Antoinette Fouque
de Mai 68 à Octobre 2008 et prolongations
Les révolutions psychanalytique, politique et éthique apportées par Antoinette Fouque comptent cette année quatre décennies, c’est aussi dans « la foulée de Mai » qu’elle devient la cofondatrice du MLF, en octobre 1968. Son travail théorique et son action sont évoqués à travers un essai collectif signé par douze intellectuels, Penser avec Antoinette Fouque, et un recueil de témoignages et d’entretiens avec l’éditrice, femme de mouvement et de pensée, publié à la rentrée : Génération femmes.
Les années qui précèdent 1968 oscillent entre l’ ombre : séquelles de la guerre d’Algérie, mort de Kennedy, Vietnam, « tiers-monde », apartheid, libertés faibles, peine de mort, chômage (restreint à nos yeux) qui semble grimper, et le mouvement culturel qui se dessine : accent mis sur la philosophie, la linguistique, l’anthropologie, la psychanalyse, le théâtre qui sort timidement des institutions, le Nouveau Roman, la pensée de Lacan. Peu de noms se déclinent au féminin.
Entretien avec Antoinette Fouque
Vous étiez alors lectrice au Seuil, enseignante et vous suiviez les séminaires de Lacan, comment voyiez- vous les antécédents de Mai ?
On a beaucoup parlé des Trente Glorieuses du point de vue économique. Ce qu’on oublie de dire, c’est que la décennie 60 a été une décennie glorieuse du point de vue de la culture et de la civilisation. Les années 60 ont vu la naissance d’un mouvement de pensée d’une modernité inédite dans la culture française, donc au coeur de la culture occidentale : les Modernes, contre les Anciens, ont lutté contre tous les conservatismes intellectuels, universitaires en particulier. Se sont affinés le travail de Roland Barthes, la pensée de Lacan, et la naissance radieuse et dès longtemps préparée de Jacques Derrida. On lisait Leroi-Gourhan, Lévi-Strauss, Althusser, du côté du marxisme… Comme on a parlé du siècle des Lumières, on peut parler pour ces années, d’une décennie des Lumières, d’une véritable Renaissance, c’est-à-dire d’une revivification d’une pensée tout à fait contemporaine.
J’étais en prise directe avec cette effervescence autour de la psychanalyse, de la philosophie, de l’anthropologie, de la linguistique, et des Revues… Je faisais une thèse avec Roland Barthes sur les avant-gardes française et italienne, j’étais lectrice au Seuil où l’un de mes articles sur les Novissimi dans les Cahiers du Sud, avait été remarqué. J’allais aux séminaires de Lacan avec qui j’ai commencé une analyse en 1968. Tout ceci allait avec une lutte pour affirmer la levée d’interdit : avant que les étudiants de Nanterre protestent contre la séparation des filles et des garçons, en mars 68, le mouvement de pensée avait protesté contre la censure des écrits de Sade, contre la censure des publications. Nous étions engagés contre toutes les censures.
A quel moment est venu en vous cette idée : créer un mouvement des femmes ?
Au cours de Barthes, j’ai rencontré Josiane Chanel qui m’a présenté Monique Wittig, écrivain qui avait eu le Prix Médicis pour L’Opoponax en 66, mais qui était très maltraitée dans le milieu littéraire. Une misogynie violente régnait dans la République des Lettres. Je la ressentais aussi. Les femmes n’y existaient littéralement pas, sauf comme hystériques, comme valeur d’usage ou d’échange. Elles n’étaient pas sujets, et encore moins sujets d’une théorie ou d’un discours – même pas objets d’une théorie. Nous en avons parlé.
Et à partir de mai, une fois les premiers frémissements de la révolte amorcés, une fois la Sorbonne occupée ( une majorité de garçons tenant les porte- voix) cela s’est passé comment ?
