Faut-il revenir à la méthode syllabique à l’école ?
Benjamin Stevens est belge et orthophoniste de métier. Il est aussi l’inventeur dans son pays d’une méthode syllabique qui se vend très bien. Remettant une vieille méthode aujourd’hui décriée à l’ordre du jour, il était intéressant, voire peut-être utile de l’interroger sur cette curieuse idée qui l’a conduit à inventer cette méthode d’apprentissage de la lecture appelée APILI, et comprendre ce qui l’a motivé.
Entretien avec Benjamin Stevens
Par Marc Alpozzo, écrivain et philosophe
Marc Alpozzo : Cher Benjamin Stevens, vous êtes l’auteur de la méthode d’apprentissage de la lecture APILI qui remet le syllabique à l’ordre du jour. Bien que cette méthode soit considérée comme dépassée, voire « réactionnaire » par un grand nombre d’enseignants et de pédagogues, car inégalitaire, vous avez écoulé plus de 100 000 exemplaires et même créé une entreprise qui a embauché deux personnes pour répondre aux commandes qui affluent en très grand nombre. Pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe ?
Benjamin Stevens : J’ai du mal à comprendre comment l’approche syllabique peut être considérée comme dépassée, réactionnaire voir même inégalitaire puisque toutes les études récentes en neurosciences ont prouvé son efficacité indiscutable. Elle permet aux enfants de devenir de bons lecteurs, même s’ils sont issus milieux sociaux moins favorisés. Afin de comprendre cette querelle qui dure depuis des décennies, il faut revenir un peu en arrière. Jusqu’au milieu du XXe siècle, tous les enfants apprenaient à lire avec une méthode syllabique pure, le fameux b + a = ba. Cette méthode a fait ses preuves pendant de très nombreuses années et la majorité des enfants devenaient de bons lecteurs. Dans les années 60, certains psychologues sont partis du constat que les adultes lisent en reconnaissant les mots de manière immédiate, globale. Ils ont imaginé que les enfants pourraient apprendre à lire en reconnaissant les mots dans leur globalité, un peu comme des images mémorisées visuellement (méthode idéovisuelle).
Le principe était d’apprendre aux enfants à reconnaître les mots visuellement sans passer par l’apprentissage des fameuses correspondances graphème – phonème (lettre – son).
Ils souhaitaient également que le sens soit au cœur de cet apprentissage et que l’enfant parte de ses centres d’intérêt. Ils reprochaient aux méthodes syllabiques de ne pas donner assez de place à l’accès au sens. Cette approche globale, utilisée au départ avec des enfants en difficulté, a été portée par le chercheur et inspecteur de l’éducation nationale, Jean Foucombert. C’est dans les années 70 et 80 que cette approche a été testée à plus grande échelle dans les classes françaises, suisses et belges. Quelques années plus tard, le constat était sans appel : de nombreux enfants ayant appris avec cette approche globale présentaient des difficultés en lecture. Elle a été abandonnée après une dizaine d’années.
Par la suite, les pédagogues ont privilégié une approche mixte de la lecture, à savoir un assemblage d’éléments de la méthode syllabique (apprentissage des correspondances lettres / sons) et d’éléments de la méthode globale (reconnaissance visuelle des mots). Cette approche mixte est encore largement utilisée dans nos écoles à l’heure actuelle. Dans les années 60, les pédagogues ne pouvaient observer les changements qui s’opèrent dans le cerveau d’un enfant qui apprend à lire. C’est grâce à l’arrivée de l’IRM (imagerie par résonnance magnétique) que les neuroscientifiques ont pu observer le fonctionnement du cerveau humain lors de la lecture. Ils ont également pu observer le cerveau des enfants lors l’apprentissage de la lecture. Plusieurs chercheurs ont consacré de nombreuses années à ces études, notamment Stanislas Dehaene, docteur en psychologie, directeur de neuro-imagerie cognitive de l’INSERM / Neurospin ainsi que Johannes Ziegler, directeur de recherche au CNRS d’Aix-Marseille.
Ils ont démontré que chez les adultes lecteurs, une zone spécifique du cerveau est dédiée à la lecture, quelle que soit sa langue ou sa culture. Cette zone (située dans l’hémisphère gauche, proche des aires du langage) s’active lorsqu’un adulte lit. Stanislas Dehaene l’appelle la boite aux lettres du cerveau, la zone dédiée à l’identification des mots écrits. L’objectif de l’apprentissage de la lecture est de stimuler cette zone. Comment ? En apprenant aux enfants les correspondances lettres / sons (graphèmes / phonèmes), à l’aide d’une approche syllabique.
