Une lecture d’ « Accrochages, conflits du visuel » de Jean-Joseph Goux (Editions des femmes – Antoinette Fouque, 2007, 15 euros) – Les enjeux de l’art contemporain : de la pierre philosophale au capital.
Où en est l’art aujourd’hui ? Pourquoi les artistes ou présumés tels se sont-ils coupés du public ? Pourquoi en revanche une toile de maître se vend-elle à plusieurs millions ? Que signifie exactement à notre époque une provocation artistique ? Loin des truismes et des préjugés habituels, Jean-Joseph Goux répond à toutes ses questions avec une intelligence philosophique qui nous oblige à reconsidérer notre monde et la place qu’y tient l’art, à réfléchir sur le rôle des critiques et des acheteurs, à enfin interroger notre propre perception de la modernité qu’elle soit positive ou négative.
En vérité, l’art nous a trahis.
Glorifié comme une activité à part depuis deux cent cinquante ans, chargé de donner le sens ultime de l’existence, sommé de remplacer le sacré, l’art fut « l’utopie unanime de la modernité ». On a oublié le consensus exceptionnel qui s’est fait autour de lui à partir des Lumières. Kant, Schelling, Schiller, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Comte, Heidegger, Freud, et en France, Sartre, Bataille, Foucault, Deleuze, tous ont affirmé une prééminence ontologique de l’art sur les autres travaux humains. Tous ont cru que l’art devait sauver le monde. La mort de Dieu allait de pair avec la religion de l’art. L’artiste s’imposait comme le créateur par excellence et son atelier n’était rien d’autre que le nouveau lieu du divin.
Plus que nul autre, Heidegger fut le grand prêtre de cette nouvelle sacralité. A l’instar de Marx qui donnait à l’économie le premier rôle de l’histoire ou des religieux qui plaçaient Dieu au début et à la fin de tout, le penseur de Fribourg conçut l’art comme le fondement de l’humanité. L’art n’était plus comme dans les autres civilisations un simple phénomène culturel ou décoratif mais son indispensable Arché – non plus une ornementation de la vérité, mais son instauration radicale. L’art ouvrait aux essences, aux origines, aux eschatologies. Tous les enjeux sociaux, moraux, métaphysiques passaient par lui. Surtout, à partir du XX ème siècle, il trouvait son autonomie par rapport aux canons anciens. Il n’était plus déterminé par les dogmes moraux ou figuratifs. Il ne dépendait plus de l’ordre social et religieux. Il était libre absolument et pouvait refaire le monde.
Plus de sens ni même de sujet à respecter. L’invention de la modernité en peinture, c’est Cézanne où les formes et les couleurs sont prises pour elles-mêmes et non plus pour ce qu’elles représentent, c’est Malevitch et sa « peinture pure » qui se libère « du poids inutile de l’objet », c’est le cubisme bien sûr qui bouleverse la perception classique, sinon religieuse, en osant créer des images avant leur dogme – c’est-à-dire avant ce qu’elles pourraient ou devraient signifier. Comme l’avait bien vu Jean Paulhan, avec Picasso, Braque et les autres, l’image surgit d’abord et s’impose au regard avant toutes choses. Le reste (sens, référence, transcendance) viendra après – autrement dit ne viendra pas, ou viendra pour repartir tout de suite, aucun sens ne faisant désormais autorité sur un autre. En l’image moderne plus qu’en nulle autre l’existence précède l’essence. Le geste précède la substance et bientôt s’y substitue. On comprend l’effroi quasi religieux que le cubisme puis l’art abstrait produisirent sur leurs détracteurs (tout le monde à l’époque, presque tout le monde encore aujourd’hui). Une image qui ne serait image de rien, quel choc ! Peut-être fut-ce cela le secret de la modernité…
