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« Bioutifoul Kompany » le premier roman jubilatoire de Frédéric Vissense

« Bioutifoul Kompany »: Quand l’entreprise vous surveille, vous façonne… et vous élimine

■ Frédéric Vissense.
 

Par Yves-Alexandre Julien – Journaliste culturel.

Dans un monde où la machine pense à votre place, où le management devient une doctrine totalitaire et où l’individu n’est plus qu’un “galet” poli par la performance, Frédéric Vissense nous livre une satire dystopique du monde de l’entreprise.

Seule une plume rompue aux arcanes du management pouvait accoucher d’un tel récit, à la fois glaçant et terriblement familier. À croire que l’auteur a longtemps œuvré dans les coulisses du monde RH, là où se prennent les décisions qui transforment peu à peu les hommes en ‘galets’. Entre Orwell et Kafka, son récit interroge notre renoncement collectif à l’humanité au nom d’une efficacité sans âme.

L’entreprise comme nouvelle Inquisition

Dans Bioutifoul Kompany, l’entreprise n’est plus seulement un lieu de travail : c’est une entité totalisante, une matrice qui façonne les individus jusqu’au plus intime de leur pensée. « Il faut se préparer à la résistance, du moins : à la prise de conscience de notre déchéance prochaine », prévient un personnage, conscient de l’intrusion de la machine dans l’esprit humain.

Vissense reprend ici une vieille angoisse littéraire : et si le management devenait une nouvelle forme d’Inquisition ? Comme dans 1984, où Big Brother s’immisce jusque dans les pensées, la Kompany scanne les cerveaux de ses employés. Le dispositif est perfectionné : alors qu’Orwell décrivait la peur de l’œil qui surveille, Vissense met en scène la soumission volontaire. Sous prétexte d’optimisation, les travailleurs s’abandonnent à un système qui les dépossède de leur propre intériorité.

L’ère du management par les galets

L’un des concepts les plus saisissants du roman est celui du management par les galets. Dans cet univers, la perfection se mesure à la capacité de lisser chaque aspérité, chaque écart de conduite, chaque originalité. « Un monde où la quête de la qualité totale nous transforme en galets lisses, prêts à glisser sans faire de bruit ».

On pense aux Temps modernes de Chaplin, où l’ouvrier est broyé par la machine. Mais ici, il ne s’agit plus seulement d’une aliénation physique : l’entreprise façonne aussi les émotions, rendant ses employés interchangeables. L’efficacité est retenue comme seul critère de jugement, et la subjectivité individuelle est sacrifiée sur l’autel de la rationalité productive.

Le wokisme et l’IA redessinent le management

Si Bioutifoul Kompany nous parle d’un futur dystopique, il résonne pourtant étrangement avec l’idéologie managériale actuelle, qui se drape de vertus progressistes pour mieux contrôler ses employés. Aujourd’hui, la recherche de la conformité ne passe plus uniquement par la productivité, mais aussi par l’adhésion à un ensemble de valeurs jugées incontestables. L’idéologie woke, initialement pensée comme un mouvement de justice sociale, s’est trouvée récupérée par les grandes entreprises, non pour libérer, mais pour discipliner. On ne demande plus seulement à un salarié d’être performant, mais aussi d’adopter les bons discours, d’afficher les bons sentiments, et d’exprimer son engagement dans des causes validées par l’entreprise.

Dans le roman, la machine de la Kompany ne se contente pas d’évaluer l’efficacité, elle détecte aussi les émotions et les pensées dissidentes : « Je vous rappelle que le principe de notre appareil sans équivalent dans le monde humain consiste à visualiser les pensées qui vont naître spontanément de votre esprit à l’écoute des différentes valeurs de notre entreprise… »

Toute erreur d’alignement avec les valeurs officielles est perçue comme suspecte, et comme le rappelle un technicien de la Kompany, certaines pensées sont jugées « plus appropriées » que d’autres. Cette logique rappelle celle des grandes multinationales qui, sous couvert d’inclusivité, imposent une doxa idéologique : toute réserve, toute nuance se mue en faute professionnelle potentielle.L’intelligence artificielle est ainsi un bras armé du management émotionnel : elle évalue les réactions, surveille les prises de position et façonne les individus en fonction d’un cadre idéologique imposé. Dans Bioutifoul Kompany, la surveillance atteint son paroxysme lorsque l’un des personnages comprend que même le silence peut être une faute : « Et si je ne pense à rien malgré tout ? Sans aucune mauvaise volonté, je tiens à le préciser. » (…)

