Saisons de culture recommande le roman vrai de Malédicte sur un sujet poignant actuel

Les enfants inutiles – Une famille qui a mauvais genre

Par Paul Gérodhor

Dans Les Enfants inutiles, Malédicte explore les origines d’une profonde solitude existentielle. Même dans une famille en apparence bien sous tous rapports, la lutte pour s’affirmer peut durer pendant plusieurs décennies. Éléonore est à la fois l’héroïne de ce récit et le témoin du plus grand des bouleversements.

J’ai commencé à lire Les Enfants inutiles, de Malédicte, dans un café. Le livre bien ouvert entre les mains, la couverture en évidence, son titre a intrigué bon nombre des clients qui s’installaient aux tables voisines. Il y a en effet dans un tel titre et dans le contenu de cet ouvrage quelque chose d’assez dérangeant et même de « malaisant », puisque nous sommes ici dans l’univers des identités douloureuses.

Les Enfants inutiles est le récit autobiographique d’une femme qui fait le point sur son existence, depuis l’âge où elle peut faire remonter ses plus anciens souvenirs. La vie aime les coïncidences comme un romancier les symboles. L’histoire d’Éléonore, double transparent de Malédicte, commence dans l’appartement d’une grosse bâtisse où ses parents se sont installés avec leur autre fille. Mais cet appartement n’est pas le leur : on le leur a simplement prêté. Au rez-de-chaussée, qui abrite un bureau de poste, est exposée la copie d’un célèbre tableau de René Magritte, Le Thérapeute : une figure, assise sur un monticule de sable, déplie sa cape et laisse apparaître à la place du torse et du visage une immense cage à oiseaux. Une colombe blanche derrière les grilles, une autre à l’extérieur, sur la tablette à bascule. Le décor est éloquent. Nous sommes chez des êtres qui n’habitent pas vraiment chez eux et qui n’habitent peut-être même pas leur corps, mais qui aimeraient, sans oser l’avouer aux autres, non pas recouvrer leur liberté, mais simplement l’éprouver pour la première fois. Éléonore, donc, une petite fille débrouillarde, curieuse, vive d’esprit, et dont le « je » adulte peut dire, comme par un lapsus : « J’étais déjà grande, j’étais un bonhomme. » Diane, sa sœur aînée, plus réservée ; la mère, institutrice, que sa cadette appelle la « guerrière » et qu’on pourrait surnommer la « régente » tant elle règle la vie de chacun ; et le père policier, taiseux, très en retrait et qui semble nourrir de bien étranges idées sur lui-même.

Névroses en famille

L’histoire est bien agencée, et l’auteure sait ménager de bons effets, notamment en maintenant son regard à hauteur d’enfant. Les discussions animées entre la mère et le père, sans que l’on en comprenne les raisons, le rôle de la tante Margaret, dont l’influence sur celui-ci ne semble pas rassurante, l’arrivée du « Grand » en fin d’année, la mort d’une parente, parce que, nous dit-on, « elle a trop pris de médicaments » : les tabous s’accumulent dans cette famille à l’apparence ordinaire, épanouie. Et cela d’autant plus que, en ville, des rumeurs circulent sur la maisonnée, rumeurs toujours sibyllines et malveillantes, et malheureusement inaccessibles au décryptage.

Le monde dans lequel grandit Éléonore est complexe, mystérieux ; l’écriture de la narratrice est simple, directe (mais parfois non exempte des maladresses du premier livre). La petite Éléonore se débrouille avec les moyens cognitifs de son âge. Si sagace soit-elle, elle énumère les prémisses d’un impossible syllogisme : « Ma mère veut un garçon, car les filles ne conviennent pas et n’ont pas de chromosome Y… Mon père préfère la malice des filles et me donne une mini-pelle au godet fantastique, ma mère est une guerrière. » Pour conclure, bizarrement : « Les guerres sont inutiles. »

La difficulté à vivre dans cette famille – qu’André Gide n’aurait pas beaucoup aimée non plus – consiste en la quasi-impossibilité d’être soi. Le lecteur suit Éléonore, dont les pas sont à la fois hésitants et résolus. Il s’inquiète parfois devant la révélation à venir d’un grand secret, qu’il sait inéluctable. Ce grand secret a-t-il son explication dans contenu de la garde-robe de l’un des protagonistes ? Que doit-on comprendre lorsqu’il est dit que « la mère voulait que ses filles fassent de leur père un homme » ? Et qu’entendent les amis du vieil Albert en parlant de « trucs de grands » à faire avec Éléonore ? L’arrivée de Marie va tout changer et expliquer beaucoup de choses.

Éléonore, alias Malédicte, de son vrai prénom Bénédicte, raconte à des fins thérapeutiques l’exploration des identités. J’ai souvent eu l’impression qu’elle voulait aussi régler quelques comptes, et je la comprends facilement : « Nos géniteurs avaient à l’honneur de faire la même chose pour leurs trois enfants. En général ils ne faisaient plutôt rien pour chacun de nous. C’était effectivement équitable. » Son histoire familiale nous pousse aux confins de la quête de soi, jusqu’aux limites imposées par la nature et la logique. L’expression « naître dans le mauvais corps » suppose la dualité corps-âme, à la laquelle on peut croire, comme à la métempsycose ; elle n’explique cependant rien. Elle a toutefois le mérite de décrire un état, de résumer un sentiment que la société a tendance à réprimer. Quel parti va alors l’emporter ? Y a-t-il seulement un moi véritable qui justifie une si longue quête ? Chez moi, doucement balancé par le mécanisme du rocking-chair, j’ai refermé Les Enfants inutiles en me promettant de chercher à en savoir plus sur ce sujet.

Malédicte, Les Enfants inutiles, Une autre voix, 194 pages

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