Pierre Cormary fait un nouvel article sur l’oeuvre de Laurence Zordan (Les Carnets de la Philosophie, mai-juin 2009)


Article de Pierre Cormary dans Les Carnets de la Philosophie (mai-juin 2009)

Les règnes à part de Laurence Zordan (une lecture de Des yeux pour mourir et Le Traitement)

 

Laurence Zordan 2.jpgRien de telle qu’une femme cruelle. Je veux dire, rien de telle qu’une femme qui a le sens de la cruauté, c’est-à-dire, dans le cas de cette normalienne agrégée de philo, énarque et haut fonctionnaire, spécialiste des questions de sécurité et de géostratégie, le sens de l’écriture. Ecrire, c’est rendre la torture du réel. C’est écarquiller le regard jusqu’à l’indicible. C’est éviscérer l’âme comme c’est arracher un peu d’âme aux viscères. Tour à tour bourrelle, infirmière, amoureuse, justicière, mère sévère ou câline, Laurence Zordan a ouvert des horizons nouveaux dans la littérature française contemporaine. En quatre livres, elle s’est imposée comme une des figures de proue des Editions des Femmes d’Antoinette Fouque, en inventant un autre type d’écriture traumatique. L’ineffable, ça fait mal.

Les yeux grands ouverts

On dit souvent de l’écriture féminine (au cas où celle-ci existerait, mais pour une fois jouons le jeu) que celle-ci échappe aux frontières de la raison et de la logique « masculines », qu’elle exprime  une vision plus organique et plus infinitésimale des choses, qu’elle est plus sensible aux métamorphoses des êtres et des situations,  qu’elle fonctionne selon un processus de rupture et de cassure qui remet en question l’espace-temps et qui donne au texte un aspect vague et flou où tout n’est plus que sensation, affection, prolifération de signes, au détriment des idées et des actions. Pour autant, le corps y est agressivement présent. L’obscénité apparaît comme la seule objectivité, la fameuse « hystérie féminine » se révélant comme le mal d’une écriture obligée de retrouver les mots et une syntaxe que le système phallocentrique lui interdit jusque là. Littérature du manque et de l’excès mais qui a la capacité de se détacher immédiatement des plaies qu’elle vient d’ouvrir – et qui saisit d’autant mieux. Prenez les scènes de torture de Des yeux pour mourir et avouez (avouez !) qu’un homme ne les aurait peut-être pas écrites comme cela.

« Ouvrez les yeux, parce que le torturé a les yeux parfaitement écarquillés. Les mouches le sentent. Un mets plus délicieux que le miel : des prunelles sans paupières, des prunelles sirupeuses dans lesquelles elles plongent leurs pattes, les crevant petit à petit, s’y enfonçant, s’y perdant goulûment. Un supplice pire qu’une énucléation.»

Un supplice surtout qui se décrit avec une précision qui ne s’excite jamais – et qui pourrait relever d’un barbarie blanche comme on parle d’une écriture blanche. Les hommes n’ont pas ces pudeurs devant un corps souffrant ou jouissant. Eux extériorisent, se mettent à rire, ou à baver. Eux donnent leur avis surtout. Dissertent comme les héros sadiens. Si Zordan est sadienne, alors elle l’est au sens de Clairwill, la « gouvernante » de Juliette. Il faut faire le mal, ou l’écrire, sans peine ni exubérance. Il faut mettre de la rigueur dans sa transe, tendre à l’apathie. C’est ce qui rend ses livres si effrayants. Zordan y traite de la guerre, de la torture, de la maladie, de la violence sociale, avec un sadisme dans la retenue qui fait froid dans l’âme. Dans ces scènes d’horreur, le texte tâtonne puis terrifie. L’on passe de l’obscurité la plus inquiétante et parfois, il faut le dire, la plus irritante à la limpidité la plus insoutenable. On est dans le clinique autant que dans le poétique. Dans l’onirique autant que dans le physiologique. Comme un nuage qui passerait devant la lune et un rasoir qui couperait un œil en deux.

