Je voulais dédier ces premiers livres-parlants à ma mère, Vincente. A quatre-vingt-deux ans, elle dit avoir souffert toute sa vie, et souffrir encore de n’avoir pu aller à l’école apprendre à lire et à écrire. Fille aînée d’immigrants, vouée à s’occuper des plus petits ; même au cinéma, avant qu’il soit parlant, elle avait à lire sans savoir.
Ces premiers livres parlants, je les donne aussi à ma fille Vincente. A dix-sept ans, elle se plaint encore de ne pas arriver à lire et de devoir lire sans pouvoir.
… à toutes celles soumises aux innombrables servitudes, aux multiples travestis, qui entre interdit et inhibition ne trouvent ni le temps, ni la liberté de prendre un livre.
… à nous, entre plus de deux âges, souvent encore errantes, toujours migrantes, déjà mutantes, femmes en mouvements, ces écrits par voix de femmes pour prendre, apprendre et reprendre ces signes.
Et ainsi, mots à rythmes, lignes à souffles, ponctuations à sons, de l’une à l’autre langue, l’apprentissage passe : de la bouche à la forme et de l’entendu au juste, pas à pas, phrase à phrase, de prochaine à lointaine, d’ici à autrefois, ainsi peut-être se dénoue et s’apaise la vieille rancune, se résout l’ancien conflit, amour et haine, se déjoue l’oppression mortelle ; et de partagées nous instruit partageantes, la trame vivante d’un texte inédit où la main et la voix, l’oreille et le regard s’enlacent et se déprennent.
A.F. Des femmes en mouvements hebdo, n°53-54, 7 août 1981