Si l’on apprend aux enfants à reconnaître visuellement des mots écrits sans passer par un enseignement explicite et intensif des correspondances lettres / sons, ils ne stimulent pas la zone dédiée à la lecture. De plus, leur mémoire visuelle n’est pas extensible à l’infini. Même s’ils parviennent à reconnaître certains mots visuellement, ils ne seront pas capables de mémoriser tous les mots de notre langue. Il faut donc apprendre le code qui permettra de déchiffrer tous les mots réguliers rencontrés. Cette zone dédiée à la lecture se spécialise ensuite et devient de plus en plus performante pour identifier les mots écrits. L’enfant entre alors dans un auto apprentissage qui va lui permettre de progresser efficacement en lecture et d’apprendre à lire les mots irréguliers à mesure qu’il les rencontre. En début d’apprentissage, certains petits mots irréguliers peuvent être appris globalement comme « est, les, des, mes, tes, ses », mais il faut que leur nombre reste très restreint. Toutes les études prouvent également que les adultes qui ont appris à lire avec une méthode syllabique sont de meilleurs lecteurs. Pour les enfants de milieux sociaux moins favorisés, cette approche syllabique est d’autant plus efficace, car ils ne peuvent s’appuyer sur une bonne connaissance du vocabulaire et compréhension du contexte qu’exige l’approche globale. L’approche syllabique est donc la moins inégalitaire et la plus efficace. Certains détracteurs de l’approche syllabique estiment qu’elle entraîne les enfants à déchiffrer sans comprendre ce qu’ils lisent. Rien de plus faux. Dès que l’enfant est capable de lire des syllabes, il peut lire des mots qui contiennent ces syllabes et les comprendre. Il peut ensuite lire des phrases qui contiennent ces mots déchiffrés et accéder à la compréhension. Ces connaissances sur la lecture sont disponibles depuis bien des années, notamment grâce à l’excellent ouvrage de Stanislas Dehaene « Les neurones de la lecture » paru en 2007, il y a 16 ans déjà…
Depuis, de nombreuses actions ont été mises en place afin d’aider les enseignants à améliorer leurs pratiques pédagogiques. 2018 a vu la mise en place du conseil scientifique de l’éducation nationale présidé par Stanislas Dehaene. Ses 29 membres, des scientifiques reconnus, proposent aux enseignants des recommandations et des outils fondés sur la recherche. En 2019, le ministère de l’éducation nationale a publié le « guide orange » à destination des enseignants. Ce guide propose une liste de bonnes pratiques et prône largement l’utilisation de méthodes syllabiques. En 2022, le comité scientifique de l’éducation nationale a publié une note d’alerte expliquant que bon nombre d’enseignants continuent d’utiliser des manuels peu efficaces. Elle précise qu’une étude, menée auprès de 16 149 enseignants, montre que les méthodes à dominance phonique (syllabique) qui favorisent l’apprentissage des correspondances graphème-phonème, l’assemblage progressif des lettres en syllabes et en mots et l’absence de mots outils permet aux enfants d’obtenir les meilleures performances en lecture.
Elle ajoute que ces méthodes sont les moins utilisées par nos enseignants. De nombreux enseignants continuent à proposer une approche globale de la lecture, en présentant des mots irréguliers, des phrases, parfois même des textes en début d’apprentissage. On apprend donc aux enfants à deviner et non à déchiffrer. Je pense que les enseignants ne sont pas responsables. Ils indiquent ne pas avoir reçu de formation préalable sur le sujet lors de leur formation initiale. Comment pourraient-ils mettre en place une pédagogie qui ne leur a pas été enseignée ? Fort heureusement, même si les choses changent lentement, de plus en plus d’enseignants font le choix d’utiliser l’approche syllabique. Leurs retours sont unanimes, leurs élèves progressent mieux. Une directrice d’école utilisant la méthode Apili m’écrivait cette année pour me dire qu’elle n’avait jamais vu tous les élèves d’une classe de CP lire des phrases aux vacances de la Toussaint.
Je note aussi que de très nombreux parents prennent conscience de l’importance de l’approche syllabique de la lecture. Ils perçoivent parfois les limites et difficultés de l’approche mixte proposée à l’école et décident d’aider eux-mêmes leur enfant à la maison avec une méthode syllabique. L’approche syllabique permet aux enfants de faire des progrès plus rapidement, d’autant plus s’ils sont en difficulté. C’est une des raisons pour lesquelles tant de parents ont acheté la méthode Apili que j’ai sortie en 2020. Il s’agit d’une méthode syllabique fondée sur l’humour.
Je l’ai créée pendant plusieurs années, en l’expérimentant avec mes patients. Je me suis appuyé sur les travaux de Stanislas Dehaene afin de choisir la progression idéale. J’y ai ajouté de nombreux moyens d’aides que j’utilise en orthophonie. L’humour, dont j’ai découvert l’effet extraordinaire sur mes patients, stimule l’attention, la motivation, la mémorisation et réduit le stress des enfants. Il permet également de vérifier si l’enfant accède à la compréhension de ce qu’il lit. L’accès au sens étant l’objectif principal de la lecture. Pour répondre à votre question initiale, je ne comprends pas ce paradoxe. Je pense qu’il est dû à la méconnaissance de certains professionnels de l’éducation. Comment certaines personnes, parfois même des inspecteurs de l’éducation nationale, peuvent-elles s’opposer, encore en 2023, à la meilleure approche de la lecture ? Je ne me l’explique pas.
