Pierre Cormary étudie « Génésique » (26.09.08)

26/09/2008
Le MLF a quarante ans !

Le 1er octobre 2008, l’on fêtera le soixante-douzième anniversaire d’Antoinette Fouque ainsi que, et surtout, le quarantième anniversaire du Mouvement de Libération des Femmes que celle-ci créa, précisément en octobre 68, avec Monique Wittig et Josiane Chanel. Défini par Fouque elle-même comme « l’événement génésique » de la fin du XX ème siècle, le MLF s’imposa comme une nouvelle alternative au féminisme triomphant de l’époque, celui de Simone de Beauvoir, sinon, car l’auteur de Gravidanza n’aime pas les mots en « isme » toujours trop connotés idéologiquement, comme la première féminologie, soit une nouvelle épistémologie des sexes rendant raison et justice à la femme en tant que femme. Libérer la femme, ce ne serait plus en faire un homme comme un autre, ce serait au contraire affirmer la singularité sexuelle et ontologique de celle-ci. Si les premières féministes avaient plaidé pour un rééquilibrage sexuel et social, ô combien légitime, de la femme dans la société, les féministes « fouquiennes » affirmaient le génie féminin à travers la fécondité, la maternité, ce qu’elles appelleraient bientôt la géni(t)alité. Avec Beauvoir, les femmes avaient accédé, du moins en droit, à une reconnaissance et à une égalité sociales. Avec Fouque, l’on passait du social au vivant. Libérer la femme, ce ne serait plus simplement lui donner le droit d’avorter, ce serait aussi celui de procréer. La liberté de la grossesse serait aussi la joie de la grossesse.

Cette joie, Antoinette Fouque la connut elle-même avec la naissance de sa fille Vincente en 1964. Faire de la grossesse une « expérience charnelle, psychique et symbolique », y voir « une rupture anthropologique et épistémologique », c’est tout le génie nietzschéen (car qui mieux que Nietzsche insiste sur l’intelligence du corps ?) de la co-fondatrice du MLF d’avoir pensé la femme à travers la chair procréatrice, d’avoir donné du sens métaphysique à l’enfantement. Surtout dans les années soixante-dix où, il faut le rappeler, la mode était de penser la chair soit à travers l’hédonisme post-soixantuitard, vaguement beatnik, et finalement toujours aussi phallocrate, soit à travers ce qu’elle appelle très justement « une subversion de l’ordre sexuel par la perversion », et qui, de Genet à Guyotat, de Foucault à Deleuze, de Bataille à Sollers, ne voit plus les choses de la chair et du monde qu’à travers Sade, Masoch, Lautréamont, et tout ce que l’art et la littérature donnent en divins tordus, pervers géniaux (et moins géniaux), freaks édifiants. Dans La condition historique, Marcel Gauchet regrettait aussi cette tendance des grands courants de pensée de l’époque, en premier lieu le structuralisme, à fuir systématiquement le centre pour ne s’intéresser qu’à la marge, à substituer l’exception à la généralité, à ne penser la vie qu’à sa limite. La pensée du « border line » était à la fin une impasse.

En faisant de la grossesse le principe premier (pour ne pas dire l’Arché, terme trop masculin s’il en est) de sa réflexion, la très bernanosienne Antoinette Fouque (qui fit, n’oublions pas, un DES sur « Angoisse et Espérance dans le Journal du curé de campagne de Bernanos ») posait l’irréductibilité de la différence des sexes et la révélation du « deuxième » dans un monde d’avant et d’au-delà de la chute. La femme définie comme une apocalypse, tel pourrait être le titre d’une étude du MLF. En effet, procréer, ce n’est rien moins que participer à la création divine. Et si l’on n’est pas sûr que Dieu existe, on est sûr en revanche que la femme accouche. Faire un enfant, c’est, comme le dit Fouque, « créer du vivant pensant ». La grossesse est en ce sens la seule réponse valable à la question « qu’appelle-t-on penser ? ». Valable – car concrète, réelle, vivante, empêcheuse de symboliser en rond. Car le symbolique, la plus grande invention masculine de tous les temps, c’est précisément ce qui crée du mythe, de l’imaginaire, d’une certaine manière : de la mort, pour ne pas dire : du masculin. Or, comme le dit avec force Antoinette Fouque :

« Si la procréation a droit de cité dans les sciences humaines, le symbolique ne pourra plus produire des mythes en lieu et en place des développements de l’espèce humaine. »

La procréation, c’est la chair féminine dans laquelle nous sommes tous inscrits, avec laquelle nous sommes tous écrits, hommes et femmes, une sorte de lettre vivante que l’esprit mortifère masculin n’a cessé de piler. Au fond, et comme ce fut le cas avec les prolétaires par les aristocrates, le matérialisme est ce qui fut sans cesse rabaissé, écrasé, martyrisé par l’esprit. La matière – et avec elle : la matrice, la maternité, la féminité – c’est ce qui fut crucifié par l’esprit masculin, ou plutôt par l’esprit confisqué par le masculin. Issue d’un milieu prolétarien et influencé par Charles Péguy, « le seul qui exalte l’honneur et l’éthique de l’homme qui fait un barreau de chaise », Antoinette Fouque cherche à réhabiliter la créativité spirituelle du travail manuel au même titre que le travail charnel et métaphysique de la procréation. Même si elle récuserait peut-être cette étiquette, son combat a indéniablement un aspect « chrétien de gauche » qui insupportera autant les marxistes orthodoxes que les chrétiens papistes. Et si nous faisons partie de ces derniers, nous ne pouvons nier que ce qui nous intéresse dans le féminisme fouquien est cette persistance (toute chrétienne) à penser l’homme et la femme selon la différenciation originelle et biblique. A l’être désexué et révolutionnaire qu’en avaient fait Simone de Beauvoir et les autres (et dont l’aboutissement sera l’infect mouvement « queer », dans lequel il n’y a plus ni hommes ni femmes mais que des « genres » interchangeables), le MLF a voulu que la femme retrouve sa singularité élémentaire, faiseuse d’humanité plutôt que d’anges, incarnant l’esprit de la vie. A l’envie de pénis théorisée par Freud, Antoinette Fouque a substitué une envie de l’utérus propre à tous les hommes – et parallèlement instauré le monologue du vagin bien avant la célèbre pièce de théâtre du même nom.

