L’UE confrontée à l’antithèse existentielle de sa vocation
Pierre Ménat publie «L’Union européenne et la guerre»
Pierre Ménat est un diplomate français. Il a été ambassadeur de France en Roumanie, en Pologne, en Tunisie et aux Pays-Bas. Il fut également le conseiller en charge des affaires européennes de Jacques Chirac, alors président de la République. Il connait parfaitement le fonctionnement de l’État comme celui de l’Union européenne. Il s’était déjà penché sur l’avenir de l’Europe après la crise du Covid (Dix questions sur l’Europe post covidienne, Éditions Pepper, 2020). Il continue son exploration de l’avenir de l’Union européenne en étudiant comment celle-ci fait face à la guerre, alors même qu’elle a été conçue pour bannir celle-ci de son horizon.
La paix est la première des promesses que porte la création de l’Europe. Celle-ci a été conçue pour en gérer les dividendes. Cette paix, les concepteurs de l’Union européenne voulaient la rendre pérenne, en faisant de la prospérité économique, un facteur d’apaisement des relations internationales et en poussant l’imbrication des économies européennes afin de rendre toute entreprise belliqueuse, périlleuse pour celui qui s’y livrerait. Mais aujourd’hui le conflit ukrainien remet l’Europe face à la guerre et face à la logique de puissance d’un empire qui ne raisonne pas en termes de dividendes, de gestion et de profits, mais en termes de puissance. L’Europe a-t-elle les ressources pour faire face à cette nouvelle donne ?
Soft power européen et impérialisme russe
Alors que l’Union européenne peine à acquérir une consistance politique, voilà que se dresse sur le même continent, face à elle, un empire qui ne se pense pas comme un simple cadre juridique, mais comme un être collectif façonné par l’histoire, qui se réalise dans la domination et pour qui la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Si l’Union comme les États-membres prennent soin de ne pas se définir comme co-belligérants, l’Europe est néanmoins impliquée structurellement dans cette guerre « par son soutien militaire à l’Ukraine, par les effets du conflit sur ses valeurs, son économie, son exposition aux mouvements migratoires et par le retour de la menace nucléaire. Or ni les États européens, ni l’Union n’étaient préparés à cette situation. Les premiers escomptant percevoir les dividendes de la paix avaient fortement réduit leurs budgets militaires. La seconde s’était timidement engagée dans une réflexion sur l’autonomie stratégique, laquelle n’avait pas été portée à son terme ».
La période qui s’est ouverte en 2022 « sera placée sous le signe de la guerre, celle qui a éclaté en Ukraine, celle qui menace entre la Chine et Taïwan. Les guerres dans le Caucase, en Afrique, au Moyen-Orient, en Europe qui couvaient et qui risquent de s’attiser par un effet de contagion. Et n’oublions pas le combat du terrorisme islamiste contre la civilisation occidentale », observe Pierre Ménat. D’après ce diplomate chevronné, une guerre mondiale n’est pas certaine, « mais ses ingrédients sont en place : exacerbation des nationalismes, évocation de l’emploi d’armes nucléaires, formation de nouvelles alliances antagonistes. » Quel pourrait être le rôle de l’Europe dans ce nouveau cadre ?
L’auteur va explorer plusieurs pistes. Dans une première partie, il met en contexte la décision de Vladimir Poutine et ce qu’elle montre de sa vision de l’Occident, il analyse ensuite les lignes de force et de fractures de l’Union européenne et fait le bilan des possibilités qui s’offrent à elle mais s’interroge également de sa capacité à les comprendre et à les saisir. Dans la seconde partie, entre sanctions économiques et instrumentalisation de l’énergie et de l’agriculture comme outils de guerre, l’auteur se demande si l’Europe n’entre pas dans une forme d’économie de guerre sans paraitre pour autant en tirer les conséquences. Enfin, la dernière partie parle des défis que l’Europe doit relever pour que le concept de souveraineté européenne soit autre chose qu’un vœu pieu. Mais entre l’absence de défense européenne, la pression migratoire, le risque d’un élargissement sans fin, une Russie qui se construit sur le rejet de l’Occident et la difficulté d’incarnation de l’Europe, s’il y a un chemin, le moins que l’on puisse dire est qu’il est escarpé et étroit.
