« L’Oreille de Lacan » apprécié par le très exigeant Alan Argoul (24 juin 2015)

Patrice Trigano, L’oreille de Lacan

patrice trigano l oreille de lacan
L’auteur aime à se mettre dans la peau d’un autre ; il s’est ainsi inséré dans la personnalité d’Antonin Artaud et de Raymond Roussel« Quelle bien étrange et douce tendance que celle qui consiste à ne voir le monde qu’à travers l’art ! », écrit-il dans Une vie pour l’art. L’art serait un reflet de la vie, mais sublimé, réduit à son essence signifiante. En ce dernier « roman », il a imaginé et fantasmé cette fois la vie d’un personnage de fiction, Samuel Rosen.

Dandy névrosé plein de TOC, obsédé de Lacan qu’il n’a jamais rencontré mais aperçu de loin, collectionneur maniaque qui s’entoure d’objets comme d’autant de doudous, Samuel est un personnage cannibale. Comme le Golem, créature artificielle qui échappe à son créateur, il en vient à envahir la vie de l’auteur, son imaginaire, comme une « élucubration désirante », ainsi qu’il le dit joliment hors texte. La construction du roman présente l’originalité d’un prologue où l’auteur expose sa volonté de faire la biographie de son personnage, d’un « logue » où il en revêt la peau, enfin d’un épilogue où il se dresse contre lui, l’accusant de l’avoir contaminé. Mais être possédé des êtres créés de soi, n’est-ce pas la pathologie du véritable écrivain ?

Rosen est révolté évidemment, comme son auteur et comme le veut la mode intellectuelle. Il se cherche sans se trouver. Inhibé sexuel, il pousse les expériences comme on pousse successivement des portes – jusqu’à l’ultime. Il va ainsi dans les premières pages participer, alors que « la lune diffuse sa lumière blafarde dans les rues désertes » p.21, à une séance des Omphalopsyches, une secte adoratrice du nombril, qui y voit depuis la plus haute antiquité l’origine du monde. Ce n’est pas sans rappeler Joris-Karl Huysmans (d’ailleurs cité p.30), dandy lui aussi, tout pénétré des tourments d’une fin de siècle. Mais la terreur devant le réel incompris est ici remplacée par l’humour – et le diable d’hier par les psys d’aujourd’hui. L’atmosphère esthète de Huysmans surnage, entre Baudelaire et Gustave Moreau, le satanisme étant, à fin de notre siècle, la secte du Lacan gourou. Le réalisme des descriptions huysmaniennes portent ici sur les livres anciens, les meubles d’époque et les statues médiévales.

Le roman est parsemé d’aphorismes du « grand psy » qui rappellent les maximes primaires de l’instituteur Mao en son petit Livre rouge. « Il n’y a pas de vérité qu’on puisse dire toute » p.61, « l’imaginaire et le réel sont deux lieux de la vie » p.96, « le réel, c’est quand on se cogne » p.117… Lacan va-t-il détruire ce talent d’écrire ? « Après tout, si je suis devenu écrivain, c’est à ma frustration que je le dois. Et c’est pour cette raison que j’en suis l’obligé » p.68. De la blessure naît le poète, de la souffrance l’observation aiguë des autres. « J’aime en art tout ce qui révèle à mi-mot les faces cachées de l’existence » p.42. D’où Nietzsche et Stirner placés sur la cheminée de face, encadrant un Hegel de dos : la généalogie de la morale et l’autonomie de l’Unique contre le chantre de l’Ordre historique, succédané du destin voulu par Dieu.