Quoiqu’on en dise, la vie reste hétérosexuée. L’avortement, ce n’est que le droit négatif du désir de l’enfant – et c’est parce qu’il y a ce droit que les femmes peuvent désormais affirmer, sans contraintes et sans complexes, le droit, le désir, la joie d’avoir, de concevoir, un enfant. Finie l’hystérique ! C’est-à-dire, finie la femme à qui l’on a confisqué les pouvoirs de son utérus ! Finie la colonisation phallocentrique du continent noir ! Finie l’économie patriarcale de la reproduction ! Libérer la femme, c’est la décoloniser, c’est la rendre à son identité singulière, c’est lui rendre le don de donner la vie selon son désir à elle, c’est lui redonner la conscience joyeuse de la fécondité ! Si Virginia Woolf s’est suicidée, c’est parce qu’on l’avait privée de ce désir.

Cette révélation du désir, sinon cette remise du désir aux femmes, constitue la révolution « génésique » contre la « genèse », assure Antoinette Fouque. Elle est aussi la plus grande vexation que les hommes aient connue après les vexations galiléenne, darwinienne et freudienne.

« Ce n’est pas Dieu qui crée l’homme et la femme, ce sont les femmes qui, grossesse après grossesse, génération après génération, régénèrent l’humanité. »

Evidemment, les objections affluent. N’est-ce pas là remplacer le patriarcat par le matriarcat ? Est-ce si progressiste et si égalitariste que de faire de la femme la seule détentrice de la vie (qui d’ailleurs est un contresens puisque pour faire de l’humain, il faut les deux sexes) ? D’ailleurs, que devient l’homme dans toute cette féminologie ? Ne retrouve-t-on pas là-dedans la tentation régressive et masochiste de la mère originelle ? A quelle représentation renvoie cette femme souveraine ? Quel poème, quel portrait, quel film ont pu illustrer cette femme rendue à elle-même ?

Comme par hasard, et parallèlement à l’écriture de ce post, j’écoutais Ma mère de George Bataille, lu par Pierre Arditi, l’un des joyaux de « la Bibliothèque des Voix » des éditions Des femmes, cette collection pionnière d’enregistrement de textes lus par des acteurs ou des actrices et créée par cette même Fouque. Ma mère ! Peut-être le texte le plus malsain, le plus limite, le plus intime de l’histoire de la littérature française. Je l’avais découvert à vingt ans et à cette époque-là j’en faisais mes délices. Aujourd’hui, j’ai bien de la peine à le supporter. Car cette histoire d’une mère qui initie son fils, Pierre, à la perversion (j’allais écrire : à la « pierversion ») renvoie à toute la complicité que peuvent avoir mère et fils. L’inceste, ce n’est pas tant une affaire de gestes malheureux, de caresses douteuses, sinon de viol, que de confidences trop poussées, de rires trop complices, de disputes trop haineuses. Pas besoin de passer par le sexe pour avoir un rapport sexuel avec sa mère, et d’ailleurs avec son père, son frère ou sa soeur ! La vérité est qu’en écoutant la voix de Pierre Arditi enregistrée dans ce texte par Antoinette Fouque, j’ai fini par me demander si la féminologie de cette dernière pouvait, elle aussi, flirter avec une sorte d’érotisme matriciel ou de maternité trop érogène. Et que si les hommes s’étaient tant souciés de maîtriser le corps de la femme, c’était parce que celui-ci était irrésistible, et que l’envie d’utérus, en fait l’envie de s’y retrouver dedans, l’envie de ne pas naître, l’envie de rester en Dieu ou en Femme, était si violent qu’il fallait se protéger contre elles ! Que répondrait Antoinette Fouque à ce risque de fantasmagorie de sa pensée – et, à mon sens, contenue par elle ?

Quoiqu’il en soit, la maîtrise de la fécondité par la femme, ce que Fouque appelle la « gynéconomie », fut la vraie révolution sexuelle des années soixante-dix. L’accès des femmes à leur propre fécondité allait de pair avec l’accès des femmes à leur propre capacité de penser. La vraie poésie, la vraie philosophie, la vraie politique ne pouvaient plus se configurer qu’autour de la génésique – quelles que soient les éternelles résistances de l’ordre patriarcal. Et c’est cette génésique comme nouvelle condition historique de la femme qui s’imposa progressivement au monde des hommes, et à l’inverse des hommes, le fit sans passer par la violence. Est-ce parce que le MLF était fort qu’il n’y eut pas de terrorisme en France ? L’on peut toujours créditer ou non l’optimisme d’Antoinette Fouque à ce sujet.

Ce qui est sûr, c’est que « le Mouvement de Libération des Femmes est, comme elle l’écrit, pour la première fois dans l’Histoire, absolument non refoulable. » Le double droit d’avorter et de procréer, le double désir de ne pas séparer la procréation de la sexualité, la double affirmation de la liberté et de la fécondité, tout cela constitue, plus qu’un simple « progrès social », une véritable nouvelle anthropologie dont on n’a pas encore fini de voir les effets. Reste l’immense tâche de réorganiser ce pays comme d’ailleurs l’espèce humaine autour de ce qui apparaît comme l’union, jusque là impossible, de l’égalité et de la dualité.

Car il ne faut jamais l’oublier :

« Il y a deux sexes, et c’est ce qui rendra possible le passage de la métaphysique, amour de la sagesse, à l’éthique, sagesse de l’amour. »

Au fond, la féminologie d’Antoinette Fouque, aussi épistémologique que poétique, se résumerait dans le mot d’Arthur Rimbaud : il faut réinventer l’amour.

(NB : Toutes les citations sont extraites de « Génésique », titre du texte d’Antoinette Fouque dans « Génération MLF 1968 – 2008 », un livre événement, véritable document d’histoire composé de 51 témoignages avec chronologie inédite et images d’archives, à paraître aux Editions des Femmes le 16 octobre. Si vous êtes journaliste, contactez Guilaine Depis à guilaine_depis@yahoo.com pour assister à la conférence de presse d’Antoinette Fouque autour du 40ème anniversaire du MLF, mardi 7 octobre dans son Espace des Femmes, 35 rue Jacob, Paris 6ème, à 18 h 30. Le cas échéant, il vous faudra patienter jusqu’au vendredi 10 octobre, 20 h 35, pour regarder sur France 5 le film de 52 minutes de la prestigieuse série « Empreintes » réalisé par Julie Bertucelli et coproduit par Cinétévé consacré à Antoinette Fouque, qui sera rediffusé pour les chaînes hertziennes dimanche 12 octobre à 9 h 30. Antoine Perraud recevra également Antoinette Fouque sur France Culture samedi 11 octobre de 19 h à 20 h comme invitée de « Jeux d’archives »)

(Les quatre articles consacrés aux Editions des femmes font désormais partie d’une liste intitulée « Montalte aux Editions des Femmes », que l’on trouve en bas, à gauche.)