Il est vrai que non seulement cet art bouleversait les formes traditionnelles mais apparaissait encore comme une forme de trahison populaire. Contrairement à tous les mouvements artistiques précédents, le cubisme se voulut dès le début comme un art international – soit un art ne se rattachant à aucun peuple, un art coupé de ses racines nationales et bientôt de sa réception publique, un art produit seulement d’une avant-garde mettant son point d’honneur à ne pas être reconnu par le public. Un art enfin dont le nazisme dira qu’il est décadent, dégénéré, « bolchevique » et contre lequel il opposera le sien – consanguin, raciste, celtique, païen, primitif. Toute la problématique de ce que Philippe Lacoue-Labarthe appela le « national esthétisme » du nazisme commence dans cet anticubisme congénital à laquelle il faut opposer l’antique canon jupitérien. La « belle » forme classique contre le difforme au sens esthétique et au sens ethnique ! La belle brute blonde contre le sémite au nez crochu ! Siegfried contre Mime ! Jamais dans les temps modernes une politique ne se voulut à ce point « œuvre d’art » comme le nazisme. Jamais la « belle » image (« aryenne », « niebelungen », « wagnérienne », « languienne ») ne fut à ce point sollicitée – et l’on sait que Goebbels avait demandé à Fritz Lang de devenir le cinéaste officiel du régime. On sait où mena cette vision esthétique de l’humanité. Une politique du « beau » ne peut conduire qu’à l’éradication des « laids », soit à l’extermination pure et simple de tout ce qui est considéré comme tordu, malsain, étranger – juif en l’occurrence. Par extension, et hors du cas extrême du nazisme, le danger d’un art idéologique est que soit éliminé plastiquement, musicalement, ou littérairement tout ce qui ne relève pas de la salubrité publique, de l’hygiène, de la sécurité des biens et des personnes. Non pas que la politique ne doive s’occuper de ces choses-là, mais l’intérêt général qui est ou devrait être le souci politique par excellence n’a rien à voir avec la création artistique qui, elle, est ou devrait être toujours du côté du singulier et des exceptions.
L’art contemporain, c’est de la merde…
Est-ce la raison pour laquelle l’artiste contemporain eut tant besoin de se détourner du monde ? Après avoir flirté avec le pire, se crut-il obligé de se réfugier dans l’autisme ? Un comble puisqu’il venait d’accéder à une autonomie créatrice que ne lui accordait aucune époque précédente ! Le grand paradoxe de l’art moderne est en effet que c’est au moment où le monde intronise l’artiste comme détenteur des vérités suprêmes et comme révélateur du sublime que celui-ci s’exclut du monde. Comme le dit Goux, « à sa promotion ontologique exorbitante va donc correspondre aussi une sectorisation et un divorce, conséquence d’un retour sur soi-même. » Alors qu’il s’était libéré de toutes les anciennes exigences formelles et morales, déchargé de toutes les commandes historiques, religieuses ou civiques, et qu’il était prêt d’accomplir son rôle de prophète ou de saint que le monde pouvait légitimement attendre de lui, le voilà qui se met à produire des œuvres autarciques, bientôt narcissiques, incompréhensibles pour le grand public comme pour le petit, où le discours officiel laisse peu à peu la place au discours délirant, où l’élitisme tourne à l’élitaire, où l’hermétisme vire à l’obscur et où le subversif se contente d’être abject.
A l’heure où l’on parle d’Elephant art et où l’on va très sérieusement admirer dans un musée thaïlandais, le Maesa Elephant Camp, des peintures d’éléphants (et notamment celles de Khongkan et Wanpen, les deux pachydermes les plus côtés du marché), à l’heure où un artiste comme le sculpteur Joseph Beuys peut qualifier de « performance » la conférence sur l’art qu’il fit un jour devant une salle vide, à l’heure enfin où un peintre, Piero Manzoni, peut vendre des boites de conserve contenant ses propres excréments (Merda d’artista, 1961) à prix d’or, même si l’on sait depuis Peau d’Ane que la merde se transforme en or , on peut comprendre les moqueries incessantes dont sont aujourd’hui victime les artistes contemporains.
