Chère Marie-Christine, cher Louis, cher Fabrice, chers amis,
Nous avons attendu avec impatience ce moment de nous retrouver pour le dixième anniversaire du Prix Émile Perreau-Saussine. Ce Prix fut fondé à l’initiative et grâce à la générosité de sa famille. Depuis le début, Marie-Christine en a été la providence, donnant discrètement les impulsions décisives. Émile était une intelligence et un cœur toujours en mouvement. Aucune partie de son être n’était immobile, inerte, inactive. Il souriait de son propre enthousiasme. Il était porté par une force d’impulsion, par une ardeur qui entraînait l’adhésion et l’affection. Plus de dix ans après sa mort, nous constatons que son pouvoir d’inspiration est intact, non seulement en France mais aussi ailleurs, particulièrement aux États-Unis où sa thèse est sur le point d’être publiée. Nombreux sont ceux qui, condisciples, amis ou lecteurs d’Émile, se découvrent membres d’une fraternité ou d’un compagnonnage dont Émile reste le centre vivant. Le jury de notre Prix voudrait encourager et élargir ce compagnonnage. Il serait souhaitable, et j’en forme le vœu en ce dixième anniversaire, que quelques membres des générations nouvelles, qui ont la jeunesse et l’ardeur d’Émile, viennent nous rejoindre et mettent leur marque sur ce Prix qui leur appartient naturellement puisqu’il est destiné aux chercheurs et auteurs de moins de quarante ans.
Précisément, cher Adrien, vous appartenez à ces générations nouvelles. Votre livre s’inscrit dans ce qu’on pourrait appeler déjà la tradition du Prix, l’esprit du Prix. Il traite d’une grande question politique et morale, celle du meilleur gouvernement, celle plus précisément de savoir si le meilleur gouvernement est le gouvernement des meilleurs. Son titre : « Les meilleurs n’auront pas le pouvoir. », est merveilleusement choisi car on ne sait pas sur quel ton dire ces quelques mots : avec tristesse, dépit, satisfaction, jubilation ?
Nous parlons des « élites », ou des « premiers de cordée », et symétriquement du « peuple », ou des « premiers de corvée ». Sur une opposition pareille on ne peut rien construire. On s’habitue seulement à l’échange des mépris. Ces notions évoquent des positions sociales bien réelles, elles ne touchent pas la question politique : qui gouverne ? en vue de quoi ? Et enfin : comment les gouvernés participent-ils à l’action commune en direction de ce but commun ? Vous posez ces questions, et pour bien les poser vous commencez par chercher appui et lumière auprès d’ Aristote, tout simplement parce que c’est Aristote qui les a posées de la façon la plus juste, en analysant l’expérience de la cité grecque qui fut l’expérience politique la plus intense, la plus complète, la plus pure que l’humanité ait connue.
Les citoyens désirent la vie la meilleure, la vie excellente, ils visent en tout cas une certaine excellence, ils désirent donc que gouvernent ceux qui sont les plus capables et désireux de les conduire vers cette excellence. Cette excellence ne réside pas dans une compétence de spécialiste, mais dans une vie humaine plus accomplie, résultat de l’éducation la plus accomplie possible. Le bon régime, c’est un régime démocratique dans lequel le grand nombre choisit les magistrats et les juge à la fin de leur mandat. Un régime démocratique, mais pas n’importe quelle démocratie. Un pouvoir du peuple, mais pas de n’importe quel peuple. Un peuple inscrit dans une éducation commune tendue vers une certaine excellence. Voilà le premier résultat de votre enquête. C’est la distillation, si j’ose dire, de l’expérience politique païenne.
Cette tension commune vers l’excellence est cependant chose fragile. Le grand nombre rechigne à y participer, le petit nombre tend à s’approprier l’excellence. Au fond, qu’il soit peuple ou élite, chacun se préfère, chacun s’aime infiniment. Ce sera la critique chrétienne de la belle ambition du paganisme. Votre second interlocuteur est donc Pascal. Vous nous rappelez ainsi que l’ Europe a vécu pour la plus grande part de son histoire en régime de chrétienté. Pascal dit à peu près ceci. Si chacun veut être récompensé selon son mérite, ce sera la guerre de tous contre tous. Mieux vaut obéir au fils du roi, même si c’est un sot : du moins nous éviterons la guerre civile, le plus grand des maux. Le perfectionnement humain s’accomplit pour Pascal en deçà ou au-delà du politique, dans l’ordre chrétien de la charité. Soit, mais on abandonne alors l’ambition d’une meilleure cité ! Les Européens n’ont pas suivi Pascal, ils ont tourné le dos à la chrétienté, ils ont voulu construire une société humaine toute nouvelle. C’est votre troisième étape.
Après la cité antique, après la chrétienté, votre troisième étape c’est la démocratie moderne pour laquelle Tocqueville est votre témoin et votre guide. Vous dégagez de très belle façon le drame de la démocratie moderne tel que Tocqueville le met sous nos yeux. Les principes de la démocratie moderne sont justes, fondamentalement justes, mais en fixant chacun dans son droit individuel, celle-ci risque d’une part de se fermer à l’inquiétude chrétienne, d’autre part de décourager le citoyen de participer à l’action commune. Donc, pour reprendre le terme cher à Tocqueville, la vie démocratique s’affaisse dangereusement si elle n’est pas aimantée par une certaine « grandeur ».
Ainsi, en convoquant successivement Aristote, Pascal et Tocqueville, vous embrassez l’ensemble de notre histoire politique et morale, vous redonnez vie et pertinence aux questions que le langage contemporain, qui ne connaît que les droits et les valeurs, ne sait plus formuler. Votre livre est l’œuvre d’un citoyen à la fois passionné et impartial. Le zèle de la chose commune vous anime, mais vous prenez en compte les arguments de chacun. Votre souci n’est pas de prendre position, mais de comprendre, puis de parvenir à l’arbitrage pratique le plus judicieux. Vous contribuez ainsi et vous contribuerez de plus en plus à la clarté et à la tenue du débat civique. Le Prix Émile Perreau-Saussine récompense non seulement votre talent, mais aussi, car ce terme chéri des anciens est fait pour vous, il récompense votre vertu !
Pierre Manent