Les Tropismes de Nathalie Sarraute en livre audio : une fidélité constante à la Bibliothèque des Voix

sarraute2.jpgNathalie Sarraute
 
lit
Tu ne t’aimes pas
Entre la vie et la mort
L’Usage de la parole
Tropismes,
Le Mot amour,
Ich sterbe
Ici
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Nathalie Sarraute
TropismesLe Mot amourIch sterbe Mise en espace sonore de Simone Benmussa
lu par l’auteur et par Madeline Renaud –
1 Cassette 16,50 € – 1 CD – 18 €

“ Les textes qui sont lus ici par Madeleine Renaud et par moi sont d’abord les premiers textes que j’aie jamais écrits, qui sont intitulés Tropismes. Ils contiennent en somme l’embryon de tout ce que j’ai développé par la suite dans mes romans. Ces textes étaient entièrement construits et propulsés par un mouvement intérieur, qui ne me paraissait pas encore avoir été pris dans du langage ni avoir été l’objet d’une attention exclusive d’un écrivain. C’étaient des sortes de mouvements difficiles à déceler, à définir parce qu’ils n’entraient dans aucune catégorie psychologique, je ne savais pas ce que c’était ; c’étaient des mouvements qui poussaient le langage, donnaient naissance au rythme du morceau, et constituaient des sortes de petites actions dramatiques, qui se passaient tout à fait de personnages nommés, de temps chronologique. Les deux autres textes que nous lisons font partie de L’usage de la parole. Très éloignés de mes premiers Tropismes, en même temps, ils sont ce qui s’en approche le plus. Contrairement, ils partent de mots et d’expressions toutes faites et descendent dans ce for intérieur où se passaient les Tropismes. ” Nathalie Sarraute

« Avec mes lectures sur cassette, il y a un échantillon de ce que j’ai ressenti en écrivant le texte, de ma lecture intérieure. (…) Mes textes sont des mouvements intérieurs, il ne faut pas de transe, pas de pathétique, cela doit rester au niveau d’un murmure intérieur. Car le texte lui-même est déjà le grossissement de ce mouvement intérieur infime, qui ne supporte pas un second grossissement. »
Le Quotidien de Paris, 28 décembre 1981
1981, Madeleine Renaud et Nathalie Sarraute, lors de l’enregistrement de Tropismes, Ich sterbe et Le Mot amour

Texte de Jacqueline Merville publié dans le catalogue des trente ans des éditions Des femmes

poupou045-custom;size_380,279.jpgJ’apprends, à Tiruvannamalai, que les Editions des femmes publient leur catalogue général. Ce fut une perte pour toutes les femmes, m’étais-je déjà dit en lisant l’arrêt des Editions des femmes dans un vieux numéro du journal Le Monde qui traînait dans un restaurant de Pondicherry il y a quelques saisons. Oui, une perte pour toutes les femmes, ce ralentissement puis cet arrêt des Editions Des femmes.
 
Je me souviens de ma rencontre avec Antoinette Fouque lorsqu’elle m’avait donné rendez-vous à propos de mon premier manuscrit La Ville du non, posté quelques semaines auparavant du ghetto de Vaulx-en-velin où j’habitais. (…)
 
Des femmes écrivent, les Editions Des femmes ont posé l’une des pierres, pierre majeure sur laquelle l’édifice se continue. Souvent clandestinement, hélas…
Je me souviens d’avoir participé à quelques fêtes du livre où au stand des femmes soufflait comme un vent nouveau, radical, promesse d’une langue et d’une écriture nouvelles, celle qui donnerait à lire ce qu’on ne veut pas lire.
Les Editions Des femmes n’ont pas été une simple maison d’édition, c’était plus.
 
Je salue ce soir, dans ce cyber café où les mantras et les ventilateurs font un raga lent et tranquille, ce temps de vraie respiration de l’histoire occidentale où la chose littéraire n’avait pas encore la tête enfouie dans le seau, le seau puant de la loi du profit bien-pensant. Je salue les Editions Des femmes parce qu’elles ont participé à cette vraie respiration, à cette tentative d’avant-garde de l’être… Je me souviens des beaux livres des femmes, ces couvertures blanches, blancheur des fleurs du sel, pour tracer le chemin de ce qui viendra dans longtemps ou jamais : le droit d’etre LUES.
J.M.

Maglione et la Librairie des Femmes (Maïten Bouisset), « Le Matin », 1981

Editions.jpg« Le Matin »

20 février 1981

Milvia Maglione, peintre et femme

Rue de Seine, les Editions des Femmes viennent d’installer une nouvelle librairie-galerie, et c’est Milvia Maglione, dont on n’avait pas vu les travaux à Paris depuis longtemps, qui inaugure cimaises et vitrines.

Qu’elle s’exprime sur une toile traditionnelle avec des pinceaux, ou sur un grand drap laissé souple avec du fil et une aiguille, le fait plastique domine chez Milvia Maglione et s’impose totalement. Il n’est pas ici un côté peinture et un côté couture, même si l’artiste a tenu tout un temps à mettre en évidence les instruments d’un univers dit spécifiquement féminin pour, à sa manière, se joindre à un combat nécessaire.

L’histoire de Milvia Maglione se raconte sur fond de paysage. C’est dans le paysage que naît une simple zone de lumière qui marque le temps de l’éclair de la pensée, de la réflexion, de la descente aux tréfonds de soi. C’est dans le paysage que la poupée, mais aussi la petite fille, se voit en morceaux, sa tête roulant comme une balle.

C’est du paysage enfin qu’émerge un très bel autoportrait. La tête est pleine d’images, lisibles, signifiantes, saisies dans une sorte de microscope géant, qui sont à déchiffrer une par une. Simplement parce qu’elles parlent de l’histoire d’une femme, mais aussi de celle de toutes les femmes.

Maïten Bouisset
Librairie des Femmes, 74 rue de Seine, jusqu’à fin février.

Gabriel Matzneff décernerait le Prix Médicis aux « Obscures »

gaby31bis.jpg(…) Si j’étais un juré du prix Médicis, je voterais sans hésiter pour Les Obscures de Chantal Chawaf. La maîtrise de son l’écriture, la richesse coruscante de son vocabulaire auraient enchanté Flaubert, et, lisant Les Obscures, j’ai souvent pensé à Salammbô, association qui paraîtra bizarre à beaucoup, vu que l’intrigue très moderne de Chantal Chawaf n’a rien à voir avec le roman historique de notre bon maître de Croisset. Je maintiens Flaubert à cause de la rigueur, du souci de la perfection, du souffle, de la sonorité, de la beauté de la langue. Et je maintiens le prix Médicis parce que Les Obscures n’est pas un roman facile ; que pour toutes les raisons dites ci-devant c’est à un tel jury qu’il appartient de le défendre, de le faire connaître au public lettré.

