Guilaine Depis invitée de Souffle inédit
Rencontre avec Guilaine Depis
Une attachée de presse passionnée et ouverte au débat d’idées
Entretien conduit par Hyacinthe
Cela fait plusieurs années que nous suivons Guilaine Depis, notamment sur les réseaux sociaux. Férue de littérature, elle semble vivre son métier comme une fête.
À travers elle, nous aimerions en savoir plus sur son métier…
Rencontre…
Qui êtes-vous, Guilaine Depis ? Comment vous présenteriez-vous à nos lecteurs ?
Guilaine Depis. « Qui suis-je ? » … Vaste question !
Sur le plan professionnel, je peux dire que Balustrade Relations presse & publiques (guilaine-depis.com), est à la fois la synthèse et l’aboutissement de mes trois grandes expériences salariées antérieures : le Sénat (2005-2006), l’Espace des Femmes (2007-2010), l’EHESS (2011-2012). Trois institutions remarquables par leur histoire, leur prestige, le sérieux et la qualité de leurs productions éditoriales internationalement reconnues, toutes profondément ancrées dans la vie de la Cité (la « polis », d’où vient le mot « politique »), attentives et impliquées dans les problèmes qui se posent à la société… Même si elles sont aussi autre chose avec leurs préoccupations intellectuelles, culturelles et artistiques.
Née fin 2012, mon entreprise s’appelle Balustrade parce que c’est l’allégorie que je me fais de mon métier : les gens s’appuient sur moi comme sur une balustrade, en confiance. Je les sépare et les protège du monde extérieur, je les soutiens de toutes mes forces, je les porte et leur permets de se hisser sur moi pour devenir plus visibles, aller plus haut ! Il y a dans la balustrade la dimension ornementale : si on me remarque (pour mon élégance ou pour mes prises de position audacieuses), on remarque aussi les clients qui se reposent sur moi pour se faire connaître ! Tout le monde y gagne. Quand on est totalement inconnu(e), on bénéficie des regards braqués sur une attachée de presse qui a déjà un public, voir quelques fans. Puisque toujours quand on s’intéresse à moi, j’essaie de caser mes clients, que la lumière sur moi puisse aussi les sortir de l’ombre. Concrètement, je leur cherche des retombées médiatiques dans les télés, radios, presse écrite et site web francophones, j’élargis leurs carnets d’adresses en leur ouvrant généreusement le mien, je leur organise les rencontres fécondes dont ils ont besoin pour progresser. Si j’ai fait mes armes dans le milieu littéraire, Balustrade adore avoir des clients entrepreneurs, j’en ai dans la mode, dans le bâtiment, parmi les grands avocats et fondateurs de start-up aussi. Le but est toujours le même : les rendre plus visibles, créer leur e-réputation, les faire connaître et reconnaître.
Sur le plan personnel ― vous m’avez repérée pour cette interview car j’existe aussi un peu en tant que Guilaine Depis, suffisamment pour que vous m’ayez remarquée ! ― je me sens égarée dans une drôle d’époque déconcertante où l’on entend de plus en plus souvent que 2 + 2 = 5.
« Dans mes voyages, je ne sais pas ce que je cherche, mais je sais ce que je fuis » (Montaigne). Depuis toujours, j’ai cherché à m’éloigner le plus possible de tout ce qui pouvait me faire penser à mon enfance et à mon adolescence infernales en dordogne : étudiante à Sciences-Po, j’ai choisi de faire des stages aux Etats-Unis, à l’Ambassade de France au Japon et au Consulat Général de France à Sydney : le plus loin possible. Ayant découvert la vie parisienne en 2001, je me suis finalement posée là, considérant que ma vie y était suffisamment éloignée de l’horreur dans laquelle j’avais grandi. La distance n’est plus géographique, mais elle est sociale et culturelle.
C’était un de mes rêves les plus chers et inaccessibles : habiter Paris et le 6ème arrondissement en particulier. Je suis la preuve vivante que la vie est parfois moins dégueulasse qu’on ne l’imagine, qu’il y a moyen de s’échapper du déterminisme social, que de bonnes surprises peuvent se produire. J’ai aussi acquis la conviction qu’on mérite sa chance. Mon pessimisme forcené ne m’a jamais empêchée de me battre. Ma devise personnelle, celle de Guillaume d’Orange, est aussi celle de Balustrade : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». Quelques merveilleuses rencontres ont jalonné mon parcours pour me nourrir et me faire devenir celle que je suis aujourd’hui.