Samuel Rosen soupçonnera Nerval d’avoir été le nègre de Baudelaire, calculera des anagrammes pour le prouver, en écrira un livre qui ne sera pas édité, puis passera à la Trappe pour y subir la révélation lacanienne du bord d’elle. L’art est un leurre qui cache une vérité. Les arts « aiguisent ma fascination pour l’incompréhensible » p.170, surtout lorsque cela me concerne… Une gravure ouvre sur une porte qui, dans l’inconscient personnel fait référence à une scène primordiale, de laquelle tout découle. C’est joliment tourné, puissamment décrit. Le personnage unique prend toute la place mais captive par sa force. Même si la névrose, pathologie psychique des siècles d’interdits (phobies, obsessions, neurasthénie, refoulement…), se trouve aujourd’hui remplacée plutôt par la psychose, angoisse devant l’écrasante solitude de l’être responsable de lui-même et tourné, pour cela, exclusivement vers soi (narcissisme, paranoïa, mégalomanie, schizophrénie…)

Restent quelques phrases un peu sophistiquées qu’on croirait plaquées comme un rajout, un autre moment d’écriture ou une autre main, un fard sur la nature du texte. Que penser de celle-ci : « Sa prime approche fait néanmoins l’économie de la complexité extrême du dandy dont l’élégance précieuse occulte l’apparence quelquefois ridicule » p.14. Ce n’est pas le cas général, cependant l’artiste peut prendre lui aussi un jargon technocrate, contamination peut-être des catalogues de galeristes.

Mais comment faire la critique d’un auteur qui désarme par avance les plumes acérées ? « On s’en donnera à cœur joie de railler mon talent, ridiculiser mes propos, humilier ma personne » p.99. Il n’en est rien, cher auteur, votre roman est un bon roman, votre troisième, dont je dis tout le bien ci-dessus et que je conseille aux lecteurs.

Patrice Trigano, L’oreille de Lacan, 2015, éditions de la Différence, 185 pages, €18.00 
Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com
Galerie Patrice Trigano 
Portrait de Patrice Trigano dans le Nouvel économiste 

Patrice Trigano dans Actualitté – Par la très belle Félicia-France Doumayrenc (16.06.15)

 

‘On ne sort jamais indemne d’une plongée dans l’écriture’

Par Félicia France Doumayrenc

Capture d’écran 2015-06-16 à 17.18.27.png« On ne sort jamais indemne d’une plongée dans l’écriture. » C’est par cette phrase si juste dans son interpellation que se termine le roman de Patrice Trigano : L’oreille de Lacan. Pourtant, le début d’un livre naît avec la première phrase de celui-ci. Telle l’ouverture d’un opéra, elle donne le ton, ouvre le souffle, fait respirer le lecteur au rythme de silences ponctués.

Un roman fait entrer celui-ci dans un imaginaire autre que le sien. Ce livre entraîne dans un chemin plus tortueux puisque l’auteur nous livre un roman dans le roman et pose, ainsi, le travail de l’écrivain, son imagination, sa plume.

 

En effet l’auteur, un des personnages de Patrice Trigano et dont nous ne saurons jamais le nom, décide un jour d’écrire, d’inventer la vie de Samuel Rosen. Homme qu’il observe dans le petit cercle germanopratin et qui est devenu, pour lui « une énigme vivante », justement parce qu’il en épie les moindres faits et gestes.

 

Samuel Rosen esthète proche de des Esseintes personnage de Huysmans dans À rebours, est un homme qui semble d’une autre époque.

 

Non loin de l’ermite, ce dandy névrosé, semble atteint d’une névrose obsessionnelle dont il dit « ces manies, progressivement apparues dans ma vie comme de faux amis sous prétexte de m’aider, aliènent mon quotidien ; mais je suis loin d’être hostile à cette mise sous tutelle ». De même, il est en proie à d’insurmontables problèmes sexuels et a pour regret de ne pas avoir été sur le divan de Lacan à vingt ans. Personnage solitaire, il vit en en l’unique compagnie de son majordome qui, lui sert aussi, d’homme de ménage, de maître d’hôtel, de cuisinier, etc.

Tentant d’apaiser ses angoisses, il s’autorise à écrire un livre dont il ne doute pas de la puissance.

 

Dans ce but, il part faire une ascension du Mont Ventoux sur les traces de Pétrarque, fait un pèlerinage à Rocamadour en mettant ses pas dans ceux de Francis Poulenc, tout en ayant en tête les phrases de Lacan comme si celles-ci lui servaient de béquille et l’aidaient à vivre.