Le 13 mai 1968, Monique m’a entraînée à la Sorbonne occupée, et à plusieurs dans une salle de philo, nous avons créé un Comité d’Action Culturelle. Nous nous sommes battues pour garder l’initiative et défendre notre salle que certains voulaient nous reprendre. Beaucoup d’acteurs et de comédiennes : Bulle Ogier, Marc’O, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon, Danièle Delorme, beaucoup d’ écrivains : Duras, Sarraute, Blanchot, des jeunes ouvriers, des femmes sont venus. On parlait, on écrivait de petites pièces de théâtre qu’on allait jouer dans la rue. Notre salle était un lieu où mijotait très fortement la culture. Ce Comité illustrait l’alliance du mouvement ouvrier, du mouvement étudiant et des femmes, la troïka dont Auguste Comte disait, un siècle auparavant, qu’elle rassemblait les trois forces de proposition à venir.
En France, je pense que c’est cette pensée moderne, que j’ai affirmée dans le mouvement des femmes et qui imprégnait toute l’intelligentsia française, qui a permis de ne pas déraper dans le terrorisme et le sang, tout en maintenant l’esprit de révolte et de modernité. Elle a permis de passer de cette révolution qu’a été mai 68, à la démocratisation de la société française puis à la venue de la gauche au gouvernement.
Le mouvement s’était étendu à Lyon, Tokyo, Mexico, Los Angeles, Rome… quelle furent les suites pour le Mouvement des femmes alors en gestation ?
Au début de l’été , nous sommes partis dans ma voiture avec Marc’O et Dominique Issermann en Italie raconter Mai 68 à Moravia, à Bertolucci, à Rome, à Bologne, ville communiste mais un communisme italien à la manière de Gramsci, culturel, contemporain…
Puis, avec Josiane Chanel, nous sommes allées dans une maison au bord de la mer, près de Marseille, à la Redonne, où Monique Wittig nous a rejointes avec son copain du moment, Jean-Pierre S ., philosophe, normalien, cinéaste de retour du Vietnam où il avait filmé avec Joris Ivens et Marcelline Lorridan. Nous voulions faire un groupe. Nous avions constaté que les femmes à La Sorbonne ne pouvaient pas parler, que seuls les hommes parlaient dans les AG – et nous avions autre chose à dire qu’eux. Nous nous considérions comme plus modernes, conscientes de la modernité des femmes. Nous avons eu tout de suite l’idée qu’il fallait garder vivant ce qui de 68 nous avait revigorées, tout en se démarquant d’un mouvement qui était aussi très machiste, très guerrier. Il y avait partout, en mai, des affiches qui disaient « le pouvoir est au bout du phallus » « Le pouvoir est au bout du fusil » ; c’était l’idée de terrorisme et du viol des filles, tout ensemble. Nous ne voulions ni de la guerre, ni des machos.
Et les femmes, alors ? Quels moyens avaient-elles pour se faire entendre ?
Les femmes n’avaient pas droit au chapitre. Tant qu’elles étaient à l’université, elles étaient des « hommes comme les autres » et dès qu’elles avaient un enfant, elles n’avaient plus qu’à se blinder chez elles. D’autre part, en mai il y a eu la soi-disant libération sexuelle, en fait, celle des hommes. La loi sur la contraception avait été votée en 67, mais la pilule n’était pas remboursée. La libération sexuelle a précédé la libération contraceptive. Les filles se retrouvaient enceintes, et il leur fallait avorter – un des premiers secteurs de lutte a été la dépénalisation de l’avortement.
Dans les semaines qui suivent, vous faites la première réunion et allez à la rencontre des femmes de ces banlieues dont on ne parlait pas encore en terme de violence, quel était alors leur mal être ?
Dès octobre, nous faisons les premières réunions du mouvement que nous programmons non mixte, dans un studio que nous prête Marguerite Duras, rue de Vaugirard. Nous étions une quinzaine alors, Judith, Anne et Suzanne monteuses, Sophie, Hélène devenue psychanalyste, Josiane Chanel, Monique Wittig, puis Françoise Ducrocq, Nelcya Delanoé… Par la suite, nous avons fait des réunions dans les banlieues : Sarcelles, Villiers le Bel…. En gardant la nostalgie de mai à la Sorbonne. Les femmes étaient enfermées et crevaient dans les quartiers. Ce dont elles souffraient, c’est de tout ce qui existe encore aujourd’hui : les discriminations, le manque d’emploi, la charge des enfants, pas de crèche… Cela a duré pendant des mois pour ne pas dire des années… C’est ainsi que le MLF est né.
