Une petite histoire de l’opéra – Opus 2 / (Sous la direction de) Laurent Dehors
[Tous dehors / L’autre distribution]
L’opéra ne fait pas partie des genres dont on parle beaucoup ici et ce n’est pas quelque chose qu’on a entrepris de changer. Si on évoque ce volume 2 d’une Petite histoire de l’Opéra, qu’on doit au musicien jazz Laurent Dehors, c’est parce que c’est un formidable instrument pédagogique en même temps qu’un petit joyau d’intelligence. Dehors est connu pour ses relectures audacieuses de pièces classiques. Ses versions de Stravinsky(l’histoire du Soldat) ou de Carmen (Què tal Carmen ?) sont des monuments du genre où le musicien rouennais s’amuse à reprendre les classiques en en détournant les motifs principaux (changer les instruments, les tempos, etc) tout en restant fidèle à leur langage musical d’origine. Clarinettiste de formation, faisant l’appoint de luxe chez Michel Portal ou Jean-Marie Machado, Dehors est aussi un enseignant dont la lecture des chefs d’œuvre du passé semble être l’un des moteurs. Le premier opus de cette mini histoire de l’opéra (c’était il y a quasiment dix ans) était déjà un prodige, celui-ci est tout aussi impressionnant et l’occasion de croiser des thèmes aussi célébrés et prestigieux que le Chœur des Enfants de Bizet, le Tristan de Wagner et Une Furtiva Lagrima de Donizetti. L’originalité du projet ne tient cependant pas qu’à ses reprises contemporaines (entre jazz, world et musique classique) de standards, puisque le disque embarque également quelques ponts créés pour l’occasion et se conclut par une pièce originale, signée par l’auteur, Les Oiseaux assez formidable.
On entre dans ce CD par la Toccata de l’Orfeo de Monteverdi, soit un peu plus de quatre minutes (instrumentales) de pur bonheur dominées par une guimbarde de science-fiction et des cuivres endiablés. Il faut bien sûr revenir à l’original pour mesurer le travail incroyable que fait subir Dehors à la partition de Monteverdi. La cornemuse qui intervient à mi-chemin apporte une énergie insensée et projette le morceau dans une sarabande hypnotique qui fait tourner la tête et nous transforme en derviches tourneurs. Le tour de force est enchaîné par un plus sobre Air de Micaëla(Bizet) chanté remarquablement par la soprano Tineke Van Ingelgem, laquelle va nous accompagner tout au long de la sélection. Le traitement est plus conventionnel mais il y a une légèreté et un naturel dans la lecture de Dehors qui font tomber les barrières de genre traditionnellement associées à l’opéra. Le renfort des cuivres, essentiels dans le travail du musicien, y est pour beaucoup. Tout y passe des tubas, balafon et glockenspiel, saxos et clarinettes, ce qui confère aux morceaux un caractère profane, voire comiquement contestataire, qu’on n’avait pas forcément perçu dans les versions originales.
Le chœur des enfants de Bizet retrouve toute son impertinence enfantine tandis que l’Habanera de Carmen (« l’amour est un oiseau rebelle etc »), pourtant usé jusqu’au trognon, est lui donné dans une version relativement dépouillée, joueuse et pop qui lui restitue toute sa force, sans volonté d’en rajouter. Dehors ne prend pas systématiquement le parti pris de détourner les œuvres ou de les jouer à contre-courant. Il alterne les partitions allégées et les réaménagements ou les glissements de genre, ce qui est évidemment bien vu pour « donner à voir » les œuvres différemment. Il ne s’agit pas de vandaliser ou de profaner pour le plaisir mais bien d’éclairer et de laisser apparaître dans des titres que chacun connaît des recoins ou des possibilités qui étaient en sommeil ou dans l’ombre. Le Mambo de Bernstein est à cet égard un bonheur dansant et aérien qui met en exergue la malice du compositeur new-yorkais. C’est exactement ça !, s’écrie-t-on alors, comme si grâce à Dehors Bernstein était enfin libéré de sa gangue de sérieux et de solennité. Mambo est ici notre morceau préféré. On ne prendra pas les titres un par un pour en dire du bien mais le Tristan de Wagner subit un traitement de cheval particulièrement radical qui s’inspire de la musique de film des années 30 puis du minimalisme expérimental, tout en conservant une forme de puissance romantique (affaissée) assez extraordinaire. L’Air de Didon de Purcell (qui nous a toujours ennuyé) est splendide et sec comme les larmes d’une femme, ce qui ne manquera pas de faire se retourner Klaus Nomi dans sa tombe. On recommandera le magnifique Una Furtiva Lagrima (Donizetti), l’une des séquences/chansons les plus poignantes et touchantes du disque (et probablement de notre année musicale) mais plus encore ce final néo-réaliste, Les Oiseaux, qui fait penser autant à du Brecht tant il sonne populaire et capricieux qu’à une bande son de Michel Legrand. « Le résultat, à l’image de l’ensemble, est charmant et insondable, surprenant et délicieux.
Pas besoin donc d’aimer (vraiment) l’opéra pour écouter ce disque : la curiosité et l’amour de la musique suffisent. C’est jazz et c’est pop, n’importe quoi et un peu tout à la fois, tout en restant d’un professionnalisme et d’une justesse technique à toute épreuve. Cet opus 2 ravira les esprits éclairés de notre temps mais aussi les barbares, les satyres et les sybarites.