« Mais, mais, ce n’est pas possible voyons ! Quand on dispose d’un cerveau humain, l’on pense nécessairement à quelque chose… »

Sous couvert d’inclusivité et de diversité, ne sommes-nous pas en train de bâtir une Kompany bien réelle, où l’IA et la surveillance idéologique décident de qui est digne de travailler et de qui doit être débranché ?

La machine comme modèle humain

Le roman explore un basculement fondamental : et si les machines devenaient les employés parfaits, et les humains des variables obsolètes ? Dans l’une des scènes les plus troublantes, un personnage décrit l’évolution de l’outil : « Arriva un jour, même s’il n’est point daté, disons fin du XXème siècle dans une société innovante, où les outils en vinrent à servir leur propre développement, sans se préoccuper du monde extérieur ».

Difficile de ne pas penser ici à Günther Anders et à sa Honte prométhéenne, où l’homme, dépassé par ses propres créations, se sent inférieur à la machine. Là où les premiers outils servaient l’homme, les nouvelles technologies imposent aujourd’hui leur propre logique, et l’humain doit s’y adapter sous peine de disparaître.

L’absurde serait une arme de subversion

Si le propos du roman est sombre, son ton ne l’est pas. Vissense manie l’humour absurde et la satire avec brio. La structure de l’entreprise, poussée à son paroxysme, y apparaît comme une caricature délirante de la bureaucratie moderne. La scène où le Grand Actionnaire s’alarme que « la baisse continue de la productivité, l’absentéisme, les défaillances techniques » risquent de nuire aux bénéfices rappelle les logiques absurdes des comités de direction incapables de voir qu’ils sont eux-mêmes la source du problème.

On pense aux dialogues absurdes de Beckett ou aux descriptions kafkaïennes d’une administration aussi rigide qu’inefficace. La Kompany, en cherchant la perfection, ne produit au final que du chaos et de l’angoisse.

La servitude volontaire à l’ère du numérique

L’un des aspects les plus troublants de Bioutifoul Kompany est sa capacité à faire écho à notre monde contemporain, où la frontière entre travail, surveillance et contrôle social s’amenuise chaque jour un peu plus. Dans un univers où nos moindres actions sont tracées, analysées et optimisées par des algorithmes de productivité, la question de la servitude volontaire prend un tour nouveau. Comme l’avait anticipé La Boétie, l’homme ne se contente pas d’être soumis : il collabore activement à sa propre domestication. À l’instar des employés de la Kompany, qui acceptent sans broncher que leurs pensées soient scannées, nous fournissons volontairement nos données à des plateformes numériques, participant ainsi à la construction de notre propre cage dorée. Le philosophe Byung-Chul Han souligne que nous sommes entrés dans une société de la transparence, où l’exigence de visibilité totale – sous couvert d’efficacité et de performance – produit en réalité un monde de contrôle subtil, où la contrainte s’exerce sans coercition.

L’uberisation de l’existence : un monde sans aspérités

Le management par les galets décrit dans le roman trouve un écho direct dans l’uberisation du travail et la précarisation généralisée des employés du XXIe siècle. L’idéal du salarié fluide, adaptable et sans revendications rappelle la figure du travailleur indépendant d’aujourd’hui, forcé de se conformer aux exigences des plateformes sans jamais pouvoir négocier. Le sociologue David Graeber, dans Bullshit Jobs, dénonçait déjà cette logique où la soumission ne passe plus par des ordres explicites, mais par l’intériorisation d’une norme qui pousse chacun à se rendre employable, c’est-à-dire à gommer tout ce qui pourrait faire obstacle à sa rentabilité. Comme chez Vissense, le monde du travail contemporain ne tolère plus le doute, l’imprévisibilité ou l’ironie : tout doit être mesurable, lisse et immédiatement productif. Mais à force d’optimiser l’humain, ne risque-t-on pas, comme dans Bioutifoul Kompany, d’accoucher d’une humanité désincarnée, où seuls les algorithmes peuvent encore prétendre à l’excellence ?

