– Journal – 12 mars 2024 – Le phénomène Guilaine Depis – Je suis étonnée que personne n’ait encore écrit un livre sur Guilaine Depis. Et une conversation toute récente à son sujet avec un homme que j’estime m’a fait développer quelques idées à ce propos. Cette femme est en effet un vrai personnage de roman, un phénomène du petit milieu littéraire. C’est une Holly Golightly du XXIème siècle : célibataire des grandes villes, rêveuse, belle, pétillante, éprise d’amour et de belles choses, sans doute un peu atteinte de bovarysme comme beaucoup de femmes. Mais la subtilité tient ici dans le fait qu’elle ne dépend que d’elle-même et prend un rôle très actif dans le cours des choses. Elle n’a en même temps absolument rien de la working girl des temps modernes, rien, surtout pas l’idéologie – un féminisme et un progressisme hors sol et déconnectés des réalités, disons. Elle pourrait être Bridget Jones : là encore, raté, elle porte fièrement son indépendance, ne la revendique d’ailleurs même pas, à l’inverse justement des girl boss dont elle se démarque ; c’est en fait une girl boss sans en être une, sans avoir quoi que ce soit de la panoplie habituelle de cet archétype. C’est une mécanique bien huilée dans une usine de guimauve et sucre d’orge, une machine de guerre rose bonbon, une peluche tueuse, Madame Bovary au volant d’un tank ou d’un rouleau compresseur. Souriante, mais sévère (il faut voir son commentaire lapidaire laissé récemment sur le mur d’un ami à elle, homme viril soudain tout penaud, publiquement tancé pour avoir bavardé pendant l’évènement poétique qu’elle a organisé. Imaginer ce visage souriant de petite souris dans cette mine soudaine de réprobation froide et ferme – encore trop indifférente pour être nommée colère et donc d’autant plus redoutable qu’elle est portée par une forme de je m’enfoutisme – m’a amusée). Un vrai phénomène.
C’est une grande enfant malgré sa quarantaine passée, avec son visage juvénile et rieur, sa silhouette de sirène tonique et son syndrome de Peter Pan, dans son appartement en désordre car tout y abonde dans une intenable superficie, parmi ses colis de presse, sa collection de peluches, ses chats, ses escarpins et ses robes de prix moulantes, son incapacité citadine toute avouée à mettre un seul orteil en dehors des 300 mètres de son quartier parisien, et en même temps, elle semble d’être d’une maturité totale, comme si elle connaissait toutes les contingences et les réalités de la vie et n’était pas naive pour un sou, d’un pragmatisme redoutable qui me terrifie d’ordinaire, mais qui m’attendrit et que je trouve touchant chez elle. C’est incompréhensible. Cette femme est déroutante. On ne sait pas si elle a besoin d’être sauvée, ou si elle est d’une solidité de soldat, sans en avoir en rien les apparences. Elle a un courage hors norme. Ses opinions, que je suis très loin de partager dans leur totalité (un exemple : son soutien à Matzneff), qui ose encore les assumer de nos jours ? Ouvertement, publiquement, et avec un métier dans les relations publiques ? Mais cette femme ne rougit de rien, elle est capable de tout. Et tandis que des hommes qui font deux fois sa taille et son poids pérorent sur les sacrifices qu’ils font pour être libres, et tout ce que ça leur coûte, on dirait que tout cela n’est qu’une formalité pour elle. En réalité, à bien y réfléchir, et la pensée m’effleure là, tandis que j’écris, je crois qu’il ne doit pas exister une femme plus forte que cela, ni même un individu. C’est d’ailleurs peut-être le versant d’un drame, j’en ai conscience, d’une incapacité à être vulnérable qu’on sent culminer dans son attitude critique concernant les affaires d’agressions sexuelles ou les débats liés à MeToo par exemple. Tout en la racontant de manière transparente, elle fait peu de cas de sa souffrance : trop peu, peut-être ? Il y a là possiblement un déni derrière lequel elle s’est solidifiée, et qui lui permet de vivre. C’est toute la complexité du personnage. Son anorexie passée, dont je peux parler sans l’offenser je crois, puisqu’elle l’a évoquée publiquement à plusieurs reprises, est en ce sens très cohérente : c’est une maladie de gens capables d’un sang froid et d’une discipline hors du commun, tellement puissants qu’ils en dépassent l’instinct naturel de préservation de soi. Il y a en tout cas chez cette femme une incroyable capacité à composer avec ce qui est, sans jamais s’apitoyer sur son sort – ni celui des autres -, qui me fascine autant que cela me terrifie.