Quoiqu’il s’agisse moins de couper que d’écarteler. Comme dans un film de Stanley Kubrick ou de Dario Argento, tout est œil écarquillé dans Des yeux pour mourir. Le narrateur qui est le bourreau ultime est celui qui vient arracher les paupières du patient avec une délicatesse abominable. Ne plus pouvoir fermer les yeux, c’est aussi cela l’enfer, disait un personnage de Huis-clos de Sartre. En même temps qu’il officie, le bourreau nous regarde droit dans les yeux. Comme dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell (un livre écrit après Des yeux pour mourir), il y a dès la première page injonction au lecteur, regard-caméra comme on dit au cinéma :

« Je vais vous raconter l’histoire de mon regard, de mes paupières et de mon cristallin, et nous passerons un marché, en nous regardant face-à-face. »

Impossible pour le lecteur d’échapper à ce face-à-face.

opera003.jpgHistoire de l’oeil

Afghanistan. Dans ce paysage de montagnes et de désert, sur lequel souffle un « vent de cent-vingt jours… », vent sadien s’il en est, un enfant va être initié aux cruautés de la vie afin qu’il devienne lui-même un jour un bourreau sans égal, c’est-à-dire un héros de guerre. Et la première cruauté, c’est l’arrachement à la mère avec laquelle il était retranché dans un « règne à part ». Ah les règnes à part d
e Laurence Zordan ! Les thébaïdes douloureuses ou joyeuses dans lesquelles mère et fille se retrouvent (Le traitement), à moins qu’ils ne s’agisse d’une mère sans fils et d’un fils sans mère, d’une sœur souveraine et d’un frère débile (A l’horizon d’un amour infini), ou d’une mère muette et d’une fille délinquante malgré elle (Blottie).

Enucléer le fils de la mère comme énucléer le sein de celle-ci devant celui-ci, c’est pour les hommes de guerre l’apprentissage de la « virilité ». Pour le petit garçon, l’instinct de mort se confondra désormais avec le lait maternel. C’est dans ces métaphores qui mélangent le doux à l’abominable, et dans ce cas-ci, le lactescent au sanguinolent, le nourricier au meurtrier, que réside l’art de Zordan.

« C’est pour cela que vous n’arrivez pas à concevoir la cruauté absolue qui ressemble à une montée laiteuse, à une communion nourricière », écrit le narrateur en se moquant du lecteur et de sa sensibilité « candide ».

Alors les paysages deviennent des blessures et les couchers de soleil des giclées de sang. C’est le temps des « classes ». Ne jamais fermer l’œil devant l’horreur (la chauve-souris brûlée vive). Distinguer l’indistinct (le chat blanc dans la neige). S’entraîner à ne pas fermer les yeux devant une bougie, afin de « maîtriser le jeu de [ses] paupières » et de «  fortifier [ses] prunelles comme des muscles » – la suprême épreuve étant l’épreuve de l’eau bouillante que l’on renverse sur les yeux ouverts et qui gèle dans la seconde. Après ça, la mort règne au fond des yeux, et l’enfant est devenu un « tuant », un « résistant », et un moudjahidin qui pourra dire un jour :

« J’ai ôté des vies comme on enlève des échardes »,

et

« J’étais l’homme au poignard qui ne fait aucun bruit. »

Mais blessé, il est envoyé à l’hôpital où il tombe amoureux de la « chirurchienne » – une doctoresse singulière qui aime caresser les moignons des blessés. Le roman de guerre se fait roman d’amour. Le langage de la torture devient celui de la tendresse. Dans les deux cas, ça reste une question de corps.

« Mes gestes de guerrier étaient des gestes d’amant. Si mes cheveux gardaient la trace de l’ébouriffement de sa main, peut-être respirerais-je un jour l’odeur de sa chevelure sous le burqa. Une tiédeur de femme mûre, tandis qu’à ses yeux je demeurais désespérément cru, comme un fruit vert. Ma langue était un ensemble de papilles qui n’avaient pas su la goûter ; peut-être à mon insu, avais-je préféré la voir se perdre dans ses voiles plutôt que de me perdre dans son corps. Lorsque autrefois elle avait tenté d’entrouvrir mes paupières d’enfant, il y avait là une sorte de dépucelage par les yeux, comme si elle avait voulu décalotter mon sexe. Mais au lieu de m’abreuver de sa liqueur, elle m’avait mis du collyre. J’aurais tant voulu la boire ! (…) Elle m’avait dilaté la pupille, mais je m’étais promis qu’un jour mon regard dilaterait son vagin, que je crèverais cet œil maléfique qu’elle gardait entre ses cuisses ».

D’autres personnages surgissent : Sheitan, le disciple, Candy, la donzelle, et surtout l’espion Z… (Z comme Zordan) dont on apprendra que c’est lui qui est l’origine de la vocation du narrateur. Tout ce petit monde finit par coucher ensemble. L’on partouze dans la salle d’hôpital. L’on se torture aussi, pour rire, puis pour de bon, quand on apprend qu’un tel a trahi. Il y a des enculages et des paupières arrachées. Des aveux qui ne viennent pas et des caméras muettes qui filment les scènes. L’on pense à l’Histoire de l’œil de Georges Bataille autant qu’aux films d’horreur genre Saw. Vous vous êtes souvent demandés que pouvait être la sexualité en état de guerre ? Lisez Des yeux pour mourir, le premier roman de Laurence Zordan, et vous le saurez – en même temps que vous testerez votre tolérance à la littérature.

