Kathya de Brinon propose une écoute à tous les angoissés de la « distanciation sociale ». Victimes de violence, prostituées, étudiants, soignants… La liste est longue de ceux qui appellent, et leurs histoires ahurissantes.
Kathya de Brinon propose une écoute à tous les angoissés de la « distanciation sociale ». Victimes de violence, prostituées, étudiants, soignants… La liste est longue de ceux qui appellent, et leurs histoires ahurissantes.
« Je me suis dit : “Ce confinement va être terrible, je vais peut-être pouvoir aider”. »
Le 17 mars, Kathya de Brinon, 71 ans, décide de monter au front contre le coronavirus. A sa façon, avec ses armes : un téléphone, une lointaine formation en psycho, une grande expérience de la vie, une immense empathie. De son appartement de Puteaux, en région parisienne, la fondatrice de l’association SOS Violenfance, auteure de deux livres sur l’inceste
(1), laisse ce message sur Facebook :
« Je suis à votre disposition jusqu’à la fin de cette pandémie. Si vous vous sentez angoissés, phobiques, effrayés ou seulement abandonnés et trop seuls, je serai là pour vous. Tous les jours de 13 heures à 1 heure du matin […]. Courage à tous et entraidez-vous. »
A la « petite permanence », comme Kathya l’appelle désormais, les appels affluent.
Sept le lendemain, et jusqu’à 50 par jour depuis. Dans le portable, des voix chuchotent, pleurent, crient, dénoncent. Un condensé de la France qui a peur, qui va mal, dans cette ère étrange où l’intense promiscuité pour les uns, la solitude extrême pour les autres, l’absence de liberté de mouvement, la menace sur la santé, l’incertitude sur l’avenir bouleversent les repères les plus intimes.
Des mères désespèrent de ne pas savoir aider leurs enfants à faire leurs devoirs ou paniquent de les voir malades. Des vieilles dames angoissent à l’idée de mourir seule, demandent comment on peut acheter des légumes sur internet, disent qu’elles n’osent pas sortir parce que des enfants jouent devant chez elles. Des jeunes s’inquiètent parce qu’ils croient qu’on ne leur donnera pas un vrai bac, et leurs parents ne savent pas toujours expliquer ce qu’est un contrôle continu. Une future mariée, dont la fête a été reportée, sanglote :
« Mon fiancé ne voudra plus se marier après le confinement… déjà qu’il hésitait avant ! »
Des échanges jusqu’au petit matin
Tous les milieux sont concernés. Une femme de ménage rémunérée au noir, mère de trois enfants, ne sait plus comment payer son loyer. Une chef d’entreprise calcule qu’elle va devoir se séparer de la moitié de ses 16 salariés qu’elle connaît tous personnellement.
« Comment je vais choisir alors qu’ils ont tous des familles à nourrir ? »
Elle n’en dort plus.
Des gens confinés appellent parce qu’ils voudraient sortir, des gens obligés de sortir pour travailler appellent parce qu’ils voudraient rester confinés. Comme cette standardiste d’un centre de relais pour les routiers, « prête à se casser un poignet pour ne pas y aller. Elle n’avait pas de masque à disposition, ne savait pas comment désinfecter son téléphone… Ça ne devrait pas être à moi d’expliquer ça ! ». Ni d’ailleurs de répondre aux nombreuses questions du type « j’ai le nez qui coule, est-ce que j’ai le virus ? », « où peut-on acheter de la chloroquine ? », et encore « comment fabrique-t-on des masques ? ».
Kathya écoute, rassure, conseille, aiguille vers des numéros de téléphone qui peuvent aider, alerte les associations…
Sur son Facebook, chaque jour, de sa plume alerte d’ancienne journaliste scientifique, elle relate les histoires marquantes de la veille, donne des nouvelles de ceux qu’elle continue de suivre, se réjouit des victoires, pleure les drames, confesse sa lassitude parfois, pousse des coups de gueule. Mais toujours poliment, bonne famille oblige. Quand les appels se bousculent, son mari, physicien reconverti en standardiste, fait patienter.
