En plus d’être des œuvres d’hommes publiées aux Editions Des femmes, les deux livres audio de notre collection « Bibliothèque des voix » qui vous accompagneront – j’espère vous en communiquer l’envie – en vacances (et beaucoup plus longtemps, car ils sont spécialement beaux et attachants…) ont en commun la profondeur et la limpidité. La maturité. Bien que très différents, il est question dans celui de Jean-Paul Enthoven comme dans celui de Jean-Philippe Toussaint de femmes et d’amour. Bref, rien de nouveau sous le soleil (qui pointe enfin le bout de son nez en cette fin juillet, qui comme disait Vialatte est un mois très mensuel) et c’est tant mieux, puisqu’on se régale.
« Si un ami vous appelle pour vous parler du livre de Jean-Paul Enthoven, c’est qu’il aime la très bonne littérature. Les portraits, puisqu’il s’agit de portraits de femmes, sont époustouflants ; les modèles, fascinants ; l’écriture, superbe. Sûr que cet ami, ce frère, n’aura pas résisté au plaisir de vous en lire quelques pages. (…) » Jérôme Serri (que je salue au passage !), Lire (février 2006)
Parce qu’il est toujours difficile de mettre des mots sur un chef d’œuvre dont la céleste essence vole bien au-dessus de ceux appartenant à notre vocabulaire de simples humains, que l’humilité tend à paralyser, que l’admiration éperdue peut avoir comme revers un penchant au mutisme comme hommage – la conscience aiguë de ne pas pouvoir trouver d’adjectifs assez forts pour restituer l’émotion provoquée par ce livre rend d’abord confus (e).
Après ses Enfants de Saturne (Grasset, 1996), Jean-Paul Enthoven nous déroule avec ce troisième livre spectaculairement réussi, hybride entre l’essai et le roman, une nouvelle galerie arbitraire de portraits, mais de femmes cette fois, toutes mythiques, dont la subtile présence en lui nourrit sa vie affective et intellectuelle, sensible et éveillée en même temps qu’elle alimente sa création. Depuis Aurore (Grasset, 2001), coup d’essai, coup de maître, on sait le talent immense de l’auteur, docteur honoris causa ès langue française et… ès Amour !
La dernière femme est un livre incroyablement riche et magistralement « écrit ». Si dans la version papier (Grasset, 2006) neuf portraits de femmes de légende le constituent, seulement quatre remplissent la version audio des éditions Des femmes : Louise de Vilmorin, la narcissique et inconstante (mais si charmante et pleine d’esprit) Marilyn Malraux ; Laure, l’égérie vénéneuse de Bataille qui cherchait le Salut dans l’abjection ; Françoise Sagan, la romancière rebelle, désinvolte et mélancolique oubliée de son vivant ; Flaminia, ultime et troublant chapitre paraissant autofictif, résumant tous les autres. La perte de texte au cours du passage de l’écrit à l’oral se trouve compensée par le plaisir d’entendre la voix magique, d’une chaleur sobre, de Jean-Paul Enthoven, révélé orateur d’exception dans cet exercice.
Aussi séduisantes qu’émouvantes, les quatre muses réparties sur les 2 CD du coffret sont décrites dans une langue d’une rare maîtrise qui n’est pas sans rappeler celle des moralistes du XVIIème siècle. Chaque phrase est un pur délice à elle toute seule, chaque âme de femme mise à nue, chaque belle voracement croquée par la plume amoureuse de l’auteur – systématiquement animé par la tendresse et l’indulgence. Il y a empathie entre lui et ses aimées, fantasmées ou vécue comme la maîtresse finale aux « mains royales ». Romantiques, universelles et intemporelles, ses icônes qui deviennent les nôtres sitôt le livre refermé partagent le désespoir abyssal et noble, ainsi que de farouches et irrépressibles dispositions pyromanes. Sublimes jusque dans leurs apparences, leurs caprices et leurs mondanités, ces égéries souffrent d’infernale solitude, empoisonnées (et emprisonnées) par tous les excès dont les fées les ont pourvues à la naissance : la beauté, la richesse, l’intelligence, la célébrité etc Epousant intensément la vie, ses ivresses et ses dangers, leurs destins sont autant de miroirs dans lesquels le narrateur comme le lecteur peuvent se regarder.
Pour vous affamer davantage encore d’éblouissement, voici trois extraits significatifs correspondant à trois tableaux de La dernière femme – le voile ne pouvant être levé sur le quatrième dont le mystère de l’élue ne pourra être éclairci que par votre écoute de ce livre audio……
Sur Madame de Vilmorin (ma préférée !) :
« C’est le genre de créature qui prétend souffrir des tourments dont elle est la cause. Et qui ajoute, presque sincère, qu’elle est la première victime des sentiments qu’elle inspire. On l’aime ? On la courtise ? On veut se brûler la cervelle pour ses yeux noisette ? Qu’y peut-elle ? Les hommes sont naïfs, ou vraiment fous, qui se croient invités à flamber dès qu’on leur adresse un sourire. Après tout, on ne va pas lui reprocher de faire la charmante ; de balayer le monde avec ses regards noyés de demi-promesses ; de payer de sa personne pour mettre de l’ambiance dans toutes ces situations où les importants sont si rasoirs et où les jouvencelles (« ces petits wagonnets sur leurs rails… ») se hâtent vers leurs destins sans envergure. Oui, Louise de Vilmorin regrette d’allumer ces incendies de cœur – mais elle est bien obligée de composer avec cette fatalité. Elle veut seulement, cette chère Louise, s’amuser, danser, cueillir les émotions qui se présentent, se fiancer pour rire, alors que ses galants prennent tout au tragique. Pour un peu, on la plaindrait, cette jeune fille déconcertée par les ravages qu’elle provoque, qu’elle jure ne pas souhaiter… »
Sur Laure :
« Laure ne fut pas son premier prénom (…) Avant sa mort, elle s’appelait Colette Peignot. (…)Laure sera avide de clandestinité et de souillure. (…) Ce qu’elle découvre ? Qu’on peut transmuer la répulsion en jouissance. Que l’horreur est attirante. Que l’on se purifie aussi au contact de l’abject. Le plaisir n’entre pour presque rien dans cette affaire. Seuls comptent l’excès salvateur et le péril qu’on sollicite. La perversion, chez Colette, ressemble ainsi à la pierre philosophale des alchimistes : c’est un dispositif susceptible de métamorphoser la matière en esprit. Une variante de l’Eucharistie. Une aventure qui, à travers le corps, suggère une transcendance sans pareille. »
Sur Sagan :
« L’amour et la littérature étaient, pour elle, les deux seules activités respectables. Par malchance, les êtres ainsi faits sont, le plus souvent, précipités dans un monde surpeuplé de partenaires requis par d’autres occupationjs – l’argent, la parade, le compromis. Pour ne pas rester seule, Sagan fut donc obligée de leur ressembler un peu : il lui arriva de bâcler ses livres et ses sentiments ; on la vit aussi s’embarquer vers des individus, ou commettre des pages, qui n’en valaient pas toujours la peine. Mais elle revenait rapidemen
t dans sa circonscription. Plus exigeante. Sans s’excuser de l’incartade. L’amour, la littérature : deux façons de visiter l’absolu – et d’avouer qu’on y croit. Le mystère sera préservé sur la dernière femme. »