Cris et chuchotements la pieta.jpgL’essence mère-fille

« Toujours, j’ai aimé me promener avec ma mère  – Voilà un début bien sage pour une histoire atroce. A moins que ce ne soit un début subversif pour une histoire banale. »

A moins encore que ce ne soit le banal qui soit atroce ou l’atroce qui soit subversif. Chez Laurence Zordan, les gestes les plus anodins sont des événements métaphysiques, les incidents les plus dérisoires sont des cataclysmes intérieurs. Faire une promenade avec sa mère malade est pour la fille un geste révolutionnaire que ne comprennent ni le médecin ni son entourage. Car cette petite marche à deux est pour la fille l’occasion de vivre avec sa mère dans

« ce tempo qui n’appartenait qu’à nous seules (…) parce que ce n’est pas un simple hasard génétique qui nous lie, mais la certitude que l’enfantement n’a fait que consacrer une connivence intemporelle, comme si de toute éternité j’avais pour raison d’être celle d’être la fille de cette femme, comme si cette femme ne tirait la justification de son existence que de m’avoir permis de voir le jour. »

Que raconte Le traitement ? Une fille qui s’occupe de sa mère malade. Et qui par là-même va retrouver « l’essence mère-fille ». Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? se demande Zordan de livre en livre. Eh bien parce qu’il y a des baisers ontologiques (A l’horizon d’un amour infini), des enfants à protéger (Blottie), des mères dont on devient la mère, l’infirmière et donc aussi le bourreau. Comme le petit garçon de Des yeux pour mourir, la fille devient cet « enfant soldat » qui ne va rien laisser passer des caprices et des faiblesses de sa mère et va lui infliger son « traitement » jusqu’à en être impitoyable – inhumaine par amour. Car les soins passent par les consignes, les menaces, les soupçons, la traque permanente. Soigner quelqu’un, c’est se battre contre lui nuit et jo
ur. Dans Des yeux pour mourir, on passait de la torture à l’amour, dans Le traitement, on passe de l’amour à la torture.

« De même que la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires, la maladie est une chose trop complexe pour être confiée au malade. »

Pour la fille, le souci premier est que sa mère comprenne ce qui lui arrive et garde sinon sa sagesse, sa lucidité. C’est que l’esprit boiteux nous irrite plus que le corps boiteux, comme aurait dit Pascal, et que l’esprit boiteux, dans le cas d’une grande malade, peut conduire à la folie ou au désespoir. Bien penser sa maladie est encore un signe de santé.

« Je voudrais qu’elle raisonne. Même pas qu’elle soit raisonnable : tout simplement qu’elle raisonne. Qu’elle pratique enfin le principe du tiers exclu empêchant d’affirmer une chose et son contraire ; je voudrais qu’elle respecte non pas la vérité, mais l’évidence, lui imposant d’avouer qu’elle s’apprêtait à prendre le médicament que mon intrusion dans la chambre lui a fait tomber de la bouche ; je voudrais qu’elle veuille, non pas s’en sortir, comme y exhorte la sagesse populaire, mais qu’elle veuille vouloir pour exprimer enfin clairement un souhait. Or, son propos est toujours retors sans ruse, tordu plusieurs fois comme la soie retorse, pour ne déboucher que sur l’incompréhensible. Demander un verre d’eau ou une cuillère lui inspire des discours de contournement. Elle cultive la circonvolution des arguments tout en étant géostationnaire dans ses obsessions. »

C’est que la maladie rend rusé, et de la ruse du diable. Pour la fille qui s’occupe de sa mère, il s’agit de se prévenir sans relâche de la dialectique infernale de la douleur ou de la mort. Car il n’est pas sûr, comme elle finit par le dire, que « la douleur soit » seulement « le diable ». Il se pourrait hélas fort bien que la douleur soit aussi le signe diabolique de la vie. La douleur, c’est le diable, mais la douleur, c’est aussi la vie. Dans le cas des grands malades, rester en vie pour leur bien devient un contresens Alors, il faut faire fi de l’âme et ne se concentrer que sur le corps :

« Tout entière préoccupée par cette physiologie pathologique, je néglige volontairement l’âme, qui me semble un piège pour s’épargner la responsabilité de soigner. Les ressorts du psychisme et autres recoins secrets de l’inconscient me paraissent indûment invoqués pour masquer l’échec d’un protocole médical. Je refuse donc que ma mère ait une âme pour lui éviter d’être privée d’un organisme qui fonctionne, d’un corps réparé par la science. Je troque le spirituel contre le corporel. »

Cris et chuchotements.jpgLa maladie mère-fille

Sacralisation du traitement.