Souvent, les échanges s’éternisent jusqu’au petit matin. La nuit, les voix peuvent chuchoter dans le téléphone depuis les toilettes ou la cuisine, sans réveiller le conjoint ou les enfants. La nuit, l’anxiété grandit, les âmes perdues s’accrochent à un numéro comme à une ultime bouée. Les alcooliques et les drogués tentent en nombre de squatter la ligne. Une ingénieure au chômage de 53 ans menace de se suicider.
« Elle cherchait du travail depuis plusieurs mois, le confinement a achevé de la désespérer. »
Les prostituées du Bois
Une prostituée du bois de Boulogne, Nouchka, 32 ans, malade du Covid, crie sa colère et sa misère, entre deux quintes de toux, fiévreuse.
Nouchka appelle vers 3 heures du matin. Elle dit qu’elle se prostitue au bois de Boulogne. Elle a 32 ans, vient d’Europe de l’Est, elle a été amenée en France à 14 ans. Son maquereau a disparu au début du confinement, sans la payer. Pour manger, elle doit continuer à faire des passes. Elle survit en « meute », avec d’autres filles dans la même situation qu’elle. Comme il n’y a plus d’endroit pour se réfugier, elle se lave avec des bouteilles d’eau, dort sur place dans les bois, dans une tente mobile. Nouchka tousse beaucoup au téléphone, elle est
épuisée, elle a de la fièvre. Malade du Covid-19. Les clients, qui sont toujours aussi nombreux selon elle, mettent parfois un masque pendant la passe. L’un d’eux lui en a fabriqué un avec du papier toilette. Elle tousse encore et raccroche, laissant Kathya sous le choc.
« Je ne pouvais même pas la rappeler, elle téléphonait avec une carte prépayée. Je n’en ai pas dormi de la nuit. Pourquoi m’avait-elle contactée ? Je lui ai posé la question, elle n’a pas répondu. Sans doute voulait-elle juste que quelqu’un sache à quoi elles en sont réduites. Ces filles vendent leur corps et leur vie avec, et elles sèment la mort ! Ce sont des bombes à retardement ! J’ai honte. On ferme les yeux sur ce qui se passe au pied de nos appartements confortables. »
Le lendemain, c’est une « amie » de Nouchka qui appelle. Liva, 25 ans, prostituée depuis ses 12 ans, Russe sans papiers, explique que sa fille de 10 ans a été placée par son proxénète
« près de la mer ». Elle voudrait que Kathya la retrouve.
« Elle ne savait pas où sa fille avait été emmenée, elle ne savait pas qu’il y a plusieurs mers en France ! » s’étrangle celle-ci. Liva, malade et fiévreuse, elle aussi, tousse beaucoup. Un client lui a amené trois bouteilles de whisky en lui disant que ça allait la soigner… Deux jours plus tard, Liva rappelle. La voix est dure, le message lapidaire :
« Nouchka est morte. On l’a retrouvée dans le bois ce matin. On a creusé un trou et on a mis des feuilles dessus. »
Elle raccroche, laissant Kathya bouleversée.
« Combien de cadavres va-t-on retrouver après ce confinement ? »
Le surlendemain, une troisième fille du groupe, Tara, appelle, avec le téléphone de Liva. Elle dit qu’elle a 16 ans, que Liva lui a donné son téléphone, avant de disparaître dans les bois. Elle parle avec un fort accent de l’Est, elle dit qu’il n’y a plus de crédit sur la carte, la ligne coupe. Plusieurs prostituées du bois de Boulogne ont alerté Kathya de Brinon qu’elles étaient malades. Pour lutter contre le Covid-19, un des clients de Liva lui a conseillé de boire du whisky. (Marguerite Bornhauser pour « l’Obs »)
A l’ère du coronavirus, comme souvent en temps de guerre, les histoires s’écrivent en taille XXL. Le pire de l’humain y côtoie le meilleur.
Une semaine, Kathya raconte l’histoire d’un couple de soignants, chassés de leur résidence par d’atroces voisins pour leurs supposés miasmes. La semaine suivante, grâce à ce message, le couple se voit offrir un nouvel appartement et des petits plats à volonté par d’autres voisins. Deux immeubles d’un même quartier, deux versants de l’humanité.
