Entretien avec Léo Koesten : une passion pour la musique et la littérature
De nombreuses personnes se contentent d’exister. L’écrivain que j’ai rencontré à Paris, Léo Koesten, est lui, vivant, et très vivant, alors même qu’il est aveugle.
Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste
À croire que son handicap lui donne une énergie débordante, faite d’attention et d’affection pour sa famille, habitée de passions comme la musique, la littérature, mais aussi son chien, avec lequel il vit une histoire d’amour (ou presque). Malvoyant, mais doté d’une énergie décuplée pour aider les autres. Il est devenu patient-partenaire à l’Hôpital des 15-20. Et sa bataille se mène sur tous les fronts : son œuvre d’écrivain s’agrandit considérablement. La preuve : son dernier roman Le Manoir de Kerbroc’h (Éditions Baudelaire, 2023) met en évidence les évolutions sociétales, et sonne comme très actuel.
Marc Alpozzo : Vous avez publié cette année un roman, Le Manoir de Kerbroc’h, aux Éditions Baudelaire. C’est un roman d’une grande richesse, qui n’a rien de monolithique. Mais c’est aussi un roman de construction et de style littéraire classiques, dans les règles des grands maîtres. On y trouve des accents féministes, soulignant les violences faites aux femmes. Vous considérez-vous comme féministe ? Où avez-vous puisé l’inspiration de vos personnages ?
Léo Koesten : Je construis mes personnages au fil des rencontres, au fil de tout ce que j’ai intériorisé sans même m’en rendre compte. Il suffit alors d’une phrase prononcée par une voisine, un interlocuteur d’un instant, pour que l’envie d’écrire se déclenche. Parfois, aussi, et là je parle du théâtre ou des fictions radiophoniques pour « France Inter », il peut s’agir d’une commande précise. Pour en venir à mon dernier roman, le second, l’écriture a débuté lorsqu’une amie a frappé à ma porte en me disant, désespérée : « Léo, j’ai besoin d’un remontant, une coupe de champagne, par exemple. Mes ados m’exaspèrent. Je n’en peux plus. Je vais creuser un trou dans mon jardin et les y enterrer ! J’ai ri et le désir d’écrire m’a saisi. Ensuite, le personnage, en l’occurrence, cette amie, a évolué. Il m’a entraîné, sans que je le veuille vraiment, dans sa vie propre. Mon héroïne, Eloïse, a pris son essor, pour décider, d’elle-même, ce qui était bien pour elle. D’autant qu’elle dépendait financièrement de son mari, lequel s’est avéré être violent. Je ne supporte pas la violence faite aux femmes, aux Hommes.
La question que je me pose, c’est celle de votre cause des femmes. De laquelle parlez-vous ? Celle des féministes historiques, si j’ose dire, ou plutôt celle de ces dernières années avec la naissance de certains courants militants comme les Femen et la parole libérée par le mouvement #MeToo ? Est-ce que ce nouveau féminisme vous a fait prendre conscience des écueils et dysfonctionnements sociétaux d’aujourd’hui suite à l’évolution des thèses féministes, à l’intersection de la cause des femmes et de la cause du genre ?
Je n’ai pas eu besoin de la naissance de ces mouvements féministes pour m’apercevoir que la cause des femmes méritait d’évoluer : la différence entre les salaires des hommes et des femmes, celles-ci qui, ne travaillant pas, attendent de leur mari qu’il leur donne de l’argent, le droit de vote accordé si tardivement en France aux femmes, etc., font que nous aurions tous dû devenir depuis longtemps féministes. Sans les excès des mouvements que vous avez cités dans votre question.
Le philosophe Luc Ferry a écrit que c’était le mariage d’amour qui avait inventé le divorce : effectivement avant les couples se mariaient pour réunir des champs, pour souder un patrimoine, avec comme ciment l’unique aspect financier, etc. Georges Brassens a écrit sur les femmes mariées, qu’il ne voyait pas si différentes des prostituées, puisque l’aspect matériel les obligeait à garder le même mari. C’est également le cas de votre héroïne au début du roman. Pouvez-vous nous raconter le déclic qui la pousse à s’émanciper ?
Le déclic : un long « avant précède » souvent la révolte d’une femme. La goutte d’eau qui fait déborder le vase. L’impossibilité de supporter davantage l’insupportable. Le déclic ? Un coup de poing que Foucault, son mari, lui assène un « beau » jour. Cet acte de violence inouï, inacceptable, a fait prendre conscience à Eloïse qu’elle devait exister par elle-même.
Que pensez-vous de l’époque actuelle, quand elle déboulonne les PPDA, Polanski, Depardieu et consorts pour leurs comportements jadis qualifiés de « séducteurs », et désormais rebaptisés « prédateurs » ? Qu’est-ce que cela dit de nous aujourd’hui ?
