisme le plus absolu), avec ses employés réduits à l’état de béni oui-oui et de rouages anonymes, répudiant toute amabilité au nom d’une efficacité de papier. Il fallait se soumettre (en apparence), faire chorus aux réunions (obligatoires) à la majorité (qualifiée selon la hiérarchie). Une servitude volontaire était exigée ; ainsi était-on récompensé par une prime ou par une promotion. Les plus méritants devenaient « directeurs », soumis à plus directeurs qu’eux. Il fallait adopter les bons discours, afficher les bons sentiments, exprimer son engagement (enthousiaste) dans des processus validés par l’entreprise.

Les outils ont pris le pouvoir dans les grands machins bureaucratiques que sont devenues les firmes d’une certaine taille. Les hommes s’effacent derrière la régulation, l’humanité derrière les process. Les nouvelles technologies imposent leur logique, chacun doit s’y adapter sous peine de disparaître. Même si, comme le Grand Actionnaire du livre, on s’alarme dans les bureaux feutrés des dirigeants d’une « baisse continue de la productivité, l’absentéisme, les défaillances techniques ». Sans en chercher les causes : la machine ne saurait défaillir, il n’y a que des rouages usés ou rouillés, à remplacer. « Il est urgent que d’autres machines viennent ajouter un peu d’humanité au sein du Groupe », dit le Directeur général persistant et signant dans l’erreur conceptuelle (p.93).

La transparence, exigée du monde puritain yankee sous prétexte (religieux) de traquer les péchés les plus cachés, prend prétexte d’efficacité et de performance (de société) pour contrôler les humains (ces bêtes à dresser). La technologie de contrôle, de surveillance, et les réseaux, le système de notations exigé à chaque action, y aident grandement. « Voyons Fifi : de nos jours on ne peut plus faire comme si un fantasme était affaire privée ne prêtant pas à conséquence collective, ce serait inconscient, avec tous les outils de communication qui existent ! » p.126. Cette contrainte s’exerce sans violence ouverte, l’intériorisation de la norme pousse chacun à se rendre employable, à noter selon la norme admise, non par ce qu’il pense. Il se lisse, comme un galet ; ceux qui regimbent se poussent d’eux-mêmes vers la sortie.

Il manque une belle histoire pour faire de ce roman un émule d’Orwell et de son 1984, mais l’auteur livre un bon diagnostic sur les tares du management actuel, ce délire corporatif. Il est peut-être déjà insuffisant : l’IA et les idéologues autour de Trompe ne nous préparent-ils pas pire ?

Frédéric Vissense, Bioutifoul Kompany, 2025 éditions La route de la soie, 488 pages, €27,00

(Mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

« La Marraine amoureuse » de Benoit Marbot : Écart de classe, écart de genre, écart d’existences 

Benoît Marbot, La marraine amoureuse

Nous sommes en 1915. Clémence est une jeune bourgeoise, récemment veuve sans enfant d’un mari officier, tué dans les premiers mois de la guerre de 14. Comme cela se faisait beaucoup à cette époque patriotique où l’arrière cherchait à soutenir le front, sur les conseils d’une amie, Clémence a pris un filleul de guerre. Elle échange des lettres régulières avec ce soldat du front. Il a demandé à la rencontrer, et les voilà au parc Monceau à Paris, à se chercher devant « les colonnes ».

Anatole est un sergent de 18 ans, engagé volontaire à 17 ans après que ses deux frères aînés aient été tués. Il est vif, intelligent, plein de vie. Son supérieur a voulu en faire un officier, car on montait vite en grade ces années-là, à cause des vides qui se creusaient. Il a d’abord refusé, puis Clémence l’a convaincu sans le vouloir d’essayer. Car lui n’est pas un bourgeois, mais issu du peuple du Nord de la France. Il parle cru, se fagote mal, et n’apprécie pas les bibis portés par la jeune femme à leur juste valeur. Devenir officier va le polir, l’élever.

De fil en aiguille, année après année, 1915, 1916, 1917, 1918, ils se revoient en coup de vent. Lui est toujours vivant, et peut-être est-ce elle qui le fait tenir. La première fois il la défonce, en même temps que le sommier dans la chambre de la bonne. La seconde fois il lui fait un enfant. La troisième fois il rencontre le ventre où dort encore le bébé. La quatrième fois, le petit est né et reconnaît sa voix ; Anatole est désormais lieutenant, il avait « disparu », il était prisonnier.

« Clémence (au gardien) – j’ai retrouvé mon mari !

Anatole – Et nous allons vivre ! »Happy end.

Écart de classe, écart de genre, écart d’existences : comment Clémence et Anatole peuvent-ils se rencontrer, s’unir et envisager de faire leur vie ensemble, avec la guerre omniprésente, qui fauche son lot d’hommes à tout moment ? Parce qu’il est très jeune et qu’il touche en elle la fibre maternelle ? Parce que le désir vital est plus fort que la mort et qu’elle est emportée par cette virilité ? Parce que l’avenir n’est écrit nulle part et que le moment présent suffit au bonheur ?

Une pièce jouée au Studio Hébertot jusqu’au 27 avril 2025

les jeudis, vendredis, samedi à 19 h, les dimanches à 17 h – 1h20 de spectacle

78bis Boulevard des Batignolles, 75017, 01 42 93 13 04 contact@studiohebertot.com

10 à 30 € en fonction des réductions

L’auteur a un parcours original, passionné de théâtre et auteur de nombreuses œuvres.

Benoît Marbot, La marraine amoureuse (théâtre), 2024, L’Harmattan, 95 pages, €13,00, e-book Kindle €9,99

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Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com