Le management toxique : une stratégie RH

Dans certaines entreprises , la réduction des effectifs ne passe plus par des licenciements massifs, mais par une pression psychologique progressive visant à pousser les salariés vers la sortie. On ne licencie pas, on use les employés : réorganisations incessantes, mutations arbitraires, objectifs intenables, isolement progressif. L’objectif est simple : rendre la situation de travail insoutenable pour que l’employé, épuisé, parte de lui-même.

Dans Bioutifoul Kompany, cette logique se retrouve dans la manière dont la Kompany surveille et façonne les pensées de ses employés. L’entreprise n’a pas besoin d’annoncer de restructuration, elle sait que la pression exercée sur ceux qui ne sont pas en parfaite adéquation avec ses valeurs finira par faire le tri naturellement. Comme l’explique un supérieur à un employé pris dans le système : « Eh bien, hum, nous allons prendre du retard sur le programme ; il va cependant de soi que des pensées négatives, je dis bien négatives, pourraient laisser entendre que votre perception des valeurs de notre entreprise s’avère erronée ; mais nulle crainte à avoir, nous saurons alors procéder aux ajustements nécessaires. »

Ces ajustements nécessaires rappellent certaines pratiques bien réelles dans le monde du travail. Plutôt que de prendre la responsabilité d’un départ forcé, l’entreprise met en place un climat où les employés dissonants finissent par se sentir de trop, jusqu’à ce qu’ils choisissent eux-mêmes la porte de sortie.

Des entreprises comme Amazon ont été accusées de recourir à ce type de pressions, en instaurant des rythmes de travail intenables et une surveillance permanente. Les témoignages d’anciens employés décrivent un environnement où l’angoisse et l’épuisement moral ne sont pas des dommages collatéraux, mais des outils de gestion.

Dans le roman, cette mécanique est poussée à son extrême : il ne suffit plus d’être productif, il faut penser correctement. Lorsqu’un employé comprend que même son inconscient peut être jugé, il s’affole : « Mais alors, il va dévoiler ses pensées vis-à-vis de l’entreprise ?
– Peut-être pire : ses pensées qui ne concernent pas l’entreprise. »

C’est là tout le paradoxe du management contemporain : les entreprises promeuvent la bienveillance, l’épanouissement, mais traquent le moindre signe de fatigue ou de scepticisme comme une menace. Ce que Bioutifoul Kompany met en scène, ce n’est pas une simple dystopie, c’est la rationalisation ultime d’une pratique déjà en germe dans le monde du travail.

Bioutifoul Kompany ou l’ultime dystopie du monde corporate

Frédéric Vissense nous offre ici une critique mordante de l’ère du contrôle absolu, où l’entreprise ne se contente plus d’encadrer le travail, mais façonne aussi l’âme de ses employés. En transposant les codes de la dystopie à l’univers du management, il renouvelle un genre tout en pointant les dérives bien réelles d’un monde où la technologie et l’idéologie de la performance ont remplacé l’humain.

Une lecture qui résonne comme un avertissement : et si Bioutifoul Kompany était déjà notre présent ?

Tribune juive a remarqué « Les enfants inutiles » de Malédicte aux éditions Une autre voix

Yves-Alexandre Julien a lu « Les enfants inutiles », l’oeuvre poignante et dérangeante de Maledicte, publiée par Valérie Gans, éditrice innovante

Quand la littérature éclaire le débat sur la transidentité : « Les Enfants Inutiles » et la liberté de penser

Dans un paysage intellectuel souvent polarisé, la maison d’édition Une autre voix, fondée par Valérie Gans, se distingue par son ouverture et son courage éditorial. En publiant Les Enfants inutiles, premier roman de l’auteure « Malédicte », elle propose une œuvre à la fois poignante et dérangeante, qui interroge les mutations profondes de notre société sur le plan de l’identité. À travers une histoire vraie, celle d’une fille confrontée à la transition de son père, le livre pose des questions essentielles sur le genre, la tolérance, les regrets et la liberté d’exister.

