Edmonde Charles-Roux a frémi en lisant Laurence Zordan (article du 5 juin 05 dans La Provence)

zordan3.JPGLu pour vous
A faire frémir
Par Edmonde Charles-Roux
 
Des yeux pour mourir, éditions des femmes, 174 p., 18 euros
 
Aux confins du Tadjikistan Laurence Zordan plante le décor de son roman, l’histoire d’un taliban dressé à torturer
 
Ce récit est d’une cruauté inhabituelle et par moments insoutenable. Il donne corps à un personnage juvénile que l’on voit grandir : le narrateur. C’est un jeune Afghan d’une indéniable beauté. Il a le visage nu : « La barbe réglementaire des Talibans se refusait à y pousser. Nul ne songeait à lui en faire reproche », bien qu’il fut destiné à devenir un moudjahidin. On avait donc enseigné au narrateur depuis l’enfance « la haine fulgurante », on l’avait dressé à torturer. L’auteur de ce récit – et voilà la surprise – est une femme, une occidentale, Laurence Zordan.
 
Des yeux pour mourir est son premier roman. Il a pour cadre une région lointaine, située aux confins du Tadjikistan, de la Chine et de l’Afghanistan, un pays d’érosion, de montagnes désertiques, de soleil brûlant, de tempêtes et d’hallucinations. « Le paysage s’est suicidé bien avant ma naissance », précise le narrateur. Le temps est celui de la guerre, l’époque celle de l’invasion russe, des bombardements aveugles et des villages incendiés. « Nous vivons au bord du vide », dit encore le narrateur qui s’adresse directement, d’un bout à l’autre du livre, au lecteur comme il s’adresserait à un occidental effaré, horrifié ou à un expert en profilage criminel tout occupé à l’écouter et cherchant en vain à comprendre de quelles sortes de monstres il est confronté. « Or, je suis le guetteur, le Guetteur de l’abomination. Vos gazettes s’extasient devant la beauté des yeux des Afghans. Regrettable, sans doute, qu’avec un physique hollywoodien certains se soient fait talibans… »
 
Une des questions que pose ce livre est comment écrire après le 11 septembre 2001, ce jour où les deux tours jumelles du World Trade Center s’effondraient ? « Vous devriez comprendre que l’ancrage dans la réalité appartient au passé et qu’avec les deux tours se sont également effondrées la vraisemblance et la plausibilité. » Autre question liée à ce roman : « Comment peut-on semer la terreur et la torture sans être un malade mental ? »
Pour tenter de répondre à ces questions, l’auteur bâtit cette sorte de roman d’apprentissage. L’histoire de ce petit pouilleux, élevé dans l’obscurantisme et la haine des femmes, qui apprend à tuer, devient l’enfant-assassin, maniant non pas la kalachnikov mais une arme plus silencieuse : son poignard. Il devient, par la force des choses, un fou de Dieu sans Dieu. Il mêle des actes de guerre aux missions d’infiltration destinées à déstabiliser l’armée indienne. Il trahit les uns puis les autres, mangeant à tous les râteliers et puis, chemin faisant, il passe de la guerre aux salles de torture où sa cruauté est à faire frémir et termine sa vie en clochard. « Un Afghan clochard à New-York après le 11 septembre. Vagabond glabre, terré parmi les clochards hirsutes qui, comme les Talibans, ont peur de moi, de mon poignard et de mes joues sans barbe… »
Tel est le dernier portrait paru de ce nouveau type de terroriste.
 
E.C.-R.
Des yeux pour mourir, éditions des femmes, 174 p., 18 euros

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