Pour autant, ce qui, selon Jean-Joseph Goux, se fait entendre derrière les quolibets du public contre les artistes contemporains n’est pas tant le refus de la médiocrité insondable de ces derniers que le contrecoup vengeur de deux siècles de croyance abusive en un art que l’on a espéré sacré, rédempteur, « philosophale ». La puissance pythique et utopique de l’art n’est plus et l’on se demande même si elle n’a jamais été. Impossible de relire aujourd’hui sans rire ou sans rage ce qu’écrivait Hegel dans son Introduction à l’esthétique à savoir que « le contenu de l’art comprend tout le contenu de l’âme et de l’esprit, que son but consiste à révéler à l’âme tout ce qu’elle recèle d’essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai. » Comme nous sommes bien loin de ce sublime, de ce respectable et de ce vrai ! Comme nous y avons cru ! Et comme les artistes nous ont trompés ! Non, c’est le dépit devant l’écroulement d’une nouvelle illusion qui s’exprime dans la haine de l’art contemporain.
… à prix d’or.
Un dépit qui n’empêche pas ce dernier de prospérer, bien au contraire. Car c’est l’œuvre précisément déplaisante, « scandaleuse », ringarde, ou anciennement misérable sur laquelle l’homme d’affaires va désormais spéculer. C’est ce qui ne se vend pas (ou qui ne s’est pas vendu « à l’époque ») qui devient l’objet idéal de spéculation. La scène primitive du marché de l’art, c’est la mévente. L’ancienne misère. Van Gogh. Ses Iris vendus aujourd’hui à des millions pour la seule raison psychosociale, donc commerciale, que leur auteur crevait de faim quand il les peignit. Mieux que le critique professionnel ou le philosophe, c’est aujourd’hui le banquier qui comprend réellement tout ce qui préside à « l’origine de l’œuvre d’art », et comment des notions métaphysiques comme celles de « l’artiste maudit » ou de « l’œuvre d’art éternelle » peuvent servir les opérations les plus juteuses. C’est ce qui est romantique qui va être rentable. C’est ce qui choque qui va rapporter. C’est ce qui horrifie le bourgeois qui va être acheté par le bobo. Et c’est pour cela qu’on a encore besoin de puritains, « censeurs », pères la pudeur, mères la vertu, idiots utiles qui ne représentent plus rien socialement mais qui font croire aux « progressistes » qu’une menace continuelle pèse sur le monde et permettent aux spéculateurs d’augmenter leurs mises.
Parallèlement, et c’est là où l’esthétique se mélange définitivement, c’est-à-dire sémantiquement, à l’économique, la peinture, depuis le cubisme, se veut désormais moins un jeu de formes qu’un jeu de signes. Comme l’écrivait Daniel-Henry Kahnweiler (le grand marchand d’art de l’époque contemporaine) cité par Goux, comprendre l’art moderne, c’est comprendre que « la peinture est une écriture, la peinture est une écriture qui crée des signes. Une femme sur une toile n’est pas une femme : ce sont des signes, c’est un ensemble de signes que je lis comme « femme ». Quand vous écrivez sur une feuille de papier « f-e-m-m-e », eh bien, la personne qui sait le français et qui sait lire lira non seulement le mot femme, mais elle verra, pour ainsi dire, une femme. La même chose pour la peinture, il n’y a aucune différence. » Dès lors, c’est tout le régime axiologique qui change. Le tableau est devenu scriptural tout comme son prix – l’ancienne monnaie-or ayant été remplacée par le seul signe bancaire. Autrement dit, l’œuvre n’est plus seulement une marchandise que l’on vend ou que l’on achète mais bien une action en Bourse dont la valeur évolue selon les fluctuations du marché. L’art, c’est du fric, le fric, c’est de l’art, art et fric n’étant que les signes financiers du marché lui-même esthétisé à gogo ! Car c’est dans l’art que le marché trouve désormais son paradigme absolu tout comme l’entrepreneur trouve dans l’artiste son modèle ! Après le « national esthétique », l’ « esthético-financier » !