 

David Rosen, homme érudit puise sa langue dans celle des auteurs classiques et contemporains (on croise tout au long du récit des références tant à Maupassant, Poe, Bataille, Breton, etc.) et dans sa bibliothèque, car comme il l’écrit « bibliophile insatiable, j’ai engouffré une large partie de la fortune héritée de mon grand-père dans la constitution d’un ensemble qui compte plus de douze mille volumes

 

Livre très dense, remarquablement bien écrit, empli de références tant sur la littérature, la peinture, la musique parfois délirant : Rosen croyant un instant que Nerval était le nègre de Baudelaire, il ne se doit pas d’être, plus encore, dévoilé. 

 

L’intrigue intéressante est un prétexte pour faire comprendre au lecteur les subtilités de la création. Par une pirouette, lors d’un échange de correspondance entre Rosen et l’auteur, Patrice Trigano induit cette question. 

 

Qui est Rosen ? Qui est l’auteur ? Sont-ce deux personnages différents ?  

 

Ce dernier ne sombre-t-il pas, à son tour, dans une espèce de conduite de répétition ? 

 

Et, c’est cette phrase qui pousse à s’y interroger : « La psychologie du modèle a déteint sur son biographe. »

Il faut lire ce roman dense et envoûtant. Tout d’abord parce qu’il est remarquablement bien écrit et surtout parce qu’il transporte dans un temps quasi suspendu.

 

L’oreille de Lacan est un écrit sur la peinture, l’écriture, l’esthétisme, la névrose, sur Lacan, sur la psychanalyse, sur la quête de soi et sur l’écriture en elle-même. 

 

Patrice Trigano signe là un des meilleurs livres de cette année, et pousse à écrire, en le paraphrasant qu’on ne sort jamais indemne d’une plongée dans un roman, en particulier dans celui-ci dont le titre L’oreille de Lacan, à lui seul, est porteur de métamorphoses.

« L’oiseau de Roux » par Guilaine Depis (Livr’Arbitres, numéro 17, juin 2015)

oiseau de roux.jpgArticle de Guilaine Depis dans le numéro 17 de la revue littéraire Livr’Arbitres consacrée à Dominique de Roux, page 52

L’oiseau De Roux

 Des ailes nobles sur un cœur de diamant

« Le cœur est une matière noble. Heureux ceux dont les cœurs se sont brisés. Ils ont gardé leur adolescence ».[1]

Alors qu’elle lui consacrait une séance de son Atelier permanent de lecture et d’écoute «à voix haute et nue»©[2], Michèle Venard confiait volontiers qu’elle aurait atteint son objectif de vérité si elle réussissait à faire ressentir à son public que Dominique de Roux était – selon son épouse Jacqueline de Roux – un oiseau.

Il en avait l’ineffable grâce, la virevoltante légèreté, la surprenante rapidité, l’insaisissabilité et les ravissants pépiements. Un oiseau qui avait la fronde courageuse toujours sur le point de s’envoler, de s’échapper, vers de plus hautes cimes littéraires, de plus lointaines contrées.

« L’honneur du combat amoureux c’est le déshonneur complet . »[3]

Dominique de Roux conjuguait l’écriture avec l’aventure, donnait corps à sa puissante pensée par des mots et des actes. Il n’avait peur de rien, et surtout pas de s’engager dans la défense des infréquentables de son temps, ni d’aimer – lui dont le blason comporte deux éclats de diamant et la devise latine « Cor adamantinum », que l’on traduit par « cœur de diamant ».

Un homme généreux, tourné vers les autres et le monde

Son ami Gabriel Matzneff l’évoque en ces termes dans son journal le 29 mars 1977, jour de son envol définitif :

« Son œil vif d’oiseau. Sa génialité, son verbe de feu.

Certains de nous soignent leur personnage : c’est ce que nous appelons avoir le goût de notre destin. Dominique, lui, n’avait aucun souci de son personnage. Nul n’était moins nombriliste que lui, et il semblait toujours plus intéressé par les autres que par soi. (…) Dominique, si passionné, si vibrant. L’inimitable façon qu’il avait de prendre la tangente – une tangente apocalyptique.[4] ».

Dominique de Roux a passé sa vie à partir ; son intelligence exceptionnelle et sa lecture à la fois libre et prémonitoire du monde nous font cruellement défaut.

