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Les vrais libéraux ne peuvent pas s’opposer au retour des grands projets européens pour sortir de la crise
Après plus de trente ans passés chez Danone et LVMH, Francis Coulon, professeur dans de nombreuses écoles de commerce, s’est convaincu que la « philosophie utilitariste », chère aux fondateurs du courant libéral, permet aux entreprises non seulement de réussir à créer de la richesse, mais aussi de contribuer au bien commun.
Francis Coulon a puisé, dans une expérience de plus de trente ans acquise dans deux des plus belles multinationales françaises, Danone et LVMH, la conviction qu’il fallait réveiller les travaux de Bentham, Stuart Mill ou Adam Smith, dans la mesure où ces auteurs libéraux ont explicité les recettes d’une création de richesse qui ne fait pas débat. Dans le monde entier, ce qui explique d’ailleurs que l’économie de marché, la mise en concurrence, est un modèle qui s’est imposé sur la planète toute entière, y compris dans les pays où l’organisation étatique n’est guère démocratique, comme la Chine ou la Russie, par exemple. Mais au-delà de ce constat évident, Francis Coulon est convaincu que la philosophie utilitariste, qui est à la base des idées libérales, se met ainsi au service du bien commun. Ce que beaucoup de politiques contestent parce qu’ils en sont restés à une culture de contradiction conflictuelle entre l’économie et le social.
Quand Antoine Riboud, le fondateur de Danone, essayait d’expliquer à ses pairs du CNPF, que l’entreprise ne peut fonctionner que sur un double projet : un projet économique et un projet social, il fut plutôt mal accueilli… et pourtant le succès de Danone lui a donné raison. Un demi-siècle plus tard, Francis Coulon vient nous expliquer que les sociétés développées ne sortiront de la crise dans laquelle elles sont plongées que si elles renouent avec cette philosophie utilitariste que la financiarisation a occultée. C’est sans doute le seul moyen de conjuguer les performances économiques dont nous avons besoin et les formes de la démocratie moderne.
Francis Coulon choisit là un exemple, celui de l’avenir de l’Union européenne. La semaine dernière, Emmanuel Macron a dit haut et fort ce que tout le monde soupçonne, à savoir que « l’Europe est mortelle », et pour éviter cette mort annoncée, on s’aperçoit que les hommes politiques sont assez démunis. Une solution, en revanche, que le président a esquissée : essayer de relancer des « grands projets industriels ». Mais si l’ambition peut paraître utopique à un moment de l’histoire où seule la notion de souveraineté suscite l’attention du plus grand nombre, on se trompe évidemment, car les industriels eux-mêmes ont intérêt à se retrouver ensemble pour affronter la concurrence mondiale et répondre aux grands défis de la technologie et de l’environnement. Francis Coulon est catégorique
Jean-Marc Sylvestre : Francis Coulon, sur quoi fondez-vous aussi catégoriquement cette conviction qu il nous faut revenir aux grands projets industriels ?
Francis Coulon : Ça y est ! Nous sommes en plein dans la révolution industrielle de l’intelligence. L’économie en 2035 sera profondément différente de celle que nous connaissons aujourd’hui, et nous allons assister au franchissement d’une « frontière technologique », c’est-à-dire que nous allons voir la naissance de technologies de rupture inconnues aujourd’hui. La caractéristique de cette nouvelle économie est double : elle est « smart », s’appuyant sur le digital, la robotique et l’IA, et elle est « green » en étant partie prenante de la transition énergétique et écologique.
Ce mouvement, que l’on peut qualifier de « croissance verte », une phase de verdissement reposant sur une forte innovation, permettra l’émergence des produits de demain qui seront intelligents, sobres, décarbonés et préserveront nos ressources. Cette transformation demande de changer le modèle de management des entreprises dans un timing très serré. Passer à 100% de voitures électriques en 2035 nécessite de modifier les priorités stratégiques, les investissements, l’organisation et le financement des entreprises.
En quoi ces mutations obligent-elles les entreprises à croître toujours davantage ?
Cette transition demande une haute intensité capitalistique en termes de recherche, de développement, de création de sites industriels verts et ne peut être rentabilisée qu’en adressant le marché mondial. La taille est un élément clé dans ces technologies où la compétition est féroce, à l’image du marché des panneaux photovoltaïques, submergé par la Chine à travers un processus de dumping. Cette évolution va toucher de nombreux domaines : la micro-électronique et les technologies de l’information, les batteries, les énergies vertes, les transports, le bâtiment, les biotechnologies, puis au final l’ensemble de l’économie.
Cessons de croire que la France peut se battre seule dans un contexte aussi compétitif. Bien sûr, la France a des atouts, en particulier des champions mondiaux : Stellantis, Renault, Airbus, Safran, Total, Air Liquide, et des entreprises de haute technologie. Mais jouer européen c’est profiter d’un camp de base élargi à 16% du PIB mondial versus 3% pour la France seule. L’industrie de demain sera différente, plus collaborative, avec plus de mutualisation entre entreprises. Les nouvelles usines seront souvent des « giga-factories » plurinationales, telles que l’usine de fabrication de batteries ACC de Douai, une co-entreprise associant deux Français (Stellantis et Total Énergies) et un Allemand (Mercedes). Il y a aussi le domaine de la défense où il serait judicieux d’acheter des avions européens plutôt qu’américains et pour cela des projets européens seraient une bonne incitation.
Nous ne réussirons pas la réindustrialisation de la France en réintroduisant les activités d’hier, ni par des pratiques protectionnistes comme le rêvent les souverainistes, et notamment le Rassemblement National. Cette hypothèse est mortifère et reléguerait la France à une place de deuxième division à l’issue d’une politique keynésienne encourageant la dépense plus que l’investissement, allant donc à l’inverse de notre réarmement économique.
Ce redéploiement industriel nécessite des actions de grande ampleur qui seront plus efficaces menées collectivement à trois niveaux : approvisionnement en matières premières spécifiques dont l’offre sera inférieure à la demande dès 2030, maîtrise des technologies et financement. Il existe au niveau européen un programme PIIEC qui soutient les Projets Importants d’Intérêt Européen Commun, ce qui est une véritable avancée, même si l’on peut souhaiter aller plus vite et plus fort.
Les entreprises d’un côté, les autorités européennes de l’autre ? Quel peut être le rôle de l’État français dans cette configuration ?
L’État français peut être utile en dépassant son rôle de régulateur pour se convertir en facilitateur (comme le font les USA et la Chine). Il doit soutenir les projets de croissance verte, à l’instar de son co-financement de la création d’une giga-usine de panneaux photovoltaïques à Fos-sur-Mer par CARBON, société lyonnaise. Mais les besoins de financement de tels projets sont énormes et il est clair que la proposition de « l’union des marchés de capitaux européens » permettra d’élargir l’offre de financement. L’Europe dégage chaque année 300 milliards d’euros d’épargne privée excédentaire qui pourraient être utilisés pour promouvoir de grands projets stratégiques. Cela prendra du temps, nécessitera de converger, mais je crois que notre avenir demeure européen. C’est aussi au niveau communautaire qu’il peut y avoir des négociations avec la Chine et les pays émergents pour stopper les pratiques de dumping. Ce sera difficile, mais la France seule ne serait pas capable d’y arriver.
Je suis pro-européen car l’Europe peut être un levier de notre réindustrialisation. Concentrons-nous sur la croissance verte, mettons en œuvre des projets européens, utilisons la force de la finance européenne s’appuyant sur l’union monétaire dont on peut fêter le 25ème anniversaire. Back to the race !