L’infirmière, le médecin et les voisins
Christine, infirmière de 47 ans, est mariée à Philippe, anesthésiste, et maman de trois jeunes ados. Ils habitent en banlieue parisienne, dans une petite résidence. Leurs copropriétaires leur ont demandé de partir par peur qu’ils ramènent le virus de l’hôpital. Ces mêmes personnes avec lesquels ils organisent habituellement la Fête des voisins. Le couple est harcelé, insulté, leurs voitures ont été taguées. Pour protéger leurs enfants, qui sont terrifiés, le couple décide de dormir dans une petite pièce de l’hôpital, et de déposer dorénavant les repas pour leurs enfants devant la porte principale de la résidence. Sur son Facebook, Kathya relate l’histoire et commente : « J’ai vraiment un goût amer dans la bouche… Comment nos compatriotes peuvent-ils se comporter ainsi ? C’est honteux et monstrueux ! »
Quelques jours plus tard, une femme l’appelle. Elle a lu son message, et voudrait entrer en contact avec le couple pour lui proposer d’occuper son appartement. Le couple, qui n’en revient pas, atterrit dans un confortable 3-pièces ensoleillé, situé à 500 mètres de l’hôpital où ils travaillent quinze heures par jour. « Leur lit a été fait. Un repas chaud les attend dans le four. Une voisine boulangère-pâtissière a déposé pain, gâteaux et croissants pour leur petit déjeuner. Le primeur les a approvisionnés en fruits et légumes frais. Et tout cela gratuit ! »
s’enthousiasme Kathya. Leurs nouveaux voisins vont continuer à leur préparer des repas, et ont décidé d’apporter aussi ceux des enfants deux fois par jour. Au téléphone, Christine sanglote de joie. Philippe et elle peuvent désormais se consacrer à leur mission. Mais ils ont une certitude, qu’ils répètent plusieurs fois : à la fin du confinement, ils déménageront et partiront vivre dans une maison. Plus jamais d’appartement, plus jamais de voisins.
Sur son Facebook, Kathya relate l’histoire d’un couple de soignants chassés par leurs voisins. Grâce à son post, le couple a trouvé un autre appartement, à quelques mètres de l’hôpital où ils travaillent. Le voisinage les soutient en leur préparant des repas. (Marguerite Bornhauser pour « l’Obs »)
Dans les foyers, le confinement agit comme un révélateur, un accélérateur de vie, un détonateur. Il crée de la violence :
La gardienne et le routier
« J’ai reçu beaucoup d’appels de femmes assez jeunes, dont les compagnons travaillent habituellement en extérieur et ne supportent pas l’enfermement dans un petit espace avec les cris des enfants. Ils deviennent violents alors qu’ils ne l’avaient jamais été auparavant. » Comme ce routier, cloîtré dans la loge de sa femme gardienne, qui bascule après quatorze ans de mariage tranquille.
« Mon mari nous a frappées, mes filles et moi. » Lorsque Louisa appelle Kathya, elle est en état de choc. Gardienne d’immeuble en région parisienne, maman de deux petites de 6 et 8 ans, elle vit depuis quatorze ans une histoire sans nuage avec son mari routier. Et aujourd’hui, après avoir bu, « lui qui ne boit jamais », il les a frappées, « lui qui n’élève jamais la voix ». La femme appelle pendant qu’il fait sa sieste. Elle dit qu’il s’est mis à pleurer ensuite, qu’il a expliqué ne pas supporter l’enfermement. Elle ne veut pas porter plainte, elle l’aime, « c’est un excellent père ». Kathya lui conseille de garder toujours un jeu de clé sur elle, de prévenir une amie, d’enregistrer son numéro et de l’appeler pour qu’elle-même puisse prévenir le
commissariat en cas de récidive. Louisa rappelle, quelques jours plus tard. Pour dire que Tonio quitte Paris ce soir. Il va ramasser les fraises et des légumes de saison dans le sud de la France. « Il voudrait vous parler », dit-elle. Il prend le téléphone, pleure sa honte, raconte sa phobie de l’enfermement. Il demande l’autorisation de la contacter tous les jours. Louisa aussi. Et ils s’y tiennent, ils appellent tous les jours, elle de sa loge, lui de son Sud. Tonio a été ouvrier agricole dans sa jeunesse, il adore son nouveau boulot. Un jour, le couple téléphone à Kathya pour lui annoncer la nouvelle : son chef lui propose de l’employer à plein temps en tant que responsable de l’exploitation, après le confinement. Il lui propose de surcroît une grande maison avec un jardin maraîcher ! Louisa est folle de joie au téléphone. Cet été, elle en est sûre, elle quittera définitivement sa loge et la grisaille parisienne pour cette nouvelle vie avec l’homme qu’elle aime. Et qui, elle l’espère en silence, ne rebasculera plus.