« Dominique de Roux était un ultra historique – étymologique : ultra gauche et ultra droite à la fois, au-delà, de l’autre côté, plus loin, en avant, ailleurs.[5] »

Il allait partout, en quête de beauté et de sens. 

Une entêtante saudade

Avec la figure de l’oiseau, un second concept est essentiel est essentiel pour aborder, comprendre ou approfondir l’immensité De Roux : celui portugais de saudade qu’il définit lui-même comme « mémoire qui est anticipation, regret et désir à tel point que regret et désir communiquent »[6]

Dominique de Roux suscitait de son vivant l’horreur ou la vénération sans se soucier de sa réputation.

La postérité a tranché : son œuvre n’a jamais été autant lue, relue et étudiée qu’au troisième millénaire où le citer est devenu une référence de qualité – la référence suprême, le sésame ultime – parmi les derniers résistants des lettres.

Guilaine Depis

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[1] Dominique de Roux, Immédiatement, La petite vermillon

[2] Le jeudi 20 septembre 2012 au Théâtre des Deux-Rêves

[3] Dominique de Roux, Immédiatement, La petite vermillon

[4] Gabriel Matzneff, Un galop d’enfer, La Table Ronde, page 45-46

[5] Rémi Soulié, Les Châteaux de glace de Dominique de Roux (Les Provinciales/L’Âge d’homme), page 80

[6] Dominique de Roux, Il faut partir, Fayard

DOMINIQUE DE ROUX, SOIRÉE EXCEPTIONNELLE LE 12 JUIN 2015, entrée librement

12 juin.jpgINVITATION VENDREDI 12 JUIN 2015 À 20 HEURES

À UNE SOIRÉE EXCEPTIONNELLE

AUTOUR DE L’OEUVRE DE DOMINIQUE DE ROUX

en présence de Jacqueline de Roux, Pierre-Guillaume de Roux et de nombreux écrivains)

À L’OCCASION DE LA SORTIE DU NUMÉRO 17 DE LA REVUE LITTÉRAIRE DU PAYS RÉEL, LIVR’ARBITRES (cliquez pour en savoir davantage sur cette revue littéraire)

en partenariat avec Guilaine Depis, attachée de presse 

Apéritifs, Ventes, Dédicaces & Livres d’occasion

Restaurant « Au petit Victor Hugo » 143 Avenue Victor Hugo 75016 PARIS

Métro Ligne 2 Station Victor Hugo

Entrée gratuite

* Chacun règle sa(ses) consommation(s) et a la possibilité de dîner sur place

Pour les journalistes, écrivains et critiques, merci de contacter pour vous inscrire guilaine_depis@yahoo.com / 06 84 36 31 85 / 

« 40 rue Zitna, Prague », le roman « fin et intelligent » de Simone STRITMATTER. Au catalogue des éditions Jérôme Do Bentzinger

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http://www.wukali.com/40-rue-Zitna-Prague-un-beau-titre-de-roman-2075#.VXVwTuukIgt

Un roman, 40 rue Zitna, Pague, une maison d’édition Jérôme Do Bentzinger qui entre dans la cour des grands. Trente six courts chapitres, faciles et rapides à lire, un roman de  Simone Stritmatter.

Anna travaille dans un laboratoire biologique spécialisé dans la génétique dirigé par Monsieur Sthul, un parfait pervers narcissique dont la principale victime est son épouse Elzbieta, une orpheline praguoise en mal d’amour et de reconnaissance mais surtout bien plus intelligente et brillante que lui. Quand il part en Californie, Anna et Elzbieta vont se rapprocher, cette dernière va développer une forte amitié avec un nouvel employé d’origine japonaise Long Long. Un jour, Anna va porter secours à sa voisine Ivanka qui va se révéler être une amie d’orphelinat d’ Elzbieta. Mais elle disparaît et les deux jeunes femmes vont essayer de la retrouver jusqu’à son dernier domicile identifié au 40 rue Zitna à Prague. Cette quête, ces amitiés vont permettre à Elzbieta de sortir de l’emprise de son mari.