Comment travaillez-vous ? Comment cela se passe-t-il concrètement ?
Guilaine Depis. La clientèle de Balustrade est constituée de deux catégories de personnes : d’abord les fidélisés qui se réengagent tous les 6 mois avec Balustrade, ou bien qui me reprennent de livre en livre, d’exposition en exposition. Christian de Moliner avait par exemple enchaîné 9 contrats avec Balustrade (puis il est mort) ; ensuite ceux qui arrivent par le bouche à oreilles, qui ont entendu parler de moi en bien.
Quelques éditeurs ont pris l’habitude de systématiquement me recommander, c’est par le truchement de l’un d’entre eux que Léo Koesten vient de m’engager. Plusieurs journalistes donnent également mon nom quand on leur demande conseil sur le choix d’une attachée de presse. C’est suite à la recommandation enthousiaste d’une journaliste de France culture que Sylvie Largeaud m’a choisie depuis Tahiti pour la représenter. De même c’est parce qu’un célèbre journaliste de TF1 lui a dit que j’étais « la meilleure » que Babette de Rozières est venue se poser sur ma Balustrade ce mois-ci. Thierry Millemann, l’un de mes clients les plus récents, m’a écrit que c’était Jean d’Ormesson qui avait eu avant de mourir le réflexe de me recommander à lui. Pour continuer à être ainsi recommandée, à conserver ma réputation et mes alliés, j’ai donc intérêt à donner satisfaction, à être performante ! Je me défonce toujours. Ma vie, c’est mon boulot. N’ayant ni conjoint ni enfant, je me consacre pleinement à Balustrade.
Ma politique d’entreprise est depuis le début transparence et honnêteté. C’est la raison pour laquelle je ne commence aucun contrat en me montrant optimiste : j’ai de cette manière la certitude de ne pas décevoir, qui reste primordiale à mes yeux. Souvent, je préviens les auteurs publiés par de toutes petites maisons d’édition ou autopubliés « Ce sera très difficile », je ne fais pas rêver : je préfère apporter de bonnes surprises que de fausses joies. Au bout de 6 mois, mes clients peuvent faire un « bilan » de ce que je leur ai apporté de positif dans leur vie (en retombées médiatiques et en contacts utiles), et décider de renouveler leur contrat s’ils veulent poursuivre l’action, prolonger leur route à mes côtés. Je dirais que durant les 6 mois du contrat, je fais feu de tout bois. Après une étude approfondie de chaque cas, avec mon expertise acquise en 18 ans d’exercice de cette profession, J’exploite tous les atouts possibles pour trouver les plus belles retombées médiatiques et/ou pour susciter les rencontres les plus utiles à mes clients.
Vous semblez avoir des amitiés et par là même des goûts littéraires différents. Qu’est-ce que vous lisez au quotidien ? Quelles sont vos exigences en littérature ?
Guilaine Depis. Je relis Amélie Nothomb, je l’aime éperdument. Ses livres découverts en 1999 ont changé pour toujours le cours de mon existence. Et la rencontre avec la femme qu’elle est, si exceptionnellement attentive, généreuse et sensible, m’a sans doute galvanisée lorsqu’à 19 ans j’allais si mal. Son œuvre est d’une très grande puissance et aide à vivre. Je pense qu’elle plaît tant à de jeunes lecteurs car elle parle avec expérience et génie de leurs propres souffrances. Sylvain Tesson se révèle être un monument d’intelligence, de courage, de talent. J’ai été outrée qu’il soit récemment classé aux yeux de la gauche comme « d’extrême droite ». Tout ce qui est politique (et davantage encore les extrêmes qu’il vomit) étant le contraire absolu des préoccupations de Sylvain Tesson, simple et doux contemplatif en quête de beauté et de (bon) sens. J’ai une adoration pour l’œuvre d’Emmanuel Bove, trop méconnue. Pour le style de Paul Morand. J’aime les classiques russes, les contes philosophiques de Voltaire, les romans d’apprentissage français du XIXème siècle (Stendhal, Flaubert…), les grandes fresques sociales (Zola, Balzac…).
D’un autre côté, je voue une affection/vénération singulière à la littérature persane, et à l’enseignement des mythologies. J’admire immensément le travail de Leïli Anvar et de l’éditrice Diane de Selliers dans ce domaine. Des gens comme Henry Corbin et René Guénon. Je lis beaucoup de livres de spiritualité, je pourrais citer Stéphane Barsacq parmi mes auteurs favoris. Le dernier roman délicieux par sa truculence qui m’a marquée est « Le temps des loups » de mon ami Olivier Maulin. Comme essai de ce printemps 2023, j’ai adoré « La chair est triste hélas » d’Ovidie, qui me semble être un livre extrêmement pertinent qui fait le bilan controversé de 50 années de « libération sexuelle ».