Gabriel Matzneff, Rentrée littéraire

Santé Yoga salue le premier « Les Obscures » (merci à Isabelle Clerc)

Paru dans Santé Yoga Septembre 2008

Retour aux sources

Corps, chamanisme, monde contemporain, nature profonde, tout est lié dans ce livre qui vous embarque de la première à la dernière page.
C’est le genre d’ouvrage dont on voudrait pouvoir donner des extraits tant son style s’apparente à la beauté des pierres les plus précieuses, des corolles les plus délicates.
C’est un retour aux sources qui passe par les ancêtres, la pollution, les émeutes, la banlieue, la forêt, la dérive, l’enfermement.
Frémissements, tremblements et vols à tire d’aile.
Une histoire d’usurpation, l’identité de la narratrice ayant été prise par une autre.
Une note précieuse et rare, un récit abrupt et intense, tissé dans la chair.

« Les obscures » de Chantal Chawaf, Ed. des Femmes

Rentrée littéraire : « Les Obscures » de Chantal Chawaf

869a5d9661f6eb7677fcad458c8c87bc.jpg Des femmes-Antoinette Fouque présentent…

EVENEMENT : SOIREE CHANTAL CHAWAF ET MACHA MERIL, VENDREDI 10 OCTOBRE DES 18 H 30 A L’ESPACE DES FEMMES, 35 RUE JACOB, 75006 PARIS. TOUT LE MONDE EST LE BIENVENU.

Les Obscures Chantal Chawaf

« Attachés aux bulles lumineuses, nous flottons sur les reflets, nous rêvons de remonter le temps mis par la lumière, d’arriver au point d’où nous vient la vie… ». Les Obscures nous projettent d’entrée dans un récit abrupt et intense, une vision simultanément expressionniste et documentaire des banlieues, une écriture organique, urgente, frémissante d’énergie, de pulsion.

Lise, la narratrice, a été spoliée d’une filiation paternelle dont elle n’apprend la réalité et le prestige qu’une fois adulte. Sa place a été usurpée par une autre. Elle décide d’oublier un passé qu’elle hait, d’oublier qui elle est. Elle épouse un homme étrange et étranger, à qui elle s’abandonne comme une enfant, un animal, et qui très vite l’abandonne. En partant il lui laisse Yashar, sa fille de 17 ans dont la mère est morte à la naissance.

Corps vivants, esprits chavirés, souffrants, exilés dans une banlieue lointaine, extérieure et intérieure. Vies ruinées. Ville ghetto déshumanisée, réservée aux immigrés, noyée dans les fumées de la pollution et l’autodestruction. Populations empilées, discriminées, paupérisées.

Et puis, quelque part, il y a ce lac que Lise voit de sa fenêtre. Sombre reflet ignoré de la banlieue où coasse et prolifère l’immémorial peuple des crapauds. Pour Lise, ce lac aux profondeurs mythiques réinvente l’eau rédemptrice, hospitalière où elle se réfugie : lieu de naissance et de renaissance perpétuelles où murmurent les millions d’années de développement de la vie jusqu’à l’humain. Là, elle est crapaud, ou oiseau, ou dinosaure marin. Fourmillement de la vie biologique toujours là et pour toujours. Vie et désir indestructibles.

Avec Yashar, fille indomptable, venue d’ailleurs, la soeur qu’elle n’a jamais eue, la mère qu’elle n’a plus, la fille qu’elle n’a pas, elle partage le lac, la forêt, seul endroit où elles se sentent en sécurité. Elles attendent aussi l’homme, qui passe de temps en temps, ne reste jamais.

La solitude se fait inhumaine. L’absence du mari, du père se dresse entre elles pour les diviser, les précipiter dans la haine meurtrière l’une de l’autre. Existence en vase clos, rage, révolte. Leur vie devient une traque interminable, une guerre larvée.

Yashar, la Tcherkesse, la princesse scythe, l’amazone, l’indigène guerrière venue du Caucase via la Turquie et de 3000 ans d’histoire, s’est échouée dans un monde dont l’air vicié l’asphyxie. Un jour, elle rompt les amarres, s’affranchit des quatre murs. Fugue et dérive. Elle préfère le délire à l’exclusion et à la déchéance : quête tragique de liberté qui s’égare dans la folie, l’internement.

La banlieue est alors en état de siège : les adolescents y mettent le feu comme le feu est en Yashar. Et puis, au bord du lac, où s’embrase le soleil, la vie, le désir, l’amour redeviennent possibles…

****************

Depuis sa première fiction, Rétable, la Rêverie (Des femmes, 1974), Chantal Chawaf développe une oeuvre originale et incandescente, riche aujourd’hui de plus d’une vingtaine de titres dont notamment, Cercoeur (Mercure de France, 1975), Le Soleil et la terre (J.J. Pauvert, 1978), Maternité (Stock, 1979), Crépusculaires (Ramsay, 1981), Le Corps et le verbe (Presses de la Renaissance, 1992), Le Manteau noir (Flammarion, 1998), L’Ombre (Le Rocher, 2004), Infra-Monde (Des femmes, 2006)…

Michelle Knoblauch n’oubliera jamais le premier Espace des Femmes

kno.jpgTexte recopié du catalogue des trente ans des Editions des femmmes :
Merci, Antoinette Fouque, merci aux femmes qui m’ont fait confiance. C’était en 1981, ma première exposition personnelle à Paris. Ma première galerie. Tout était première : affiche, catalogue, FIAC. Le pied à l’étrier.
Un lieu vivant rue de Seine – maison d’édition et galerie – lieu de rencontres (j’ai gardé des amies fidèles de cette époque), de discussions, de débats (d’accord, pas d’accord, peu importe, on vait la parole).
Je venais moi-même d’un milieu politisé et ouvert. Je m’y retrouvais – très à l’aise. Depuis, j’ai continué ma route avec d’autres galeries. Mais je n’oublierai jamais ce premier espace et aujourd’hui encore je mesure l’importance du féminisme.
Vingt-cinq ans plus tard, rien n’est acquis (Constat plutôt angoissant). Heureusement, elles sont toujours présentes.
M.K.