La guerre d’Ukraine, l’Europe et le monde
Le passage à l’acte de Vladimir Poutine s’explique en partie par le mépris que les oligarques éprouvent pour un Occident vu comme faible, lâche, sans identité, incapable de défendre les valeurs qu’il prône. Le président russe pensait donc pouvoir anéantir l’Ukraine sans provoquer de réactions fortes de la part de l’Union européenne et des États-Unis. Ce n’est pas ce qui va se passer et cette erreur d’appréciation a fait dire à Angela Merkel que Poutine était coupé du réel. Pour Pierre Ménat, « la réalité que Poutine perçoit, fondée sur l’imaginaire collectif du peuple russe n’est pas la même que celle qui peut être observée par les Occidentaux pour des raisons plus culturelles que politiques. (…)L’utilisation du mot nazi, la référence aux drogués sont des codes idéologiques qui participent à la diabolisation de l’Occident. L’Ukraine doit être punie car elle a voulu se couper de sa patrie naturelle, a choisi le modèle de la démocratie libérale et a aspiré à s’arrimer à l’Occident. ». Derrière l’attitude de Poutine, il y a une rupture avec le modèle européen et un grand pays qui se détourne de la zone civilisationnelle, culturelle et géographique auquel il appartient. En face, si l’OTAN et les États-Unis voient leur rôle conforté par ce conflit, l’Europe, elle, a bien du mal à se penser en puissance et à exister, alors que c’est elle qui doit cohabiter avec une Russie qui en fait un repoussoir civilisationnel.
Si la France, consciente de son déclin, rêve d’une Europe puissance dont elle serait l’inspiratrice, la perte de son influence en Afrique fait qu’elle n’impressionne plus vraiment quiconque et peut difficilement en être le moteur. Le problème est surtout que cette évolution n’intéresse pas le pays le plus puissant de l’Union, l’Allemagne. Celle-ci a clairement choisi le lien avec les États-Unis plutôt que l’investissement dans une souveraineté européenne qui sert plus les intérêts de la France (détentrice de l’arme nucléaire et d’un siège au Conseil de Sécurité de l’ONU) que les siens. L’électrochoc de l’invasion de l’Ukraine, a également renforcé les attentes vis-à-vis de l’OTAN des pays de l’Est et des anciennes Républiques d’URSS. Celles-ci n’ont pas les mêmes aspirations pour Bruxelles « dont la tutelle peut leur rappeler parfois la limitation de leur souveraineté par Moscou. »
Pierre Ménat note que le nouvel ordre international en gestation met en scène l’affrontement entre l’Occident et une grande partie du reste du monde. La guerre d’Ukraine a montré cette partition. Si l’ensemble du monde occidental a condamné l’invasion de l’Ukraine, la Chine, l’Inde et de nombreux pays africains, sud-américains ou asiatiques ont apporté un soutien tacite à la Russie. « Au fond le principal atout du modèle occidental est son attractivité : peu de jeunes souhaitent s’expatrier en Russie, en Chine ou en Iran. » C’est en partant de ce constat que l’Europe aurait une carte à jouer en expliquant que la prospérité n’est pas qu’une question économique, mais dépend de l’esprit qui anime la société. Le développement européen s’appuie sur les valeurs d’une société politique qui fait vivre l’égalité des droits, qui mise sur la liberté des citoyens et qui croit en l’usage de la raison pour organiser la sphère publique. Un leadership européen est donc possible, mais l’Europe exploite-t-elle ses atouts ?
Atouts européens
Pierre Ménat est très convaincant quand il liste les atouts susceptibles de nourrir le leadership européen : sa prospérité et son marché lui donnent encore un poids économique non négligeable même si en déclin. L’euro est un outil qui peut être attractif pour des pays conscients que les échanges en dollars les mettent sous tutelle extraterritoriale des Etats-Unis et qui aimeraient s’en détacher. L’Europe pourrait se faire respecter sur le plan commercial et utiliser son statut de premier bailleur de fonds en matière d’aide publique au développement[1] en le gérant de manière plus politique. Mais cette façon de penser la puissance est étrangère à la conception très technocratique de l’Europe. Incapable de se penser comme autre chose qu’un espace normatif, l’Union reste un nain militaire et diplomatique. Or sans cette capacité-là, le discours sur la souveraineté européenne n’est qu’un leurre.