Beaucoup de grands poètes et philosophes sont décédés au cours de ces dernières années, dont Clément Rosset, Salah Stétié Philippe Jaccottet, Bernard Noël ou Roland Jaccard qui s’est suicidé. Beaucoup de grands écrivains ont été voués à l’opprobre à l’instar de Richard Millet et Gabriel Matzneff. Comment la littérature française se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui se passe, se noue et se dénoue via les réseaux sociaux ?
Guilaine Depis. Je suis très inquiète pour la littérature. Trois écrivains essentiels à mes yeux sont censurés par les grands éditeurs et par l’époque : Renaud Camus, Richard Millet, Gabriel Matzneff. Qui a lu ces trois grands écrivains ? Peut-être vous, qui semblez lettré, mais à vrai dire pas grand monde. En France, point n’est besoin d’avoir lu un écrivain pour l’ostraciser. Il suffit d’extraire un de ses paragraphes scandaleux ou une de ses phrases politiquement incorrectes de son contexte et de le/la copier-coller partout dans la presse-purée jusqu’à la nausée. Richard Millet a été chassé de Gallimard alors que personne parmi les journalistes lyncheurs n’a lu en entier Langue fantôme, cause de son éviction. De même, qui a lu La lettre au Capitaine Brunner de Matzneff, un bouleversant roman racontant son histoire familiale sous l’Occupation et livrant de nombreuses clés pour comprendre sa destinée ?
Je crois que cette période de crépuscule pour la littérature vient de l’extrême-gauche américaine, de tous ces woke, qui à l’image de l’extrême-droite nazie veulent brûler des livres. Car les réécrire équivaut à les brûler. C’est changer leur substantifique moelle, les édulcorer, un peu comme du couscous sans harissa, des sashimis sans wasabi, une salade de tomates mozzarella sans huile d’olive. Les livres aussi peuvent perdre leur saveur. C’est sous la bannière du progressisme ― on nous persuade que c’est le « Bien » sauf que l’art (dont la littérature qui est une forme d’art) était là pour accueillir le part de faiblesse et de Mal présente dans chaque être humain ― que sévit le puritanisme le plus rétrograde. L’Homme Bisounours est une chimère, il n’existe pas. Et c’est tant mieux. Tant que les robots ne nous auront pas encore totalement remplacés, il demeurera en l’Homme une part de liberté, d’émotion, de mauvaises pensées ― et je trouve cela plus rassurant qu’un nouveau monde aseptisé.
Ce qui me peine surtout, le grand fléau de l’humanité, c’est l’incommensurable bêtise, c’est-à-dire l’incapacité de raisonner avec distance (l’humour est une forme de distance), d’appliquer différents degrés de lecture, pour certaines œuvres. Comme le rappelle Fabrice Luchini dans son dernier spectacle, au rythme auquel le totalitarisme éradicateur avance, on ne pourra bientôt plus lire ni La Fontaine, ni Molière, d’affreux misogynes.
Vous affichez volontiers vos préférences, entre goûts littéraires et esthétiques d’un côté, et choix politiques et idéologiques de l’autre. Pourriez-vous nous en parler davantage ?
Guilaine Depis. Attention, il est capital de distinguer deux choses : il y a Balustrade et il y a Guilaine Depis. La frontière est étanche entre Balustrade et Guilaine Depis.
Balustrade est une entreprise qui défend des hommes, des femmes, des idées, des œuvres, des causes, des entreprises, des associations, des artistes très variés. Balustrade représente des clients progressistes, des clients conservateurs, des clients qui adorent le Président de la République, d’autres qui sont plus réservés le concernant, des clients juifs, chrétiens (catholiques, orthodoxes, protestants), musulmans, agnostiques, athées etc.
Je tiens à garder à tout prix cette diversité de clients, car elle me donne des prétextes pour pouvoir contacter l’ensemble des médias français, du Monde à Valeurs actuelles, de BFMTV à Médiapart, du Figaro à France Inter, de France Culture au Point, de CNEWS à Forbes etc. Cela me permet de « doper mon esprit critique » pour reprendre le titre du livre d’Emmanuel-Juste Duits, un de mes clients actuels philosophe. Je choisis mes clients sur deux critères : que je les sente sains et agréables, avec les pieds sur terre – un auteur qui débarque en me disant « Autopublié pour la première fois de ma vie à 80 ans, je veux que vous m’obteniez le Prix Goncourt pour mon roman » (situation qui se produit régulièrement !) sera immédiatement refusé.