Une maison d’édition anti-sectarisme et anti-cancel culture

Valérie Gans, Fondatrice de Une autre voix

Valérie Gans a créé Une autre voix pour offrir un espace à la confrontation des idées. Loin des caricatures idéologiques, cette maison se veut « ouverte sur le monde et sur sa diversité », selon les mots de l’attachée de presse Guilaine Depis . Avec Les Enfants inutiles, elle frappe fort : le roman témoigne d’une expérience intime – celle de Malédicte, fille d’un homme ayant changé de sexe – tout en s’inscrivant dans les débats sociétaux contemporains.

Cette démarche éditoriale, courageuse à l’heure des pressions exercées par certains lobbys, réaffirme la nécessité d’un débat ouvert. « Nous devons éclairer ces ‘progrès’ par le vécu et la réflexion », affirme Valérie Gans. Dans cette optique, Une autre voix refuse de céder à la bien-pensance et invite à explorer des thématiques complexes, sans peur ni tabou.

La transidentité : entre tolérance et incompréhension

Au cœur de Les Enfants inutiles, une interrogation universelle : peut-on accepter une réalité que l’on ne comprend pas ? Dans le roman, Malédicte raconte l’histoire de son père, qui a entrepris une transition vers le genre féminin malgré l’incompréhension de ses proches. « Il faut accepter certaines choses sans les comprendre », affirme l’auteure, qui reconnaît dans la nouvelle identité de son père la même âme qui l’anime.

Pourtant, cette acceptation ne signifie pas l’absence de douleur ni de questionnement. La psychiatre Colette Chiland, spécialiste des questions de genre, écrivait dans Changer de sexe : Illusion et réalité (Presses Universitaires de France, 2008) : « Le désir de transition traduit souvent une souffrance profonde liée à l’identité, mais il peut également engendrer des regrets lorsqu’il n’apporte pas la libération espérée ». 

Les regrets : un tabou dans le débat public

La question des regrets liés à la transition reste largement occultée dans le discours dominant, souvent dominé par les lobbys LGBT et les militants pro-transidentité. Pourtant, de plus en plus de voix s’élèvent pour souligner les drames individuels que peuvent provoquer des choix irréversibles.

Dans une tribune publiée en 2023 dans The Guardian, Keira Bell, une jeune femme détransitionnée dénonçait la « pression idéologique » qui l’a poussée vers une transition qu’elle regrette aujourd’hui. « J’aurais eu besoin de soutien psychologique, pas d’une prescription d’hormones », écrivait-elle. Cette pression sociale est également évoquée dans Les Enfants inutiles, où Malédicte s’interroge sur la responsabilité des professionnels qui ont accompagné son père dans sa transition.

La force littéraire du roman : un style à la hauteur des thématiques

Dans Les Enfants inutiles, Malédicte déploie une écriture qui conjugue finesse littéraire et impact émotionnel, rendant justice à la complexité des thématiques abordées. Un des passages les plus marquants illustre son incapacité à comprendre la démarche de son père tout en affirmant son amour :

« Quand il s’est présenté à moi en robe, ses épaules trop larges et ses mains noueuses dépassant de la dentelle, je n’ai vu qu’une grimace. Mais dans ses yeux, il y avait mon père, toujours. C’était cette lumière vacillante que je ne pouvais pas éteindre, même si je ne comprenais rien à sa quête ».

Ce passage, à la fois brutal et tendre, révèle la tension entre l’incompréhension et l’acceptation. L’usage du contraste — la « grimace » opposée à la « lumière vacillante » — traduit avec justesse les sentiments ambivalents de la narratrice face à une métamorphose qui bouleverse les repères familiaux.

Un autre extrait, empreint d’une poésie désenchantée, évoque la douleur d’être confrontée à un parent qui semble à la fois là et absent :

« Mon père est mort, mais il respire encore. Chaque soir, je l’enterre dans mes souvenirs, et chaque matin, il revient sous une autre forme. Ce n’est plus une métamorphose, c’est un effacement ».

Ici, la répétition des images de mort et de transformation souligne la difficulté de concilier l’amour filial avec la perte symbolique d’un père devenu étranger. Le choix du mot « effacement » témoigne d’une douleur intime, celle de voir disparaître des traits familiers sous une identité réinventée.

