Albert Cossery : Mendiants et orgueilleux
A l’occasion du centenaire de la naissance d’Albert Cossery, Frédéric Andrau publie une biographie intitulée Monsieur Albert.
L’occasion pour moi de revenir sur cet écrivain curieux et sur le dernier livre que j’ai lu : Mendiants et orgueilleux
Albert Cossery est né le 3 novembre 1913 au Caire. Vers l’âge de 20 ans, il s’est installé à Paris où il est mort le 22 juin 2008, dans sa chambre de l’hôtel, à 94 ans.
Il écrivait en français, mais ses romans se déroulaient en Égypte.
On dit qu’à la question : « Pourquoi écrivez-vous ? « , il répondait : » Pour que quelqu’un qui vient de me lire n’aille pas travailler le lendemain « …
Les titres de ses quelques livres s’inscrivent facilement dans la mémoire :
Les Hommes oubliés de Dieu (1941).
La Maison de la mort certaine (1944)
Les Fainéants dans la vallée fertile (1948).
Mendiants et orgueilleux (1955)
La Violence et la Dérision (1964)
Un complot de saltimbanques (1975)
Une ambition dans le désert (1984)
Les Couleurs de l’infamie (1999)
Le roman se déroule au Caire, bien sûr. Le début est assez léger. Un homme veut attirer l’attention d’une femme. Quoi de plus banal :Il y a longtemps, j’avais lu Les Fainéants dans la vallée fertile. Plus récemment, j’ai lu Mendiants et orgueilleux. J’en donne quelques extraits, pour donner envie.
« Tout en elle proclamait une fierté naïve et un mépris total pour son entourage.
Elle passa près de Yeghen sans rien changer de son allure, et feignant de l’ignorer complètement. Celui-ci s’était presque arrêté sous le réverbère ; il montra son visage en pleine lumière, la bouche tordue par un rictus qui voulait être un sourire engageant. Mais cette mimique bouffonne fut perdue cette fois pour la jeune fille. Elle ne daigna même pas lui jeter un regard.
Yeghen , déçu par cette façon d’agir, fit encore quelques pas, puis se retourna et courut derrière elle. Il se sentait prêt à provoquer une émeute s’il le fallait. Comment avait-elle osé l’ignorer !
- Tu as perdu ça, mademoiselle !
Elle s’arrêta, interdite, l’air grave et un peu effrayé. L’affaire se compliquait pour elle ; elle ne pensait pas qu’il aurait le courage de l’aborder. Instinctivement, elle avait tendu la main ; Yeghen lui remit le bout de papier contenant le poème et s’éloigna en toute hâte, sans se retourner.
Cela s’était passé sans incident ; il avait réussi son coup d’une façon magistrale. Comment allait-elle réagir après la lecture du poème ? »
Puis on tombe sur un dialogue moins banal :
- « Maître, dit Yeghen, je vais te faire une confidence…
- J’écoute
- Eh bien, tel que tu me vois, je suis en pleine aventure sentimentale.
- Mes félicitations ! Quelle est l’heureuse élue ?
- C’est une fille qui n’est pas comme les autres.
- Je t’arrête là, Gohar(1). Qu’est-ce qu’une fille que n’est pas comme les autres ? mon cher Yeghen, je te connaissais plus de discernement.
- Je voulais dire que ce n‘est pas une putain.
- C’est une bourgeoise ?
- Oui. Sans doute la fille d’un fonctionnaire.
- Oh ! l’horrible chose. Et tu es amoureux d’elle ?
- Tu me prends pour El Kordi, maître. Je ne suis pas un enfant.
- El Kordi (2) plus n’est pas enfant, dit Gohar. Crois moi, tu le méconnais. Il est simplement sous l’influence de toute une littérature européenne qui prétend faire de la femme le centre d’un mystère. El Kordi s’ingénie à croire que la femme est un être pensant ; son besoin de justice le pousse à la défendre en tant qu’individu social. Mais au fond, il n’y croit pas. Tout ce qu’il demande à la femme c’est de coucher avec lui. Et encore, la plupart du temps, sans payer, parce qu’il est pauvre.
- Mais dans cas le but est différent. Je ne cherche pas à coucher avec elle.
- Un amour platonique ! C’est encore plus grave !
- Il ne s’agit pas d’amour, maître. Il s’agit d’autre chose.
- De quoi donc ?
- Je ne sais pas. (…) En vérité, cette fille m’amuse. (…). Figure toi qu’elle me regarde sans dégoût. Et en pleine lumière encore. Elle me sourit même. Je ne suis pas loin de croire qu’elle me trouve sympathique.
- Tu ne vas pas devenir fat ? s’inquiéta Gohar. Ainsi elle fait appel à ta vanité. Mon cher Yeghen, cette fille est un abîme de perversités.
(chapitre V)
Les choses ne vont pas en rester là. Une fille va mourir des mains de l’un de ces deux hommes.
La suite du roman va donc être une enquête policière, mais le lecteur n’aura pas à chercher l’auteur du crime, puisqu’il aura assisté à la strangulation. Ce plutôt une sorte de Crime et châtiment en moins long et sous une autre latitude.
Kindred, 9 mars 2013