Et ensuite j’exige d’eux qu’ils aient du cœur dans les idées, quelles que soient leurs idées. J’ai par exemple défendu récemment avec passion « Mondial Stéréo », un livre soutenu par « S.O.S. Méditerranée » qui enseignait aux enfants l’accueil et l’empathie envers les migrants tout en ne partageant pas vraiment au fond de moi l’engagement militant de ses auteurs hyper pro immigration. Cela n’a aucune importance : il y avait de toute évidence beaucoup de cœur et de sincérité dans ce livre-là qui me touchaient. Ce cœur et cette sincérité méritaient d’être défendus et de trouver des échos médiatiques et un public. Le défi me plaisait bien. Idem l’année dernière, j’ai eu l’immense joie de travailler pour un militant LGBT à l’âme pure, lumineuse. Un homme extraordinaire qui s’appelle Roberto Garcia Saez. Je l’apprécie tellement sur le plan humain que le fréquenter m’a permis d’évoluer sur des questions essentielles comme l’adoption par des couples homosexuels. Alors qu’avant de travailler pour lui j’étais plutôt de l’ancien temps concernant les mœurs. J’aurais HORREUR de ne porter sur ma Balustrade que des clients ayant mes idées et mes valeurs. Ce serait soporifique pour la vie de l’esprit, pas stimulant du tout. En outre, accepter régulièrement de porter sur ma Balustrade des personnes différentes de moi peut bousculer mes convictions (seuls les imbéciles ne changent pas d’avis). Je ne veux pas roupiller, être endormie sur mes lauriers. J’aime les environnements stimulants, le mouvement, le débat !
Les seuls livres que je refuse de porter sur ma Balustrade sont ceux écrits en écriture inclusive. C’est ma limite… Là, je ne supporte pas. Je suis très attachée à la liberté d’expression, j’aime que l’on puisse tout penser (même le contraire de moi !), tout dire, tout écrire, mais encore faut-il l’exprimer dans une belle langue élégante faisant honneur à la littérature. L’écriture inclusive est le sommet de la barbarie : on dit « une chaise » et « un tabouret », la chaise est pourtant plus imposante que le tabouret. Si on suit leur logique folle, dans le cas de ces meubles, c’est le masculin qui se trouve inférieur, dévalorisé, discriminé. Mais beaucoup plus grave, cette écriture produit l’effet inverse de celui recherché : elle exclut. Les dyslexiques ne comprennent plus rien et la langue française devient encore plus difficile à apprendre avec tous ces .e. abracadabrants de laideur et de stupidité.
Après, à côté de Balustrade, il y a Guilaine Depis, qui aspire à exister modestement dans le débat d’idées. Balustrade est apolitique et areligieuse. Guilaine Depis est une citoyenne, vote évidemment. Elle a des idées. Seules les endives n’ont pas d’idées. Mais elle défend sous la bannière Balustrade avec autant de ferveur des clients qui sont ses adversaires idéologiques. Je conçois mon métier comme celui d’un avocat. Éric Dupond-Moretti n’a pas besoin d’être en accord avec les motivations politiques du frère de Mohammed Merah pour le défendre au mieux. L’avocat de Salah Abdeslam et celui de Nordahl Lelandais n’ont heureusement pas approuvé en leur for intérieur les démarches meurtrières de leurs clients. Etre une spécialiste des relations presse et publiques participe du même principe. Déjà lors de mes débuts dans ce métier, je me souviens avoir eu à défendre la parité en politique, la GPA et les abolitionnistes en matière de prostitution, alors que mes idées sur ces trois sujets étaient diamétralement opposées. En 2007, Antoinette Fouque m’avait juste engagée au moment des élections présidentielles, je faisais à ses côtés professionnellement campagne pour Ségolène Royal … tout en ayant dans l’isoloir voté Sarkozy le jour J. Cela ne me pose aucun problème. C’est au contraire une excellente école pour se concentrer sur le professionnalisme, l’intérêt de chaque client. Comme un avocat, quand j’accepte un client, seuls le contact humain de confiance que j’ai avec lui et le faire gagner m’importent. Sa satisfaction devant mes résultats est mon but ultime.