J’ai souvent entendu qu’elle était folle – dans le sens du compliment je crois. Et effectivement, elle est totalement barrée. Mais d’une personne folle, on dit souvent qu’elle n’a « pas la lumière à tous les étages », alors que chez elle, cela semble être l’inverse : il y a de la lumière partout, elle est comme un grand immeuble dont toutes les lumières seraient allumées dans toutes les pièces, en même temps, et en permanence, jour et nuit, si bien qu’on ne sait plus où donner de la tête. De loin, on ne voit qu’une éblouissante construction, et à certains, cela peut donner mal à la tête. Il faut la suivre. Quelle passion n’a-t-elle pas ? Que ne sait-elle pas faire ? On voit ses grands pavés sur FB, puis l’instant d’après elle décroche un contrat, sautille comme une puce de dîner en déjeuner en évènement littéraire, puis ensuite elle monte à cheval, ou fait du yoga, ou du sport en salle, puis ensuite elle est à l’autre bout du monde en train de faire des Hare Krishna les mains jointes, ou de cuisiner un appétissant dîner pour quinze, car oui, en plus elle passe des heures aux fourneaux et cuisine comme une femme au foyer. Quand dort-elle ? Cette femme a trois cerveaux, quatre bras, ou un don d’ubiquité. Cette femme, c’est Shiva. Et un peu un Arlequin positif, une forme serpent à mille têtes, ou d’habile ocelot – élégant petit félin qui n’en est pas moins redoutable.
Ce qui est le plus surprenant, le plus paradoxal, c’est que cette femme, qui est d’une intelligence et d’une complexité intellectuelle étonnantes, capable de s’ouvrir à tous les courants, de penser et de contre-penser, semble totalement au dessus des affres du doute, qui sont souvent le lot des gens comme elle, qui pensent beaucoup, voire trop. Chez elle, tout semble être action et efficacité, pragmatisme entreprenant. Elle n’est que pensées, labyrinthe de pensées et de réflexions sur tout, contradictions en chaîne, et elle semble pourtant ne jamais tergiverser, douter ou se laisser entraîner par la dépression, les ennuis, les complexes ; on dirait qu’elle n’a peur de rien ni de personne alors qu’on ne la voit pas venir tant elle est délicate, à l’image de nos amis félins dont la fragilité apparente, l’habileté, la sensibilité amadouante, miauleuse et minaudeuse n’a d’égal que leur férocité et leur courage face à l’adversité (avez-vous déjà vu un petit chat se soumettre ? A vous ou à un autre ? Ne pas se défendre ? Même face à un chien ?). D’ailleurs, plus d’un évoque ses méthodes et sa rapidité à vendre : pas le temps de niaiser, c’est oui ou c’est non, et en fait, c’est déjà oui, vous avez déjà le livre de l’un de ses auteurs à la main et obéissez avant même d’avoir réfléchi. Et son sourire malin se dresse comme une ombre narquoise sur votre défaite, satisfaction de celle qui a eu gain de cause : elle a eu ce qu’elle voulait, et ce fut pour elle expéditif, comme enlever un cheveu de sa soupe. Sacrée Guilaine. Elle doit beaucoup travailler, et en même temps tout lui semble facile. J’ai conscience que c’est là son image : chacun a ensuite son intimité, ses douleurs. Mais tout son être semble n’être qu’une grande fuite en avant : elle avance ; même quand elle parle de ses drames, elle donne l’impression que ces derniers n’appartiennent jamais qu’au passé, ou sont circonscrits à leur toute petite place. Elle n’est que vitalité. Elle n’a pas de foi : elle s’en moque. Mais on ne dirait pas qu’elle se tourmente de ce que son âme deviendra après sa mort, ou qu’elle sacrifie au nihilisme qui en découle naturellement. Elle a fait corps avec la matière et l’ici et maintenant. Et malgré les épreuves de sa vie, c’est comme si le ressentiment n’avait jamais réussi à se frayer un chemin en et sur elle. Toute son apparence, qui défie le temps, espèce de miracle de la nature juvénile et tonique, en est d’ailleurs le brûlant témoignage. Elle ne semble pas non plus avoir le sens des rivalités qu’ont les ambitieux. C’est comme si tout coulait de source, que la digestion se faisait très proprement. De toute façon, quelle rivale aurait-t-elle eue ? Elle est unique et elle a toute la tranquillité de ceux qui le savent. Bien sûr, la douleur s’exprime toujours quelque part. Reste à en connaître les recoins cachés. Mais c’est l’image qu’elle donne. Rien que ça, ça ne vient pas de nulle part : ça exige de la force.