Seconde partie de l’entretien avec Antoinette Fouque par Jocelyne Sauvard (Sitartmag, juin 2008)

0f1da6c809449dec966f25a797bfe4a9.jpg Antoinette Fouque
de Mai 68 à Octobre 2008 et prolongations

Les révolutions psychanalytique, politique et éthique apportées par Antoinette Fouque comptent cette année quatre décennies, c’est aussi dans « la foulée de Mai » qu’elle devient la cofondatrice du MLF, en octobre 1968. Son travail théorique et son action sont évoqués à travers un essai collectif signé par douze intellectuels, Penser avec Antoinette Fouque, et un recueil de témoignages et d’entretiens avec l’éditrice, femme de mouvement et de pensée, publié à la rentrée : Génération femmes.

Les années qui précèdent 1968 oscillent entre l’ ombre : séquelles de la guerre d’Algérie, mort de Kennedy, Vietnam, « tiers-monde », apartheid, libertés faibles, peine de mort, chômage (restreint à nos yeux) qui semble grimper, et le mouvement culturel qui se dessine : accent mis sur la philosophie, la linguistique, l’anthropologie, la psychanalyse, le théâtre qui sort timidement des institutions, le Nouveau Roman, la pensée de Lacan. Peu de noms se déclinent au féminin.

Entretien avec Antoinette Fouque

a3ae77cb4cf1cef90a878b71c155dd0b.jpg Vous étiez alors lectrice au Seuil, enseignante et vous suiviez les séminaires de Lacan, comment voyiez- vous les antécédents de Mai ?

On a beaucoup parlé des Trente Glorieuses du point de vue économique. Ce qu’on oublie de dire, c’est que la décennie 60 a été une décennie glorieuse du point de vue de la culture et de la civilisation. Les années 60 ont vu la naissance d’un mouvement de pensée d’une modernité inédite dans la culture française, donc au coeur de la culture occidentale : les Modernes, contre les Anciens, ont lutté contre tous les conservatismes intellectuels, universitaires en particulier. Se sont affinés le travail de Roland Barthes, la pensée de Lacan, et la naissance radieuse et dès longtemps préparée de Jacques Derrida. On lisait Leroi-Gourhan, Lévi-Strauss, Althusser, du côté du marxisme… Comme on a parlé du siècle des Lumières, on peut parler pour ces années, d’une décennie des Lumières, d’une véritable Renaissance, c’est-à-dire d’une revivification d’une pensée tout à fait contemporaine.

J’étais en prise directe avec cette effervescence autour de la psychanalyse, de la philosophie, de l’anthropologie, de la linguistique, et des Revues… Je faisais une thèse avec Roland Barthes sur les avant-gardes française et italienne, j’étais lectrice au Seuil où l’un de mes articles sur les Novissimi dans les Cahiers du Sud, avait été remarqué. J’allais aux séminaires de Lacan avec qui j’ai commencé une analyse en 1968. Tout ceci allait avec une lutte pour affirmer la levée d’interdit : avant que les étudiants de Nanterre protestent contre la séparation des filles et des garçons, en mars 68, le mouvement de pensée avait protesté contre la censure des écrits de Sade, contre la censure des publications. Nous étions engagés contre toutes les censures.

A quel moment est venu en vous cette idée : créer un mouvement des femmes ?

Au cours de Barthes, j’ai rencontré Josiane Chanel qui m’a présenté Monique Wittig, écrivain qui avait eu le Prix Médicis pour L’Opoponax en 66, mais qui était très maltraitée dans le milieu littéraire. Une misogynie violente régnait dans la République des Lettres. Je la ressentais aussi. Les femmes n’y existaient littéralement pas, sauf comme hystériques, comme valeur d’usage ou d’échange. Elles n’étaient pas sujets, et encore moins sujets d’une théorie ou d’un discours – même pas objets d’une théorie. Nous en avons parlé.

Et à partir de mai, une fois les premiers frémissements de la révolte amorcés, une fois la Sorbonne occupée ( une majorité de garçons tenant les porte- voix) cela s’est passé comment ?

Le 13 mai 1968, Monique m’a entraînée à la Sorbonne occupée, et à plusieurs dans une salle de philo, nous avons créé un Comité d’Action Culturelle. Nous nous sommes battues pour garder l’initiative et défendre notre salle que certains voulaient nous reprendre. Beaucoup d’acteurs et de comédiennes : Bulle Ogier, Marc’O, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon, Danièle Delorme, beaucoup d’ écrivains : Duras, Sarraute, Blanchot, des jeunes ouvriers, des femmes sont venus. On parlait, on écrivait de petites pièces de théâtre qu’on allait jouer dans la rue. Notre salle était un lieu où mijotait très fortement la culture. Ce Comité illustrait l’alliance du mouvement ouvrier, du mouvement étudiant et des femmes, la troïka dont Auguste Comte disait, un siècle auparavant, qu’elle rassemblait les trois forces de proposition à venir.
En France, je pense que c’est cette pensée moderne, que j’ai affirmée dans le mouvement des femmes et qui imprégnait toute l’intelligentsia française, qui a permis de ne pas déraper dans le terrorisme et le sang, tout en maintenant l’esprit de révolte et de modernité. Elle a permis de passer de cette révolution qu’a été mai 68, à la démocratisation de la société française puis à la venue de la gauche au gouvernement.

Le mouvement s’était étendu à Lyon, Tokyo, Mexico, Los Angeles, Rome… quelle furent les suites pour le Mouvement des femmes alors en gestation ?

Au début de l’été , nous sommes partis dans ma voiture avec Marc’O et Dominique Issermann en Italie raconter Mai 68 à Moravia, à Bertolucci, à Rome, à Bologne, ville communiste mais un communisme italien à la manière de Gramsci, culturel, contemporain…
Puis, avec Josiane Chanel, nous sommes allées dans une maison au bord de la mer, près de Marseille, à la Redonne, où Monique Wittig nous a rejointes avec son copain du moment, Jean-Pierre S ., philosophe, normalien, cinéaste de retour du Vietnam où il avait filmé avec Joris Ivens et Marcelline Lorridan. Nous voulions faire un groupe. Nous avions constaté que les femmes à La Sorbonne ne pouvaient pas parler, que seuls les hommes parlaient dans les AG – et nous avions autre chose à dire qu’eux. Nous nous considérions comme plus modernes, conscientes de la modernité des femmes. Nous avons eu tout de suite l’idée qu’il fallait garder vivant ce qui de 68 nous avait revigorées, tout en se démarquant d’un mouvement qui était aussi très machiste, très guerrier. Il y avait partout, en mai, des affiches qui disaient « le pouvoir est au bout du phallus » « Le pouvoir est au bout du fusil » ; c’était l’idée de terrorisme et du viol des filles, tout ensemble. Nous ne voulions ni de la guerre, ni des machos.