Kathya de Brinon joue aussi les conseillères conjugales.
Le confinement pousse parfois à la violence. Comme Tonio, qui a pris la décision de quitter le foyer pour devenir travailleur saisonnier dans le Sud afin de ne pas mettre en péril sa famille (Marguerite Bornhauser pour « l’Obs »).
La cohabitation forcée fait aussi exploser les silences. « Des personnes voient surgir des souvenirs traumatiques jusqu’alors enfouis, et m’appellent parce qu’elles ne savent pas quoi en faire. » A l’instar de cette jeune femme de 27 ans, confinée avec sa mère dans un hôtel particulier d’un quartier chic de Paris, qui appelle Kathya en sanglots un soir. « En voyant sa mère feuilleter un album de famille, elle avait osé lui dire ce qu’elle avait toujours tu : de 7 à 16 ans, elle avait été “l’amante” de son père, selon sa propre expression. »
Depuis, sa mère pleurait, l’évitait dans l’immense demeure, et ne lui adressait plus un regard quand elle la croisait. Trouver de la force Quatre semaines, c’est court. Et pourtant, tant de destins ont déjà basculé dans le portable de Kathya. Des batailles ont été perdues. Nouchka, la prostituée, a été retrouvée sans vie dans le bois, un uppercut pour Kathya. D’autres peut-être gagnées. Celle de Nadine, par exemple. « Je l’avais eue plusieurs fois au téléphone depuis le début du confinement, elle se trouvait enfermée avec son compagnon qui les violait, elle et sa fille, depuis plusieurs années. Elle parlait, mais ne voulait rien engager. La situation semblait figée, je me sentais démunie. Et un jour, elle me dit que son agresseur est sorti en oubliant de prendre ses clés et son téléphone portable ! Je lui ai demandé de profiter de cette occasion unique et de s’enfermer immédiatement. Elle avait tellement peur. “Vous êtes sûre ?” demandait-elle, tétanisée… Je lui ai crié : “Fermez la porte ! Appelez la police !” Elle a fini par le faire. Son conjoint a été arrêté dans la rue, sans attestation de sortie.
Comme c’était la quatrième fois, les policiers l’ont emmené au poste et ont découvert son lourd casier judiciaire. »
Nadine avait déjà porté plainte auparavant pour viol. Ils l’ont gardé en prison. « Un beau cadeau », commente Kathya, qui en raconte un autre encore, pour le plaisir : Marnie, 80 ans, très isolée dans sa maison du sud de la France depuis qu’elle est confinée, s’est créé un compte Facebook. Julien l’a contactée. Julien, l’amour de ses 16 ans, qu’elle n’avait jamais oublié. Au fil des discussions, ils se sont découvert un amour toujours vibrant, et prévoient de se retrouver dès qu’ils en auront le droit. « Merci Marnie. Votre histoire m’a redonné des forces. J’étais si fatiguée », a écrit Kathya sur sa page Facebook.
De la force pour répondre au téléphone, quand elle voudrait aller se coucher.
« J’ai trop peur de rater une urgence et de me sentir responsable. »
De la force pour continuer encore, durant les longues semaines à venir. Celles du confinement, et celles de l’après, que Kathya redoute autant : « Les gens vont retrouver la liberté, mais aussi la peur de cette liberté, la peur de contaminer, d’être contaminés, sans compter les problèmes économiques… Décompensation, dépression… Ça risque d’être terrible », pronostique-t-elle. Sa « petite permanence » n’est pas près de fermer.
(1) « Des larmes dans les yeux et un monstre par la main », 2018, « la Femme aux cicatrices », 2019, éditions Maïa.