Quel merveilleux « prédateur » que Don Giovanni ! Ces hommes qui aimaient trop les femmes. Ces femmes qui aimaient trop les hommes. Des « prédateurs », des séducteurs trop insistants, qui, je parle des noms que vous avez cités, ont du talent. Le talent, je le garde. Le non-consentement d’une femme, ces hommes de pouvoir doivent le respecter et ne pas abuser de leur position dominante.
Certaines féministes du troisième millénaire évoquent « l’emprise » pour expliquer qu’elles ont accepté l’inacceptable de leur conjoint, voir un rapport sexuel d’une célébrité qui les subjuguait. Que pensez-vous de ce terme d’« emprise » que la philosophe Sabine Prokhoris dénigre ? Comment le définissez-vous ? Par exemple, est-ce que Roméo n’est pas sous l’emprise de Juliette dans la pièce de Shakespeare ? Comment distinguez-vous l’amour de l’emprise ? Ne diriez-vous pas que la différence est subtile ?
Et Juliette, n’était-elle pas sous l’emprise de Roméo ? Ils s’aimaient donc. Mais, encore une fois, abuser d’une femme parce que l’on a une position dominante, est un signe de faiblesse. La faiblesse du dominant face à la faiblesse de celle qui attend une récompense. Les dés sont pipés. La maîtrise de soi est un gage d’honnêteté. Les rapports sexuels doivent toujours être consentis.
Faites-vous une distinction entre l’égalité et l’équité des sexes ? Pensez-vous que les débats actuels autour de la question de la transsexualité font avancer ou reculer la cause des femmes ? (Je fais par exemple référence à la présence de femmes trans (c’est-à-dire « assignées hommes ») dans les compétitions sportives, etc.)
Je ne fais pas de différences entre les sexes. Chacun doit vivre sa sexualité comme il ou elle le peut. A partir de ce constat, chacun reste citoyen de ce monde à part entière. Des lieux communs. Comment aurais-je réagi si l’un de mes enfants m’avait « avoué » sa sexualité différente ? Dans un premier temps, je pense que j’aurais eu un temps d’arrêt. Puis, l’amour prenant le dessus, j’aurais pensé que cet enfant aurait une vie bien difficile en assumant sa sexualité. Le monde est si peu tolérant.
L’un des détails qui rendent votre livre si savoureux c’est le travail autour de la langue. Ne seriez-vous pas un disciple de Louis-Ferdinand Céline, qui voulait créer sa « petite musique » ? Vous osez des expressions peu académiques qui rendent le récit bouleversant d’incarnation et de vie.
Quelle belle comparaison ! J’avais fait, en son temps, une fiction sur Louis-Ferdinand Céline pour « France Inter ». Pour cela, j’avais lu beaucoup de ses livres. Dont le magnifique Voyage au bout de la nuit. Mais aussi l’horrible Bagatelles pour un massacre. L’horreur de ce pamphlet ne m’a pas masqué les très riches inventions de son écriture. Et oui, Céline m’a permis de me libérer et d’écrire ce que je ressens avec les mots d’hier et d’aujourd’hui. Lorsque j’écris une pièce de théâtre consacrée à une femme qui a vécu au 17e siècle, en l’espèce Julie Maupin, duelliste et chanteuse d’opéra, mon style tente de se rapprocher de la langue que parlait cette femme. Je me suis appuyé pour ce faire sur des documents où j’ai retrouvé des phrases que des témoins de sa vie, avaient consignées dans leurs lettres ou leurs livres. Je m’adapte donc au contexte.
Depuis que vous êtes malvoyant, je suppose que vos autres sens se sont aiguisés, en particulier votre ouïe, n’est-ce pas ? Vous êtes aussi mécène à l’Opéra royal de Versailles. Pensez-vous que la musique pénètre davantage votre cœur et votre esprit du fait qu’elle est seule, sans les images de ceux qui la jouent, pour vous ? Est-il loufoque d’imaginer que perdre la vue a été un cadeau de la vie car un univers infini s’est ouvert à vous dans le noir, il porte les couleurs de l’amour ? La beauté est-elle encore plus bouleversante quand on l’imagine que quand on la voit ?
Vaste question… qui mériterait un roman ! J’ai toujours aimé la musique. Jeune, j’ai joué du violon. Vieux, j’aurais souhaité jouer du piano comme Glenn Gould. Et comme lui, je pense que j’aurais chantonné tout en exécutant une sonate de Bach. Avec la vue qui décline, la musique m’emplit encore davantage, d’autant que je ne puis m’appuyer sur la mise en scène, lorsque je vais au spectacle. Pour moi, rien de mieux qu’une version de concert. Si je suis mécène à l’opéra royal, c’est pour soutenir la musique, surtout baroque, au château de Versailles. Une institution qui ne reçoit aucune subvention. Maintenant la beauté… Comment l’imaginer ? À travers la voix ? L’odeur ? Mettons que je suis privé du coup de foudre !
Vous avez eu mille vies, mais ce qui me frappe chez vous, c’est la lumière éclairant votre visage, l’étonnant éclat de votre regard, alors qu’on le pressent à constater l’existence d’un chien à vos côtés. Vous êtes malvoyant. J’aimerais vous interroger à ce propos : vous considérez-vous comme un exemple de résilience ?