Et les femmes, alors ? Quels moyens avaient-elles pour se faire entendre ?

Les femmes n’avaient pas droit au chapitre. Tant qu’elles étaient à l’université, elles étaient des « hommes comme les autres » et dès qu’elles avaient un enfant, elles n’avaient plus qu’à se blinder chez elles. D’autre part, en mai il y a eu la soi-disant libération sexuelle, en fait, celle des hommes. La loi sur la contraception avait été votée en 67, mais la pilule n’était pas remboursée. La libération sexuelle a précédé la libération contraceptive. Les filles se retrouvaient enceintes, et il leur fallait avorter – un des premiers secteurs de lutte a été la dépénalisation de l’avortement.

Dans les semaines qui suivent, vous faites la première réunion et allez à la rencontre des femmes de ces banlieues dont on ne parlait pas encore en terme de violence, quel était alors leur mal être ?

Dès octobre, nous faisons les premières réunions du mouvement que nous programmons non mixte, dans un studio que nous prête Marguerite Duras, rue de Vaugirard. Nous étions une quinzaine alors, Judith, Anne et Suzanne monteuses, Sophie, Hélène devenue psychanalyste, Josiane Chanel, Monique Wittig, puis Françoise Ducrocq, Nelcya Delanoé… Par la suite, nous avons fait des réunions dans les banlieues : Sarcelles, Villiers le Bel…. En gardant la nostalgie de mai à la Sorbonne. Les femmes étaient enfermées et crevaient dans les quartiers. Ce dont elles souffraient, c’est de tout ce qui existe encore aujourd’hui : les discriminations, le manque d’emploi, la charge des enfants, pas de crèche… Cela a duré pendant des mois pour ne pas dire des années… C’est ainsi que le MLF est né.

Un Mouvement de libération installé dans la ligne ébauchée en Mai 68 ou en mutation ?

Le principe sur lequel on n’a pas transigé était la non mixité absolue. En situation de mixité, ou bien les jeunes femmes se censuraient elles-mêmes et ne disaient rien, ou bien les hommes ne les laissaient pas parler. Mais il y avait un double mouvement. Il fallait reconnaître qu’on était nées en politique grâce à 68, et, en même temps, en critiquer les dérapages, les effets pervers qu’il fallait essayer d’analyser et de contrer.
Ce dont nous avons parlé aux premières réunions, a été la sexualité, le viol, l’inceste, l’avortement, la violence, et nous avons travaillé cette sexualité meurtrie… J’ai tout de suite eu conscience qu’il fallait absolument parvenir à articuler sans les confondre deux scènes : celle du plus que privé, et celle de l’engagement politique. Il y avait beaucoup de folie dans la politique, dans la révolution ; la psychanalyse était donc nécessaire. Mais la psychanalyse – seul discours qui existait sur la sexualité – était aussi remplie d’erreurs et de contraintes. Les textes de Freud qui pouvaient nous être utiles, nous condamnaient à sa vision. Il fallait donc à la fois utiliser ces instruments et les critiquer aussi, les refondre. C’était une double déconstruction, du politique par le psychanalytique et de la psychanalyse par le politique. C’est pourquoi j’ai créé tout de suite ce groupe Psychanalyse et Politique. Je ne m’étais alors jamais engagée dans un mouvement politique, je n’ai fait le MLF que sur les questions politiques qui m’impliquaient charnellement et intellectuellement : ma condition non pas féminine, mais ma condition de femme dans l’histoire, à partir de Mai 68…
Nous avons finalement décidé de faire une grande réunion publique à Vincennes le 30 mai 70, après un an et demi d’existence, presque deux. Certaines avaient décidé de porter des T-shirts sur lesquels était inscrit : « Nous sommes toutes des hystériques », « Nous sommes toutes des mal-baisées ». Pour ma part, j’ai pris la parole pour dire : « Nous femmes, allons réussir là où l’hystérique a échoué »… A partir de ce meeting, le mouvement s’est diffusé. Une femme professeure à Vincennes, Christiane Dufrancatel, a exigé que, comme tous les autres groupes révolutionnaires nous ayons une salle pour nous réunir et nous nous y réunissions presque tous les jours. Nous écrivions des tracts et en particulier un qui, à notre insu, a servi de base au texte que Wittig a donné, signé par quelques-unes, à L’Idiot International de Jean Edern-Hallier qui l’a publié sous le titre : « Combat pour la libération de la femme ». Puis il y a eu le combat pour le droit à l’avortement. C’était vital. Dans le slogan : « Un enfant si je veux, quand je veux », je voyais au-delà du refus de la maternité prescrite, imposée, la libération de la procréation désirée.
En 1973, alors que pour certaines le mouvement s’essouflait, j’ai créé les éditions Des femmes pour passer de la parole à l’écriture, pour que se poursuive quelque chose du mouvement de civilisation, d’une révolution du symbolique…

La suite appartient à aujourd’hui – Antoinette Fouque multiplie les actions, les colloques, les manifestes, les créations, l’ouverture de lieux – et à demain auquel, par ses avancées théoriques sur la différence des sexes, elle ouvre de nouvelles voies, afin de faire évoluer le monde des femmes et de leur création.

article de et propos recueillis par Jocelyne Sauvard
(juin 2008 )

Jocelyne Sauvard est écrivain (romans, théâtre) et journaliste. Elle anime aussi une émission littéraire sur Idfm98, « Parlez-moi la vie ». http://www.jocelynesauvard.fr

Entretien Benoite Groult/Marc Alpozzo (« Les Carnets de la Philosophie », été 2008)

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Entretien avec Benoîte Groult
Propos recueillis par Marc Alpozzo
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Marc Alpozzo : Votre dernier ouvrage La touche étoile, le qualifiez-vous de « roman » ?

Benoîte Groult : Oui ! C’est un roman ! Parce que Alice, je l’ai faite pire que moi, si j’ose dire. Elle est née en 12 ou 15, elle n’a pas eu le droit de vote avant 45 ans, donc elle n’a jamais été une citoyenne. Moi, je suis née en 1920, donc j’ai eu le droit de vote de justesse, et de justesse j’ai eu les différents droits.
Donc c’est très romanesque au fond. J’ai connu ce qu’il y avait avant, mon éducation catholique c’était presque le dix-neuvième siècle, faîte par des femmes et qu’avec des petites filles. J’ai voulu faire une femme encore plus marquée que moi par les siècles passées, les habitudes. Et il y a également une héroïne plus jeune, sans quoi, je suis certaine que les gens auraient fermé le livre aussitôt.