Ce n’est pas tout à fait le questionnaire de Proust, mais : si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Si vous deviez être l’agent littéraire d’un seul écrivain, qui serait-il aujourd’hui et qui serait-il dans le passé ? Enfin, si un seul texte de votre prédilection devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Guilaine Depis. Si je devais tout recommencer ? En naissant au même endroit, en province avec les mêmes parents, je n’aurais vraiment pas pu faire mieux. L’anorexie-boulimie (1995-2005), qui marqua ma jeunesse et m’empêcha par exemple de devenir diplomate, en passant les concours « cadres d’Orient » ou en faisant l’ENA (il est difficile de se concentrer au-dessous de 40 kilos, et dans les périodes boulimiques, il est davantage encore impossible de fournir des efforts intellectuels ; les troubles du comportement alimentaire sont de très sérieux handicaps aux études), s’est imposée à moi comme seule issue de secours dans ma camisole de flammes tant était impérieux mon besoin de m’approprier quelque chose de mon existence, d’avoir la main sur une partie de moi ― le corps c’était le plus facile. J’ai toujours estimé que l’anorexie-boulimie m’avait paradoxalement sauvé la vie. C’était la première fois que je pouvais maîtriser quelque chose indépendamment de mes parents.
Si j’ai eu une vie chaotique et romanesque ensuite, c’est parce qu’il s’agissait d’abord pour moi de tout faire pour me différencier de mes parents. L’enfant unique qui grandit ballottée entre deux parents toxiques s’imagine forcément que le schéma « normal » d’une vie de couple, c’est ce qui l’entoure ; que la plupart des humains vivent selon l’exemple de ses parents (plutôt mourir !) ; que la famille est le lieu des rapports de force, de la torture et de l’humiliation. Que s’incendier mutuellement, hurler des insanités quotidiennement, est courant, banal, normal. Que s’aliéner à la chaîne des faux-devoirs comme aller passer ses week-ends en famille est une obligation. Face à un schéma si glauque et pervers, si la normalité c’était eux, je désirais à tout prix être anormale. On se construit toujours par rapport à nos repères, pour ressembler à ce que l’on admire, ou pour se libérer de ce que l’on hait.
Avec des « si », on peut refaire le monde entier. Si j’étais née ailleurs, j’aurais certainement moins souffert, mais peut-être que ma sensibilité aiguisée par ma fêlure aurait été moins exacerbée. Nietzsche le dit : « Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ».
Si j’étais un mot ? Je ne saurais choisir entre l’émerveillement qui est mon moteur dans beaucoup de domaines, et la gratitude. Alors, je dirais « Merci ». J’ai souvent remarqué que certaines personnes finissent par se retourner et en vouloir aux gens qui les ont aidées à une époque de leur vie et qui ne les aident plus. Moi, je crois qu’il faut toujours rester dans la gratitude de ce que les autres ont un jour fait pour vous. Si chaque être humain de votre ville vous avait soutenu(e) ou aidé(e) pendant 24 heures, vous seriez sauvé(e).
Si j’étais un arbre, en wagnérienne accomplie, je répondrais le Frêne de L’Anneau du Nibelung.
Si j’étais un animal, je serais un chat pour son indépendance, son agilité, sa beauté, sa douceur. J’ai deux magnifiques assistantes : Scarlett (une chatte Bengal) et Gloria (une chatte Sibérienne Neva Masquerade).
Si je devais être l’agent littéraire d’un seul écrivain aujourd’hui ? Je n’ose pas vous répondre Gabriel Matzneff, pourtant j’ai le goût de la difficulté, celui de la provocation et celui des causes perdues. « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». J’ai été écœurée par l’hypocrisie et la lâcheté de Gallimard à son encontre durant l’affaire. Cet éditeur a publié durant plus de 30 ans les livres de Matzneff qui n’a jamais rien caché de sa vie et qui fut longtemps célébré par le milieu littéraire parisien pour cette raison précise. Il donnait tout à la littérature, « se fourrant tout entier dans son œuvre » comme le recommandait son maître Schopenhauer, avec ses blessures, ses failles, ses erreurs, ses fautes, son inavouable, son impardonnable, sa culpabilité, son enfer. Cette littérature à bout portant me semble beaucoup plus intéressante tant sur le plan littéraire, que sur ceux métaphysique, sociétal et même théologique que les œuvres mensongères, tronquées, édulcorées pour blanchir leur auteur ou le faire apparaître sympathique, aimable.