Malédicte excelle également dans l’art de dépeindre les conflits sociaux et intimes liés à la transidentité. À propos des regards extérieurs, elle écrit :

« Les voisins murmuraient. Les amis s’éloignaient. J’avais honte de ma honte. Et lui, ou elle, avançait, imperturbable, comme un train lancé sur des rails que personne ne pouvait déplacer ».

Ce passage, d’une lucidité froide, met en lumière l’isolement social et les jugements qui pèsent sur les familles confrontées à la transidentité. Le rythme saccadé et les contrastes entre la honte et la détermination renforcent l’impact émotionnel.

En mêlant des images puissantes et une réflexion intime, Malédicte réussit à transformer son récit en une œuvre littéraire à part entière, capable de dépasser son sujet pour toucher à l’universel.

La tolérance face à la complexité humaine

Malgré les incompréhensions, Les Enfants inutiles plaide pour une tolérance authentique, fondée sur l’amour et le respect des différences. « Nous avons besoin d’œuvres qui ne jugent pas mais éclairent », déclare Valérie Gans. Ce message illustre pleinement les valeurs de la maison d’édition, qui se veut un refuge pour les voix dissidentes et les récits atypiques.

Ce roman, profondément humain, montre à quel point les questions liées au genre dépassent les oppositions binaires. En mettant en lumière l’impact de la transition sur les proches des personnes transgenres, il ouvre une réflexion nécessaire sur les changements sociétaux en cours, tout en rappelant que la tolérance ne signifie pas l’absence de débat.

Un ouvrage qui dérange et suscite le débat

En refusant de simplifier une thématique aussi complexe, Les Enfants inutiles s’impose comme un ouvrage indispensable. Il ne s’agit ni d’un pamphlet contre la transidentité ni d’un manifeste militant, mais d’un témoignage sincère et nuancé, ancré dans le vécu.

En s’appuyant sur des références littéraires et psychologiques, le roman interroge les dogmes contemporains et invite à une réflexion collective. À l’heure où certains médias refusent encore d’aborder ces sujets par crainte de polémique, Une autre voix montre qu’il est possible – et nécessaire – de dépasser les frontières idéologiques pour éclairer les zones d’ombre de notre époque.

Avec ce livre, Malédicte nous rappelle que la littérature peut être un lieu de rencontre et d’humanité, où les blessures intimes deviennent des fenêtres ouvertes sur des débats universels.

© Yves-Alexandre Julien

La poésie de Hadlen Djenidi envoûte la Bretagne ! Lisez « Et Cetera »

Les Bretons réputés conservateurs ont le coeur qui s’ouvre à la diversité grâce au roman « Les enfants inutiles » de Malédicte

Il existe des livres étranges. Qui surprennent au point de ressentir le besoin de les lire à nouveau. Une deuxième fois. Éventuellement une troisième. L’histoire d’Éléonore est surprenante. Nullement parce qu’elle grandit dans une famille où les non-dits règnent en maître. Du tout. Chacun sait qu’insinuations et sous-entendus sont le lot commun des familles. Et c’est précisément ce qui motive Éléonore à mener l’enquête sur la sienne : elle souhaite découvrir les mystères qui l’entourent.

Nous grandissons au milieu des secrets. Les enfants sont confrontés à des mots, des mimiques et divers attitudes d’adultes dont ils ne comprennent pas (toujours) le sens, mais savent implicitement qu’il en retourne du confidentiel, de l’intime et de la dérobade. Bientôt ils questionnent. Obtiennent une réponse. Ou pas. Quelques fois les questions suscitent d’étranges réactions parentales : colère… agacement… tristesse… voire gêne incompréhensible. Ces réactions constituent le suintement d’un secret de famille, sorte d’exsudation qui incite l’enfant à penser qu’on lui cache quelque chose de grave tout en lui interdisant de le savoir.