Alice est une femme du siècle dernier, elle en a connu toutes les étapes. Mais on ressent en ce personnage des regrets.

Certainement ! Pour sa vie personnelle, et professionnelle : elle s’est occupée du courrier du cœur alors qu’elle aurait voulu faire autre chose, et aurait sûrement pu faire autre chose. C’était tellement difficile pour une femme née en 1915. Aujourd’hui, certes ça n’est pas facile, mais le choix est là !

Le thème de ce roman, c’est la vieillesse.

Etrangement, quand je l’ai apporté chez Grasset, qui est mon éditeur depuis toujours, ce n’était plus la même équipe, elle est composée d’hommes exclusivement, et on m’a reproché de parler de la vieillesse, d’être encore féministe, et puis de n’avoir plus rien écrit depuis neuf ans, craignant que les femmes m’aient oublié. Ils croyaient de fait, que le livre ne partait pas avec les fées sur son berceau. Au bout de trois semaines, le livre explosait, et c’est celui qui a le mieux marché chez Grasset de toute l’année. Ils n’avaient donc rien compris à cette nécessité des femmes de lire des livres sur ce qu’elles pensent de la vie, et pas seulement ce que les hommes en pensent. Il y a une véritable existence du féminisme. Mais on n’ose plus dire que l’on est féministe, aujourd’hui.

N’y a t-il pas quelque chose de négatif dans le féminisme, une sorte d’anathème. Par exemple, il y a aujourd’hui un féminisme américain très redoutable. Ne trouvez-vous pas le mouvement dévoyé à présent ?

Le féminisme est un mouvement varié. On voudrait que les féministes partent d’une seule voie, qu’elles soient toutes d’accords. Alors que c’est une révolution qui concerne l’Afrique, l’Orient, les pays développés. Forcément il y a des écoles différentes. J’étais par exemple, contre l’idée d’Elisabeth Badinter qui était contre la parité politique, et toute mesure qui favoriserait les femmes en politique. Alors qu’on est défavorisées en tant que femmes. Elle voulait que nous soyons des individus comme les autres. Mais nous ne sommes pas des individus comme les autres ! Pas encore. Ségolène Royal n’a pas fini de souffrir. La parité politique est une plaisanterie en France. On est 18%. Avant-dernières en Europe. On ne s’occupent pas des affaires de l’Etat. Quant aux travaux domestiques, ce sont toujours les femmes qui s’en occupent. Or, aujourd’hui elles travaillent. C’est donc miraculeux que les femmes parviennent tout de même à profiter de leur liberté en France. Mais les hommes doivent descendre de leur pied d’estale, et je peux comprendre que ce soit très dur !

Les femmes ont fait le chemin en Occident surtout…

Certainement. Mais enfin, les jeunes femmes qui ont fait des études dans le monde, il y en a de plus en plus. En ce qui concerne l’excision, de plus en plus de femmes osent en parler en n’excisent plus leurs filles. Le Burkina-Faso a déclaré cela illégal. Les mutilations sexuelles sont en voie de diminution. Je n’ai pas dit disparition. Il reste des superstitions très tenaces. Ce sont des pays de traditions. Et comme les filles ne vont pas à l’école, car quand il y a de l’argent c’est pour le fils, c’est encore délicat. Dans un pays où les femmes n’ont aucune liberté, ce sera en effet très long.

Dans quel sens voyez-vous le combat des femmes évoluer aujourd’hui ?

Je viens de recevoir une lettre d’Yvette Rudi me disant que le front machiste s’organise au PS pour barrer la route à Ségolène Royal. Et comme chez eux il n’y en a pas un qui sort du lot. Hm ! N’empêche, ils préfèrent perdre que la voir gagner !

Voient-ils cela comme un précédent ?

C’est vrai que, symboliquement, ce serait extraordinaire. Le passage à l’acte reste tout de même difficile. La femme cela continue de paraître comme un acte fondateur, révolutionnaire. Mais les femmes continuent de manquer de confiance en elles. Et puis c’est l’habitude. Même les académiciennes continuent de se laisser appeler « Madame l’académicien »… Alors que l’Académie est le gardien du bon langage. Pourtant elles n’osent pas bousculer les conventions ! Et elles sont au sommet de l’intelligence. C’est impressionnant !

N’est-ce pas parce que la femme est finalement éduquée pour être obéissante ? Elle n’a pas le droit d’être révolutionnaire.

Oui ! La femme en effet ne doit pas être révolutionnaire. On a pris les grands moyens quand la femme explosait. Elle est guillotinée. Pas le droit de monter à la tribune, mais le droit de monter à la guillotine. C’est un combat à la vie à la mort.

Puisqu’on parle de la mort, ce roman parle bien sûr du combat des femmes, et au centre, un personnage aux côtés d’Alice, Moïra ?

C’est la destinée. Je dis que Moïra s’ennui dans l’immortalité, et donc, elle aime bien voir les histoires humaines, la passion, l’amour, même le malheur, cela la distrait. Donc, elle essaye d’infléchir le destin des hommes. Car elle sait qu’il y a des croisées des chemins plusieurs fois dans la vie. On n’a pas un destin dans la vie, mais plusieurs. Il faut cependant savoir quel est le moment pour choisir. Cela reste beaucoup le hasard. Je suis sûr qu’il y a des occasions dans la vie où l’on peut changer d’existence.

Vous ne pouviez en effet croire au destin sans quoi vous n’auriez pu être féministe, et combattre contre ce que les grecs appelaient autrefois l’ordre du monde pour justifier la place de chacun dans la cité.

En effet, on disait que c’était la destinée des femmes alors qu’en vérité c’était la loi des hommes. Le droit romain c’était épouvantable. Les femmes n’avaient même pas de nom. Elles avaient le nom de la famille. Pas de prénom.

Vous dîtes également des choses terribles sur la vieillesse.

Qui me semblent vraies. J’avais d’abord acheté tout ce qui avait été publié sur la vieilless
e. Mais ils étaient écrits par de jeunes gens. Ils avaient soixante ans ! C’était la jeunesse de la vieillesse. La vieillesse est de plus en plus longue aujourd’hui. Sa prolongation entraîne de plus en plus de complications.