Lorsque fin 2019 déferle le torrent de boue lié au livre de Vanessa Springora (une histoire pourtant publiée par Gallimard en 1993 sous le titre La Prunelle de mes yeux, dans laquelle les deux protagonistes avaient les mêmes âges que dans Le Consentement, cet éditeur se met à censurer brutalement l’un des écrivains ayant le plus contribué à sa gloire. Les livres de Matzneff n’ont jamais changé, y compris ceux des années 70 ! C’est le très respectable Jacques Chancel qui publia en 1974 dans sa collection « Idées fixes » chez Julliard « Les Moins de seize ans », ouvrage que Bernard Pivot mit à l’honneur d’ « Apostrophes » quelques mois plus tard à une heure de grande écoute à la télévision. Signe qu’à cette époque-là, ces idées ne choquaient personne. C’est le regard porté sur les livres de Matzneff qui a changé. En droit, ce grand écrivain ― qui n’a rien fait de pire que Gide ― Prix Nobel de littérature ou Montherlant entré à l’Académie française ― a un casier judiciaire blanc comme neige. Demandez à Gallimard pourquoi ils gardent au catalogue ces salauds de Gide (du journal intime lui aussi, pas de la fiction !) et Montherlant, leur réponse serait passionnante. Le plus aberrant étant que même Stock a censuré Un Diable dans le bénitier, un livre constitué d’articles de Matzneff publiés par l’hebdomadaire Le Point, un livre absolument irréprochable sur le plan de la morale, l’année où Fayard rééditait Mein Kampf….
Si Matzneff n’est pas un homme supérieur au Droit, il ne doit pas non plus être traité en dehors de l’arsenal juridique de l’État de Droit ― dont la prescription est un pilier. Si Matzneff a été sacrifié sur le double autel de la Cancel Culture et du mouvement Me Too, savez-vous qu’en dépit de 3 années de lynchage médiatique inouï, de 6 perquisitions, de dizaines d’audition de tout son entourage par la police, aucune plainte non prescrite n’a été déposée contre lui ? Ce grand tintamarre médiatique (la jouissance pour tous ces pseudo journalistes d’aller rajouter chacun une petite pierre à la lapidation pour s’acheter une bonne conscience et s’absoudre de leurs éloges passées du nouveau Satan) a fait oublier l’absence de victimes. Elles sont où les victimes ? Que l’on ne me parle pas des années 70 et 80. Comme Élisabeth Badinter et Alain Finkielkraut, je suis attachée à la prescription. Depuis l’Antiquité, on a toujours estimé que le dress code moral d’une époque évoluant avec les mœurs il était injuste et donc inadmissible de juger des faits qui s’étaient produits plusieurs décennies auparavant. À l’époque des faits, ce que l’on reproche aujourd’hui à Matzneff n’était pas qualifié de « crime ». Ceci dit, être l’agent littéraire de Gabriel Matzneff en ce moment (il est censuré et n’a plus aucun revenu) ne me rapporterait rien, donc j’aurais la sagesse de choisir plutôt Sylvain Tesson, que je connais, que j’adore et que j’admire énormément.
J’aurais adoré être l’agent littéraire de Louis-Ferdinand Céline (on ne doit pas s’ennuyer !), ou de Nelly Arcan. J’ai un goût particulier pour les philosophes comme Robert Redeker (son dernier livre « L’Abolition de l’âme » est un joyau) et Pascal Bruckner ; ce sont des gens dont je défends déjà à titre citoyen les œuvres dans les dîners en ville. N’ayant pas du tout l’esprit revanchard « Me Too », cela me plairait d’appartenir aux côtés de Sabine Prokhoris, Catherine Millet, Brigitte Lahaie, Élisabeth Badinter, Élisabeth Lévy à un genre de mouvement remettant de l’honnêteté, de la nuance et surtout de la légèreté, de l’humour et de la poésie dans les rapports hommes-femmes.
Un livre à traduire en arabe ? La religion woke de Jean-François Braunstein, Ou Libertés sans expression de Christine Kelly, un livre formidable où, à l’image de Rachel Khan, elle refuse l’assignation à sa couleur de peau. Il faut restaurer l’universalisme, c’est ce qu’explique aussi Brice Couturier dans son nouveau livre L’Entreprise face aux revendications identitaires. La France actuelle s’est construite sur l’universalisme des Lumières, le contraire de l’assignation à telle ou telle communauté, ou à tel ou tel quota, qui émerge de manière très nocive et angoissante.