« Je ne veux pas que ma mère introduise la moindre variante dans son traitement, sous peine d’écorner le sacré. »

Le rituel, c’est ce qui rassure, c’est ce qui fait de la vie, ici de la survie, une éternité. Comme l’enfant qui veut qu’on lui raconte tous les soirs la même histoire, la fille ne veut pas que sa mère change de soins. C’est la répétition des gestes qui protège. Et c’est la « normalité », qu’on méprise d’habitude, qui console – lorsque par exemple il faut, afin que la mère puisse manger, lui arracher les dents et lui mettre une prothèse, et ce faisant, avoir l’impression de revenir dans le monde normal, car « tout le monde, un jour ou l’autre, doit porter une prothèse dentaire ».

C’est la vie de tous les jours qui sauve de cette « mort » de tous les jours. C’est le dérisoire qui fait supporter l’essentiel. Pour la mère de A l’horizon d’un amour infini, l’important sera de toujours sentir bon au nom de son fils mort ou perdu depuis longtemps. Dans Le traitement, la fille va dans une quincaillerie acheter des casseroles émaillées pour une cuisine qu’elle et sa mère ne feront sans doute jamais mais « qui sonnent comme des cymbales de guérison ». Du corps de la mère au « corps » de la maison, il n’y a d’ailleurs qu’un pas que la pensée magique franchit allégrement.

« Il fait bon aller à la quincaillerie comme il ferait bon vivre dans la maison qui bénéficierait des objets qu’elle recèle. Je me prends à rêver d’un transfert de traitement : ce n’est plus l’organisme maternel qui obéirait aux médicaments, c’est la maison que l’on soignerait, en la stimulant par des pitons, crochets, rallonges de prises de courant, luminaires, rideaux plastifiés, serpillières jetées comme des compresses, thermomètres de réfrigérateur plutôt que courbe de température de la malade, glacière à pique-nique plutôt que mallette pour flacons de prise sang, couteaux à découper la volaille plutôt que seringue à ponction lombaire. »

Mais il faut revenir au chevet de la malade. Se refaire flic, douanier, ministre de l’intérieur de sa mère.

« Tels ces Africains repoussés dans le désert alors qu’ils avaient enduré mille souffrances pour atteindre l’Europe, ma mère est rejetée sans ménagement vers sa douleur. Le droit, les procédures sont de mon côté. Je ne la vois plus comme Maman, mais comme une clandestine qui tente d’exploiter la moindre brèche dans ma vigilance. »

La cruauté qu’il faut pour soigner quelqu’un. Le rapport de pouvoir qui s’instaure entre la fille et sa mère. « Je suis la sentinelle, elle est la Solitude », dit-elle un moment. L’Œdipe féminin qui se met en branle. Car la fille qui devient la mère de sa mère, donc sa grand-mère, rappelle aussi à sa mère qu’elle détestait la sienne.

« A m’imaginer sous les traits despotiques de sa génitrice – que, soit dit en passant, j’adore – elle a fini par me rendre semblable à elle. Modelant son comportement sur la stratégie de pouvoir qu’elle m’impute, ma mère m’a assigné le rôle qu’elle redoute. J’en deviens ce masqu
e antipathique qu’elle me fait revêtir et mon visage autoritaire riposte à ses attaques contre l’autorité. Sa manière d’attiser les flammes du caractère qu’elle me prête suscite ma propre réaction, nécessairement très ferme. Et parfois, j’envie ma grand-mère qui ne se privait pas de gifler ma mère. Je m’arrête dans cette violence fantasmatique en ressentant la tristesse de Maman d’avoir été si peu aimée. Je voudrais soudain tout effacer : l’attitude passée de ma grand-mère, ma conduite de garde-chiourme du traitement, je voudrais éradiquer cette férocité qui a sauté une génération pour s’acharner contre ma mère, prise en tenaille. »

L’hospitalisation est vécue comme un coup d’état. Et le retour, pour la fille, à la solitude. A la maison. Au fantasme d’un bal qu’elle donnera pour le retour de sa mère. Au conte de fée qu’est l’espérance. A l’écriture, enfin, la seule chose qui peut faire aimer sa douleur.

[Article paru dans Les carnets de la philosophie n°7 en avril 07]

Laisser un commentaire