Sommes-nous vraiment entrés en économie de guerre ?
Autre point problématique soulevé par l’auteur, la capacité de l’Europe à s’adapter à un monde qui n’est pas un vaste supermarché mais où au contraire les matières premières, l’énergie, l’agriculture et les migrations humaines sont instrumentalisées comme moyens de pression dans le cadre de politiques de puissance. Face à cela, l’arme des sanctions est-elle efficace ?
L’auteur rappelle que, traditionnellement, « embargos et blocus étaient des étapes ultimes avant l’entrée en guerre ou encore l’un des volets de celle-ci (…) Mais si l’arme des sanctions aura inévitablement de lourds effets pour l’économie russe, dans un délai difficile à évaluer, ses contre-effets sont tout aussi négatifs pour les pays qui ont utilisé cette arme. »
L’exemple de l’énergie est parlant : c’est devenu un moyen de pression d’autant plus efficace que les politiques européennes, peuvent apparaitre plus obsessionnelles qu’attachées aux réalités. Ainsi « la logique des différents paquets énergie-climat est toujours la même : augmenter le coût du recours aux énergies carbonées au profit des renouvelables et donc le prix que paye le consommateur lorsqu’il achète de l’essence, du gaz et même de l’électricité. Déjà très impopulaire quand le prix de l’énergie reste raisonnable, ce raisonnement devient intenable en période d’inflation et quand arrive l’hiver. » C’est l’effet boomerang des sanctions. Le but était d’affaiblir la Russie, or en raison des divisions de l’UE et de la gestion habile par Moscou, la situation nous affecte en premier lieu. Ainsi alors que « pour les mois voire les années à venir, l’énergie peut et doit être considérée comme une ressource de guerre, il viendra en effet un moment où la pression exercée sur les ménages deviendra intolérable et provoquera d’importants mouvements sociaux ». Mais ces réalités ne nourrissent pour l’instant aucun infléchissement majeur des politiques européennes.
L’avenir de l’Union européenne dans un environnement conflictuel
Les effets du Brexit (le départ de l’État le moins enclin à la coopération) et l’élection de Trump (arrivée à la présidence des Etats-Unis d’un homme disant clairement que l’Amérique avait vocation à se désengager de la défense européenne) auraient pu inciter l’Europe à s’intéresser aux questions de défense, mais celle-ci a continué à baisser sa garde. La part européenne dans les dépenses militaires mondiales était de 30% en 2001, elle s’établit en dessous de 15% en 2016. « Pendant que les nations du vieux continent escomptaient percevoir les dividendes de la paix, quatre grandes puissances, les États-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde augmentaient fortement leur effort de guerre ». Cet aveuglement se retrouve sur la question des migrations comme sur le choix de l’élargissement permanent au détriment des approfondissements nécessaires.
« Les migrations internationales représentent l’un des volets d’une guerre hybride et sont une source de déstabilisation. L’Europe est particulièrement exposée à une telle menace puisqu’elle est celui des cinq continents qui accueille le plus d’immigrés. »[2] Non seulement l’Union européenne s’est révélé incapable de s’organiser efficacement face à ce problème mais elle est victime d’un chantage à l’afflux de migrants. La Turquie, qui retient sur son territoire une partie des migrants en échange d’une subvention de 6 milliards d’euros menace régulièrement de rouvrir ses frontières. La Biélorussie use également de la pression migratoire pour le compte de son allié russe. Son président a organisé la venue par avion de plusieurs milliers de personnes en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique pour les diriger vers les frontières polonaises, lituaniennes et estoniennes. Loukachenko a ainsi créé une crise interne à l’Europe et mis au grand jour ses divisions profondes. En effet, tandis que les États concernés ont construit des murs ou installé des barbelés pour protéger leurs frontières, les États européens de l’Ouest les rappelaient à l’ordre au nom de l’accueil dû aux réfugiés. « Il est désolant que la détresse humaine devienne un instrument au service d’objectifs malveillants, qu’ils émanent des auteurs de trafic ou des États, mais dans un contexte de guerre, il faut que le dispositif européen se resserre et s’affermisse. » On en est loin.