Un Mouvement de libération installé dans la ligne ébauchée en Mai 68 ou en mutation ?
Le principe sur lequel on n’a pas transigé était la non mixité absolue. En situation de mixité, ou bien les jeunes femmes se censuraient elles-mêmes et ne disaient rien, ou bien les hommes ne les laissaient pas parler. Mais il y avait un double mouvement. Il fallait reconnaître qu’on était nées en politique grâce à 68, et, en même temps, en critiquer les dérapages, les effets pervers qu’il fallait essayer d’analyser et de contrer.
Ce dont nous avons parlé aux premières réunions, a été la sexualité, le viol, l’inceste, l’avortement, la violence, et nous avons travaillé cette sexualité meurtrie… J’ai tout de suite eu conscience qu’il fallait absolument parvenir à articuler sans les confondre deux scènes : celle du plus que privé, et celle de l’engagement politique. Il y avait beaucoup de folie dans la politique, dans la révolution ; la psychanalyse était donc nécessaire. Mais la psychanalyse – seul discours qui existait sur la sexualité – était aussi remplie d’erreurs et de contraintes. Les textes de Freud qui pouvaient nous être utiles, nous condamnaient à sa vision. Il fallait donc à la fois utiliser ces instruments et les critiquer aussi, les refondre. C’était une double déconstruction, du politique par le psychanalytique et de la psychanalyse par le politique. C’est pourquoi j’ai créé tout de suite ce groupe Psychanalyse et Politique. Je ne m’étais alors jamais engagée dans un mouvement politique, je n’ai fait le MLF que sur les questions politiques qui m’impliquaient charnellement et intellectuellement : ma condition non pas féminine, mais ma condition de femme dans l’histoire, à partir de Mai 68…
Nous avons finalement décidé de faire une grande réunion publique à Vincennes le 30 mai 70, après un an et demi d’existence, presque deux. Certaines avaient décidé de porter des T-shirts sur lesquels était inscrit : « Nous sommes toutes des hystériques », « Nous sommes toutes des mal-baisées ». Pour ma part, j’ai pris la parole pour dire : « Nous femmes, allons réussir là où l’hystérique a échoué »… A partir de ce meeting, le mouvement s’est diffusé. Une femme professeure à Vincennes, Christiane Dufrancatel, a exigé que, comme tous les autres groupes révolutionnaires nous ayons une salle pour nous réunir et nous nous y réunissions presque tous les jours. Nous écrivions des tracts et en particulier un qui, à notre insu, a servi de base au texte que Wittig a donné, signé par quelques-unes, à L’Idiot International de Jean Edern-Hallier qui l’a publié sous le titre : « Combat pour la libération de la femme ». Puis il y a eu le combat pour le droit à l’avortement. C’était vital. Dans le slogan : « Un enfant si je veux, quand je veux », je voyais au-delà du refus de la maternité prescrite, imposée, la libération de la procréation désirée.
En 1973, alors que pour certaines le mouvement s’essouflait, j’ai créé les éditions Des femmes pour passer de la parole à l’écriture, pour que se poursuive quelque chose du mouvement de civilisation, d’une révolution du symbolique…
La suite appartient à aujourd’hui – Antoinette Fouque multiplie les actions, les colloques, les manifestes, les créations, l’ouverture de lieux – et à demain auquel, par ses avancées théoriques sur la différence des sexes, elle ouvre de nouvelles voies, afin de faire évoluer le monde des femmes et de leur création.
article de et propos recueillis par Jocelyne Sauvard
(juin 2008 )
Jocelyne Sauvard est écrivain (romans, théâtre) et journaliste. Elle anime aussi une émission littéraire sur Idfm98, « Parlez-moi la vie ». http://www.jocelynesauvard.fr