En aucun cas. Ma presque cécité est un « non-événement ». J’ai toujours eu une longueur d’avance sur le handicap. Une longueur d’avance pour pallier l’absence de vision et m’équiper du matériel qui me permettra et de lire et d’écrire. L’autonomie chez moi. N’oublions pas mon merveilleux chien-guide, Phoenix, qui lui, me rend autonome à l’extérieur.
Diriez-vous que la technologie est aussi précieuse pour vous aider à vivre normalement que le soutien de votre chien Phoenix ? Si demain la technologie vous rendait la vue, l’accepteriez-vous ?
La technologie est mon alliée : l’ordinateur qui parle, comme mon mobile, mon stylo muni d’un OCR, stylo que je braque sur un menu, une lettre, l’écran de l’ordinateur et qui lit tout, absolument tout… même les rappels des impôts ! Alors oui, si vous pouviez me donner de nouvelles rétines, je les accepterais bien volontiers, ce qui, il faut le noter, ne serait pas le cas des personnes totalement aveugles, qui elles, se sont construites avec la cécité. J’avais publié chez L’Harmattan un ouvrage intitulé « Aveugle ? Et alors ! Témoignages ». La totalité des aveugles que j’avais interviewés, n’auraient pas souhaité recouvrer la vue, si un tel miracle avait été possible.
Rien n’a été banal dans votre parcours, puisque j’ai appris que vous étiez un auteur best-seller en Allemagne. Pourriez-vous nous expliquer comment ce miracle a pu se réaliser ?
J’ai toujours aimé les médias. Déjà en tant qu’étudiant germaniste, j’ai décroché un stage à la télévision allemande de Cologne. De fil en aiguille, je suis parvenu à écrire des scénarios qui ont été produits. Avec la « notoriété », une maison d’édition scolaire m’a demandé si je souhaitais participer à la rédaction de manuels d’apprentissage du français pour les lycéens allemands. J’ai accepté et il s’est trouvé que « Klett », ma maison d’édition à Stuttgart, a inondé tous les lycées avec ces livres.
Vous êtes bilingue français-allemand. Avant votre cécité, dont j’aimerais que vous nous racontiez l’origine, lisiez-vous avec autant de plaisir des livres directement en allemand ? Les Allemands, comme les Français sont célèbres pour leurs grands philosophes, et leurs grands écrivains. Nous avons eu (entre autres) Descartes et Bergson. Ils ont eu (entre autres) Kant et Hegel. Ils ont eu Goethe et Hölderlin. Pensez-vous que la construction syntaxique de la langue germanique, permet une élaboration plus aisée de la pensée philosophique ?
Encore une vaste question ! J’ai toujours aimé lire, hier des livres « papier », aujourd’hui des ouvrages que j’entends, soit avec des donneurs de voix, soit avec des voix de synthèse. J’ai une petite machine à lire, pas plus grosse qu’un téléphone, machine sur laquelle je stocke des dizaines d’ouvrages. J’en viens à mes études d’allemand à l’université de Paris X. J’ai adoré les cours de thème, l’histoire des idées au 19e siècle, l’évolution de la langue allemande depuis le moyen âge. La structure de la langue, si logique pour moi, me plaît. Les œuvres de Musil ou de Thomas Mann où il faut chercher le verbe à la fin d’une subordonnée… parfois en fin de page, m’escagassent l’esprit ! Cette logique, celle du raisonnement philosophique, est réellement germanique. À condition d’en comprendre les subtilités, notamment lorsqu’il est question du « Übermensch », si cher à Nietzche.
Un dernier mot sur votre expérience de « patient partenaire » : pouvez-vous nous dévoiler comment se passent vos premières actions depuis que vous avez fait la formation ?
Pour l’heure, j’ai participé à une réunion du service du glaucome à l’hôpital des « Quinze-Vingts ». L’ensemble du personnel y participait. J’ai constaté que malgré les difficultés d’organisation, tous faisaient pour le mieux pour le bien des patients. Quant au chef de service, il a salué ma présence. Il pense qu’elle sera très utile pour aider les patients à qui le médecin annonce une mauvaise nouvelle. Je m’y connais mieux que les ophtalmologistes sur ce que l’on peut faire lorsqu’on perd la vue. Après la vue, la vie, non ? Ce n’est que mi-octobre que j’interviendrai directement auprès des patients… Des anecdotes à livrer dans un prochain roman ?
Quels sont vos prochains projets ?
1. Je viens d’envoyer à L’Harmattan, le manuscrit de ma dernière pièce de théâtre, Les triomphes de Mademoiselle Maupin. Sera-t-il publié ? Joué ? 2. j’ai entamé l’écriture d’un 3e roman. 3. L’idée d’une série pour YouTube. 4. L’imprévu passionnant, à saisir à bras le corps, ce que d’aucuns appelleraient la Providence !
Propos recueillis par Marc Alpozzo