Le cœur des secrets…

En conséquence, le travail d’une enquête autour d’un univers familial est de rapprocher certains éléments qui, mis bout à bout après leur découverte, reconstituent peu à peu la vie de famille autour d’un drame… parfois d’une haine… d’une vengeance… autant de secrets que l’on croyait à jamais enfouis. (Page 27) « Alors que les journées raccourcissaient, qu’il faisait pratiquement noir au moment où nous rentrions de l’école, Maman parlait souvent du « Grand » Je ne savais pas qui était ce « Grand », mais puisqu’il trônait dans toutes les conversations, il me rendait dingue. Je ne pensais plus qu’à lui, je me faisais mille films à son sujet. Peut-être allait-il un jour débarquer à la maison et vivre avec nous ? […] Il intimidait tout le monde, il nous regardait et nous surveillait de je ne sais où. »

… et le poids d’une inconsciente culpabilité

Si Éléonore ne ressemble pas à Diane, sa sœur aînée, ni même à son frère François, le petit dernier, en conséquence si elle grandit différemment que sa fratrie, peut-être est-ce parce qu’elle a pressenti très jeune une différence notoire entre le comportement d’un père étrange, et celui plus affirmé de sa mère. (Page 80) « Pendant de longues semaines, j’avais tenté de découvrir les ragots sur ma famille, quelles étaient les éventuelles médisances que [ma mère] dénonçait régulièrement. Je ne trouvais rien. » Quarante années et deux maternités seront nécessaires à Éléonore pour qu’enfin elle puisse répondre aux questionnements de son enfance.

Malédicte confesse davantage qu’elle ne raconte l’histoire d’un père qui en fut techniquement un : géniteur, fournisseur de gamètes ; mais, d’un point de vue social, rien ne ressemblait aux évidences d’une famille habituelle. Page 172 : « Nous avons pris la mesure de notre réalité petit à petit, sans grand fracas. C’était une bombe à retardement, insidieuse, sournoise. » Ses deux phrases dissimilent la souffrance d’un père se sentant femme depuis la naissance. Les enfants inutiles raconte la douleur physique de l’incompréhension. Qui n’a pas supporté le mépris des autres ne peut comprendre ce qu’est l’égarement biologique d’un être perdu entre deux corps tant qu’il ne sera pas devenu lui-même. (Page 175) « Nous tentions de rassurer notre père, lui garantissant notre amour. Nous le respections pour ce qu’il était. Homme ou femme, cela ne changeait rien, pourvu qu’il s’épanouisse. »

Jusqu’à ce que le mensonge rende l’âme

Personne ne peut imaginer que son père puisse devenir femme. Et pourtant ! Malédicte raconte le difficile parcours de l’acceptation : la sienne vis-à-vis de soi-même et, bien entendu, celle des autres sans qui nul ne peut se construire. Certaines scènes permettent de ressentir l’humiliation en boule qui vous bloque la gorge, sans réussir à faire comprendre aux autres que l’homme en face de vous est bel et bien une femme depuis toujours. A la fois d’une violence et d’une délicatesse inattendue. Voilà ce dont il est question dans Les enfants inutiles. L’histoire authentique et bouleversante d’un combat. Une victoire au goût de larmes. (Page 187) « La vie est composée de choix, de renoncements. Ces options dessinent notre chemin. Je déteste mes parents d’avoir contraint le mien à ce point par leur choix. Et pourtant je les aime. »

Malédicte n’aborde toutefois pas seulement la problématique transgenre, mais aussi celle de l’acceptation de l’autre (perçu pour ce qu’il n’est pas) à travers l’œil neutre de l’enfance, ainsi que la manière dont naissent les troubles et les doutes lorsque le plus jeune âge est confronté aux injonctions contradictoires. Il s’agit moins d’un secret à découvrir que de l’acceptation qu’il existe une autre vérité entre les membres d’une famille ; et surtout que l’enfant (devenu adulte) n’est en rien coupable de quoi que ce soit. Tel est (selon moi) le véritable sujet du livre : la culpabilité des plus faibles relative au secret de famille lorsqu’ils résultent des plus forts. A lire absolument pour comprendre. Et relire. Tant certaines images restent gravées sur la rétine.

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Février 2025 – Bretagne Actuelle & Esperluette Publishing

LES ENFANTS INUTILES, un roman de Malédicte aux éditions Une autre voix – Gutenberg : 31€ – eBook : 12,50€ (En vente uniquement sur le site)