Votre roman met d’ailleurs en lumière le regard terrible sur la vieillesse, aujourd’hui. La touche étoile, c’est en réalité cette touche qui permet de mourir dans la dignité.

Oui ! En fait, c’était une entourloupette. Puisque je ne pouvais pas en parler officiellement. C’est la touche qui coupe certaines communications. J’ai imaginé que Moïra pouvait appuyer sur la touche étoile. Mais ce serait trop beau si c’était comme ça.

C’est vrai que nous n’avons pas encore trouvé un remède contre la vieillesse, malgré la diabolisation à laquelle se livre la société.

Non ! Et puis on a envie de survivre même dans un fauteuil roulant. Ce doit être très dur d’avoir envie de mourir. J’admire ceux qui le font. Je ne sais pas si j’aurais ce courage. J’essaye de me le donner. Se dire, allez j’arrête aujourd’hui ! On doit se dire encore une minute monsieur le bourreau. Qui veut mourir ? Inutile donc de redouter une ruée pour mourir.

Votre personnage a tellement aimé la vie, et les jouissances de la vie, qu’il ne veut ni les perdre, ni voir ses enfants assister à son dépérissement.

Et puis il y a eu cette espèce de rupture dans la civilisation qui est l’arrivée de l’électronique, et d’autres méthodes que les vieux apprennent très difficilement. Mes petites filles me considèrent comme une retardée. Alors qu’avec ma grand-mère, on jouaient aux dames, aux mêmes jeux. Je suis mise à la retraite d’office, aujourd’hui.

Vous déplorez cette évolution ?

Je trouve cela dommage, car on se trouvent de plus en plus seuls. Alors qu’avec mon père, mon grand-père nous connaissions les mêmes récitations. Nous parlions de l’histoire de France de la même façon. Nous avions des repères, et des points de contact. Alors que je n’en ais plus avec mes petites filles.

Vous pensez à un effondrement des valeurs ?

Un changement complet !

Dans un passage terrible de votre roman, vous dîtes bien que l’homme peut vieillir, il ne disparaît pas dans la société, ce qui est le cas de la femme.

Oui ! Car elle est considérée comme un objet sexuel ! Quand je voyage avec ma petite fille, c’est à elle que l’on prend la valise, pas à moi ! On ne me voit même pas ! Il y a trop de vieux. Cela ennui les jeunes. C’est un sentiment horrible. On nous pousse vers la sortie, et en même temps, la science nous garde trop longtemps.

Ce qui est dommage, et vous le dîtes dans votre livre, c’est que l’on ne prend plus en compte la sagesse de ces gens qui ont vécu.

Ils s’en moquent de notre sagesse. Cela leur est égal notre expérience. Ils ont une autre vie. Le monde est entrain de changer complètement ! Ils ont sans doute raison ! Ce n’est pas nous qui pouvons leur apporter des solutions. Le communisme c’est terminé. Le catholicisme est très flanchant. La patrie ne fera plus mourir personne et tant mieux. Je comprends qu’ils soient affolés par le spectacle de ce bloc de vieillesse qui s’installe dans tous les pays développés. Ma fille aînée à soixante ans cette année. C’est horrible, les générations ! Tout est bouleversé par le fait que l’on vieillisse. Pour moi, l’idée qu’elle puisse être vieille, c’est épouvantable ! Comment allons nous résoudre cela ?

On a l’impression que tous ces combats, dont certains auxquels vous avez participé, arrivent à leur aboutissement, et dérégulent. Il faut donc trouver une autre vision du monde.

Cela dérégule, en effet ! Mais la vieillesse, quoi qu’il en soit, reste le même naufrage pour tout le monde.

Vous avez lu, pour les éditions des femmes, votre roman qui est paru également en cd, pensez-vous que le combat continue ou qu’il a trouvé son terme ?

Oui ! Il continue ! Il y a eu l’âge d’or après 75, et des ouvrages que l’édition des femmes a publiés et qui n’auraient trouvé d’édition nulle part sinon ! Le féminisme est un humanisme qui n’a pas encore terminé son travail sur la terre. Ça n’est pas une mode, même si on me le reproche aujourd’hui. J’ai commencé à quarante ans. Avant, je ne savais même pas que cela existait. On n’en parlait pas ! Il y a eu 1968 et soudain des réunions de femmes ! Certes, j’aurais voulu faire de la politique, mais je n’osais pas prendre la parole. Les hommes n’écoutaient pas les femmes. C’est terrible cela car cela vous fige dans le sous-développement. Aujourd’hui, c’est bien différent, heureusement ! Même s’il reste encore des forteresses. Dans les professions de prestige, les barrages sont toujours là. Bien que les jeunes filles pensent que tout est fait, et que le féminisme est un vieux combat dépassé, ça n’est pas vrai ! Nous pouvons reculer ! Par exemple, la presse féminine vante le retour à la maison. J’ai l’impression de lire la presse de ma jeunesse, avant que les combats féminins soient menés par les journaux féminins. Aujourd’hui, on est retourné à la femme objet. Il n’est plus question que de se gonfler les seins pour répondre aux fantasmes des hommes. Comment peut-on ainsi encourager des centaines de millions d’opérations des seins, en disant que si l’on ne se gonfle pas les seins, on ne trouvera jamais l’amour ?

Comme vous êtes une avant-gardiste, on peut dire que, dans la même veine, ce roman milite pour droit à l’euthanasie.

En effet, les soins palliatifs sont une plaisanterie en France. Ils refusent deux malades sur trois. C’est d’ailleurs tromper les gens, et ce n’est pas mourir dans la paix mais dans des conditions affreuses. Il faut qu’on change cette loi ! On entend déjà des voix en faveur du droit à l’euthanasie. Il ne faut pas que tous ces gens soient obligés d’aller mourir en Hollande ou en Suisse comme cela arrive de plus en plus. C’est impressionnant tout de même ce retard.

Quels sont vos espoirs par rapport à tous les combats que vous avez menés au cours de votre vie ?

J’espère qu’on aura une présidente de la République. Certes, c’est un parti pris, mais symboliquement, il est important qu’il y ait de plus en plus de femmes à la tête des Etats. Cela ne changera pas vraiment la société mais cela changera dans la tête et dans les ambitions des femmes. Se dire ah ! tiens une femme peut être présidente. Prenons le risque !

Bibliographie indicative

La touche étoile, Le livre de poche 2008, et La bibliothèque des voix, Des femmes, 2007, lu par l’auteure

Ainsi soit-elle, La part des choses, Les vaisseaux du cœur, publiés aux éditions Le livre de Poche.