Vous êtes Belge et orthophoniste de métier. Fin connaisseur du langage pouvez-vous nous expliquer pour quelles raisons précises les problèmes dans l’apprentissage de la lecture ont-ils commencé suite à l’abandon de l’apprentissage par la méthode syllabique ?
L’approche syllabique pure a été remplacée par une approche globale puis par l’approche mixte. Avec l’approche mixte, les enfants doivent mémoriser visuellement des mots irréguliers, parfois même associer des mots et des images, ce qui ne stimule pas la zone cérébrale spécifique dédiée à l’identification des mots écrits.
Ils doivent deviner certains mots. Par la suite, ces enfants présentent plus de difficultés de lecture, confondent les mots proches et sont de moins bons lecteurs.
Pour les enfants dyslexiques, cette approche est d’autant plus néfaste.
Les plus grands neurologues, comme Stanislas Dehaene, partagent vos convictions sur la syllabique. Comment expliquez-vous alors que les choses ne bougent pas plus vite ? D’où viennent les blocages ?
Je pense que les inspecteurs et les enseignants ont leurs habitudes et que les changer prend du temps. Cela demande d’importantes remises en question. Il n’est pas simple pour un enseignant de se dire que la pédagogie qu’il propose depuis des années n’est peut-être pas la meilleure.
Cela demande de l’humilité et du courage. Je suis convaincu que les enseignants n’ont qu’une seule envie : donner le meilleur à leurs élèves. Il faut donc les aider à prendre connaissance de ces bonnes pratiques et à les mettre en place.
Il me semble essentiel de préserver le libre choix pédagogique des enseignants afin qu’ils puissent choisir une méthode (syllabique) qui leur plaît. Il faut aussi prendre en compte les grandes inégalités budgétaires qui existent entre les écoles. En août 2022, le président de la république Emmanuel Macron a introduit un nouveau fond d’innovation pédagogique doté de 500 millions d’euros. Personnellement, je ne vois pas l’effet de cette annonce sur les commandes que nous recevons des écoles françaises. Lorsque j’échange avec les enseignants, ils me parlent de budgets réduits, de manque de moyens. Je note que trop peu d’enfants ont accès à un vrai manuel de lecture. De nombreux enfants apprennent à lire sur des photocopies, souvent en noir et blanc. Comment donner le goût des livres à un enfant qui apprend sur des photocopies ? Je pense que chaque enfant de CP devrait avoir son manuel de lecture.
Il ne faut pas non plus négliger l’importance des IA (Intelligence Artificielle) qui changera bientôt toute la donne. Ne croyez-vous pas que ce combat soit déjà un combat d’arrière-garde ? Je sais que vous êtes Belge, et je sais aussi que les Belges sont très francophiles, et très attentifs à l’actualité française : dans ce contexte, pensez-vous que la « décivilisation », dont parle le Président de la République, est la conséquence du niveau scolaire catastrophique ? Rappelons-nous que le ministre de l’Éducation nationale a déclaré ces jours-ci qu’il voulait s’attaquer au tabou du « redoublement », la situation en 6e étant désormais alarmante si l’on en croit certaines sources.
Je suis conscient que l’IA est la nouvelle révolution de notre époque et qu’elle risque bouleverser nos vies. Elle permettra sans doute d’améliorer les contenus pédagogiques en les personnalisant pour chaque enfant en fonction de ses forces et de ses faiblesses. Peut-être qu’un jour les enfants se verront implanter les connaissances et les apprentissages directement dans le cerveau, mais nous n’en sommes pas là ! Le combat pour les apprentissages fondamentaux reste de la plus haute importance, pour nos enfants et notre civilisation. Comment faire en sorte que nos enfants intègrent notre culture ? Comment faire en sorte qu’ils soient aptes à la vie en société ? Tout simplement en leur apprenant les fondamentaux : parler, lire, écrire, compter. Ils leur permettront de mieux comprendre la société dans laquelle ils vivent, de s’y adapter, de mieux communiquer avec les autres et de se comprendre. Je pense que la baisse du niveau scolaire peut déstabiliser notre société. L’éducation doit permettre de réduire les inégalités, de renforcer nos institutions et de favoriser la cohésion sociale. Elle doit aussi permettre à la nouvelle génération d’innover, ce qui lui permettra de trouver des solutions aux problèmes auxquels elle sera confrontée.
Propos recueillis par Marc Alpozzo