En même temps, et c’est là ce qui faisait dire à Deleuze et à Guattari que notre société était profondément schizophrène, l’art contemporain, ou plutôt le n’importe quoi de l’art contemporain exprime avec une médiocrité toute transparente le n’importe quoi de notre monde. Comme l’écrit Goux, « ce « n’importe quoi » devenu « valeur » , c’est l’essence révélée de notre civilisation vouée à sa propre construction-destruction permanente. » Loin d’être la pointe de notre excellence, l’art contemporain, n’est rien d’autre que l’indice de notre défectuosité, ou comme le dit encore Goux « l’analagon esthétique détourné, parfois humoristique et pervers, de la productivité propre (axiomatique) de la technoscience, de sa pulsion prométhéenne ». Et c’est pourquoi il est pitié de voir tant d’artistes éructer qu’ils s’opposent au monde alors qu’il le promeuvent ! A leurs corps défendant, c’est bien à travers eux que s’amortissent les valeurs démocratiques, libérales et individualistes d’une société qu’ils ne cessent par ailleurs de décrier. Au fond, il n’y a pas plus libéral, individualiste et démocratique qu’un artiste contemporain même si lui se prétend révolutionnaire antisocial ! Au moins nous rend-il service en témoignant malgré lui que la forme pure dont il se réclame ne dépare pas de l’informe d’où elle est surgit et que la liberté sans prises ni codes qu’il agite comme un hochet se confond avec le néant de sa « production » (ou la production de son néant). Et Goux de parler alors de l’objectivité implacable de l’art contemporain qui montre dans sa transparence honteuse et nihiliste « la logique interne d’une civilisation opérative qui ne se construit qu’en se déconstruisant en permanence (…) qui finit par s’inclure lui-même dans cette dissolution comme dans les dessins animés loufoques où le monstre glouton finit par manger l’écran sur lequel il était projeté. » En somme, nous avons les artistes que nous méritons.
L’art insurrectionnel se sera donc mordu la queue. La production esthétique se sera transmutée en reproduction sociale et économique avant de finir comme autoproduction permanente. En tuant la représentation, en stérilisant la création, en accomplissant le tour de force d’une image qui ne serait image de rien, en s’autoproclamant seul producteur de réalité, et donc en niant toute réalité qui ne serait pas « produite », l’art contemporain sera devenu cet ouroboros ravagé et ravageur, dévoreur et dévoré, qui a fait de son corps un circuit fermé ne se nourrissant plus que de son urine et de ses excréments, qui s’est volontairement rendu aveugle à la beauté et à la terreur du monde tel un nouvel Oedipe, mais qui constitue finalement et bien malgré lui (c’est sa punition) le témoin idéal et calamiteux de notre temps.
Heureusement reste le cinéma, seul art visuel ouvert religieusement sur le monde et qui au siècle dernier s’est imposé comme par hasard ou plutôt comme par nécessité au moment où la peinture fermait définitivement ses yeux sur le monde. Avec le septième art, la force bouleversante de l’image, immédiatement secondée par ses garde-fous platoniciens (car l’image splendide de la pellicule doit être autant travaillée que disciplinée ), ressurgit et nous redonne un vrai regard sur le monde. A l’athéisme nihiliste des arts plastiques répond ce que Gilles Deleuze et Elie Faure appelaient « la catholicité du cinéma ». Avec le cinéma, art ultra réaliste et ultra hallucinatoire s’il en est, tout n’est plus que péplum, passion, paradis, cathédrale ! Il nous rend la croyance au monde, renoue le lien entre l’homme et le monde, redéploie les formes dans leur beauté dogmatique, réhabilite le rituel du spectacle, nous rend à nouveau visible l’invisible, redonne de la réalité à la réalité, bref accomplit tout ce que n’ont pu faire les imposteurs aux tableaux blancs et les coprophages côtés en bourse. Et c’est pourquoi Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman sont grands.