Mais d’autres éléments travaillent aussi à fragiliser l’Europe. Sa propension à l’élargissement n’est pas le moindre. Aujourd’hui huit pays sont candidats officiels à l’adhésion. Or, face au risque de guerre, un Etat ou une organisation doit se renforcer. Pierre Ménat fait remarquer que le grand élargissement de 2004-2007 est une source de difficultés pour l’Union qui peine à assurer la cohésion de ses Etats-membres.
Qui peut incarner la souveraineté européenne?
Une organisation ne peut être souveraine si elle n’a pas les moyens d’assurer sa propre protection. La souveraineté européenne est donc pour l’instant un mot qui ne se traduit pas dans la réalité. Une majorité de ses États membres préfère investir l’OTAN et cantonner la défense européenne à la gestion de crise et au développement de l’industrie de défense. La guerre en Ukraine parait leur donner raison puisque les Etats-Unis ont réinvesti la question de la sécurité européenne. Mais d’après notre diplomate, sur le fond la stratégie américaine n’a pas changé, elle reste tournée vers le Pacifique et veut renforcer sa puissance pour pouvoir se confronter avec la Chine. « Pour les Européens, la sécurité de leur continent est un impératif existentiel, celle-ci ne représente qu’un objectif dérivé pour les États-Unis. »
Autre point qui plaide en faveur d’une défense européenne : les intérêts de l’Europe et des Etats-Unis ne sont pas les mêmes. Les Européens, au-delà de la question de l’Ukraine, devront coopérer avec leur voisin russe, ils sont directement touchés par la politique de sanctions quand celle-ci n’atteint guère les Etats-Unis. Or l’Europe n’est pas dénuée d’atouts si elle veut peser militairement sur son propre continent : la France dispose d’un siège permanent au Conseil de Sécurité et détient l’arme nucléaire. Mis ensemble, les budgets militaires européens se montent à plus de 230 milliards d’euros. Somme quatre fois inférieure aux dépenses militaires américaines mais presque quatre fois supérieure au budget de la Russie. On le voit, l’édification d’une défense européenne est possible, mais est-elle pour autant un objectif réaliste tant qu’une majorité d’Etats membres préfère déléguer aux Américains leur propre sécurité ? Pour sortir de cette impasse, Pierre Ménat propose que les Etats conscients de la nécessité de renforcer leur sécurité sur leur propre continent s’organisent entre eux, créant un conseil de défense européen, mais admet qu’aucun d’entre eux n’en prend le chemin même si la France parle beaucoup de « souveraineté européenne ».
« Le déclenchement de la guerre en Ukraine est révélateur d’un monde marqué par l’affrontement idéologique, économique et militaire, entre des puissances qui ne croient plus aux mérites de la détente mais au contraire sont résolus à recourir à tous les moyens pour faire prévaloir leurs intérêts. Dans ce monde dangereux deux blocs se reforment, davantage séparés par leurs valeurs que par leurs systèmes économiques. » Entre l’Occident qui met en avant ses principes démocratiques et une constellation russo-chinoise lasse de subir la domination américaine ou européenne, les relations se tendent. Si l’Europe veut compter dans les relations internationales, elle doit élaborer son propre projet et se définir comme une puissance d’équilibre. Pierre Ménat montre qu’il existe un chemin pour cela, mais force est de constater que celui-ci est largement ignoré par les Etats membres. Au risque que les périls s’accentuant, l’échelon national et l’OTAN paraissent les seuls garants de l’avenir.
« L’Union européenne et la guerre », de Pierre Ménat, éditions Pepper et L’Harmattan, 2023, 146 pages.
[1] « En 2020, l’aide de l’Union et des États membres s’élevait à 66 milliards d’euros contre 30 milliards pour les États-Unis. Pour la France ce chiffre était en 2020 de 12,4 milliards d’euros, soit 0,55% du PNB (contre 0,2% pour les EU) »
[2] Le solde migratoire varie entre 500 000 et 1 million par an