Comment peut-on être heureux au temps du Covid ?
Une tribune du philosophe Emmanuel Jaffelin, auteur de « Célébrations du Bonheur » (Michel Lafon)
La pandémie nous invite à repenser notre définition du bonheur. Être heureux est une affaire de volonté, nous ont appris les stoïciens…
La question est aussi pertinente que celle qui aurait pu être posée en 1918 alors qu’il n’y avait pas de vaccin. Pouvait-on être heureux pendant cette période (1918) de grippe (dite) espagnole [1]? Pourtant, autant cette question paraît, au moins en France, pertinente en 2021-2022 tant les hommes vivaient, avant l’apparition de ce virus, dans le monde pacifié de la consommation, autant elle n’est pas évidente si l’on ne définit pas clairement le Bonheur (Xingfu en chinois, Happyness en anglais).
Il va de soi que, dans notre société consumériste – qui est aussi une société de médicaments – le bonheur paraît une suite du plaisir, soit un plaisir plus intense, soit un plaisir plus durable. En fait, si l’on y réfléchit, le Bonheur n’est ni l’un ni l’autre. En grec antique, le Bonheur (eudemonia) n’a rien à voir avec le plaisir (hédonè). Ainsi, loin de tout hédonisme, disons que le Bonheur est un état de l’âme qui se caractérise par l’aptitude d’un être dit «heureux», à accueillir tous les événements, bons comme mauvais.
Mais un tel état de l’âme, l’équanimité, suppose de ne pas faire du Bonheur un but de l’existence. Disons alors qu’à défaut d’être un but de l’existence, le Bonheur ne peut être qu’un effet de la sagesse. Et précisons qu’une telle sagesse est celle qui est offerte (et non vendue!) par la philosophie stoïcienne. En pleine période de ce virus Corona (Covid-19), il n’est donc pas impertinent de nous demander:
1- si nous pouvons être heureux.
2- si nous pouvons l’être lorsque nous nous nous retrouvons atteints par un tel virus qui (nous) rend malade et peut entraîner notre mort.
3- si nous pouvons l’être lorsque nous perdons un proche qui a été contaminé par ce Corona.
1- Pour répondre à la première question, rappelons d’abord que l’équilibre de l’âme – l’équanimité – est le produit de la volonté et d’un apprentissage à la sagesse qui ne découle jamais d’un événement positif (ou d’une série d’événements positifs) qui nous arrive(nt) comme, par exemple, le fait de gagner à la loterie, ou de voir la naissance d’un enfant désiré, ou de constater que les ennemis deviennent des amis, etc. Si ces événements sont indéniablement vus comme étant «positifs», il s’avère négatif que votre bonheur découle de tels événements extérieurs. Epictète nous apprend ainsi, dans son Manuel, qu’il y a deux sortes de choses: celles qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous. Or, les événements évoqués ci-dessus relèvent évidemment de la deuxième sorte de choses. Il est facile de comprendre que ces événements vont faire plaisir à celui qui les vit et reçoit, mais il ne les conduira nullement au Bonheur. La joie est une passion qui nous remplit de bonne humeur, mais qui reste étrangère et hétérogène au Bonheur, attitude de l’âme et de la personne qui se produit aussi bien quand de mauvais événements se produisent que lorsque de «bons» événements arrivent. Le Bonheur n’est donc ni une passion, ni une action; il est, toutefois, le fruit d’une action, de la volonté intelligente, qui consiste à anticiper ce qui peut nous arriver afin de l’accueillir (quelle que soit sa prétendue négativité: mort, maladie, accident, etc.).
L’homme heureux, par sa capacité d’anticipation des événements, accueille donc les événements qui lui arrivent, quelle que soit leur tonalité positive ou négative (établie par la psychologie moderne). Ainsi, ce qui arrive et qui est estimé «négatif» rend malheureux le non-sage, c’est-à-dire celui qui ne pense pas et n’anticipe pas les événements de sa vie [2].
2- Le fait d’être atteint par le virus Covid-19 ou l’un de ses variants, suppose d’en chercher la cause. Si celui qui l’a «attrappé» n’a appliqué aucune des contraintes obligées ou recommandées, la moindre des conséquences logiques et philosophiques est qu’il se reconnaisse comme responsable [3] de sa maladie. Une telle conscience de soi est difficile à pratiquer dans une société qui préfère reconnaître ses citoyens comme des victimes potentielles ou réelles plutôt que comme des responsables, d’où le rôle de l’avocat lors d’un procès dans un tribunal correctionnel, avocat qui s’efforce de mettre en évidence les facteurs qui n’excusent pas, mais qui diminuent la part de responsabilité du criminel dans le meurtre qu’il a commis. Ce virus est donc l’occasion [4] non seulement de faire des tests pour savoir si l’on en est atteint, mais surtout de se préparer à être responsable. Dès lors, le fait d’être contaminé par le virus n’est positif que si celui qui l’a reconnaît, non sa malchance, mais sa responsabilité.
3- Dès lors, si vous perdez des proches à la suite de cette contagion, mieux vaut la lucidité que la tristesse. Vous devez savoir que cette (ou ces) personne(s) est (ou sont) morte(s) à la suite d’un mauvais usage de leur liberté. Bien sûr, tous ceux qui nagent dans l’idéologie de la victimité auront du mal à entendre ce lien de la liberté et de la vérité.
Les plus sages sauront accepter ces événements dits «négatifs» en les replaçant dans un contexte où la liberté a sa place. Par conséquent, le Bonheur stoïcien consiste à accepter ce qui arrive, même si ce qui arrive est estimé négatif par notre entourage. Mais attention, il ne s’agit pas d’accepter ce qui arrive parce qu’il arrive, mais de l’accepter car nous nous y sommes préparés en l’anticipant.
Comme l’écrivait Shakespeare: dès qu’un enfant est né, déjà il est assez vieux pour mourir. Bref, le Bonheur est un effet d’une structure de l’âme qui a l’intelligence du réel!
[1] De mars 1918 à juillet 1921, la « pandémie grippale de l’année 1918 » a fait entre 20 et 100 millions de morts dans le monde, dont environ 400 000 en France.
[2] Ce que les compagnies d’assurance font pour lui, en lui proposant de le dédommager selon les types d’événements supposés négatifs qui peuvent lui arriver et qui rendent les assurances joyeuses car fructueuses ! L’Avenir est pavé de bonnes intentions ! Pour l’Enfer, on l’a déjà vu.
[3] Du latin responsus signifiant: Qui doit répondre de ses actes
[4] ou la chance