Alors, c’est maintenant que le chroniqueur doit émettre son avis, et face à ce court roman, j’ai beaucoup de mal à le faire tant je suis partagé et parfois même sur les mêmes effets. Ainsi, Simone Stritmatter apprécie le cinéma et souvent une situation lui fait penser à une scène d’un classique du cinématographe. Soit, ce n’est pas déplaisant et toujours fait avec finesse et intelligence. On aime ou pas mais c’est très respectable car elle n’abuse pas. En revanche, je suis nettement plus sceptique quant aux digressions qu’elle opère pour donner des définitions comme l’ADN, la manipulation morale, la vie de Sainte Paulette ou l’activité du Mansa club dont elle nous livre l’adresse (…).

L’auteur est parfois, comment dire, un peu rapide : l’héroïne se retrouve à l’hôpital quand elle porte secours à Ivanka sans que l’on comprenne exactement comment, il m’a fallu du temps pour comprendre qu’elle n’avait pas été agressée. Tout comme des personnages secondaires comme James et dans une moindre mesure Ivanka ou Long Long, sont à peine ébauchés et il est difficile de comprendre leurs motivations, leurs caractères et donc d’entrer en empathie avec eux.

Mais j’ai bien apprécié la façon dont elle aborde la personnalité du pervers narcissique, il n’y a aucune violence, que des actes, des petits faits qu’il faut savoir déchiffrer pour comprendre le mal que de tels personnes peuvent faire. Elzbieta ne se fait pas tabasser physiquement régulièrement, mais son époux par ses gestes, ses paroles, ses écrits, ses silences, la plonge régulièrement dans ses tourments et la domine totalement. C’est bien plus vicieux que la violence, moins visible, mais sûrement bien plus dangereux pour la victime. Elzbieta finit par sortir de son emprise et peux enfin s’exprimer, créer, non dans le domaine scientifique mais dans le cinéma. (…)

Alors, que penser de ce livre ? (…) Il y a de belles idées, une approche originale des pervers narcissiques, je ne doute pas qu’à force d’écrire Simone Stritmatter va gommer ses petites erreurs et progresser en littérature.

Émile Cougut

40 rue Zitna, Prague
Simone Stritmatter

Jérôme Do Bentzinger éditeur. 20€

« Un petit ouvrage débordant de tendresse et d’optimisme » par Émile Cougut sur « Le Plan de Lucien » de Rachel GUICHARD

Egotism as a social defense medium

http://www.wukali.com/Le-plan-de-Lucien-un-roman-de-Rachel-Guichard-2081#.VXVvf-ukIgs

Capture d’écran 2015-06-08 à 12.35.20.pngVoici un court roman, Le plan de Lucien, somme toute assez original, dénonçant les ravages pour soi et pour les autres que peut engendrer l’isolement par rapport aux autres, l’égotisme le plus « pur », si proche de l’autisme. Mais l’autisme est une maladie, l’égotisme n’est qu’une façon d’être, de penser, de se comporter.

Deux personnages dans ce livre de Rachel Guichard sont de purs égotistes : Lucien, petit garçon de 6 ans, orphelin de mère, élevé par son musicien de père et sa grand-mère et Sam, le psychiatre qui vient de perdre, de par son attitude, Sarah la femme qu’il aime et dont il était aimé. Seule une prise de conscience des ravages que leurs attitudes causent leur permettra de s’ouvrir à leurs entourages. Prise de conscience qui se fait au contact de l’un avec l’autre. Les fantômes qui les torturent les empêchent de s’impliquer totalement, de faire le don gratuit de soi à l’autre, aux autres. Ils ont peur de l’engagement et ne perçoivent l’amour non par les joies et le bonheur qu’il peut apporter mais par les souffrances qu’il peut potentiellement engendrer.

Le plan de Lucien, petit garçon précoce, brillant est de ne plus parler, de n’écouter que ce qui l’intéresse pour ne pas être parasité par des informations qu’il juge inutiles. Certain de l’amour de son père et de sa grand-mère, il ne veut avoir qu’une relation basée sur l’essentiel, c’est à dire sur ce qui lui apporte directement quelque chose, sans penser aux conséquences que son attitude peut avoir sur eux. Et quand il vivait avec Sarah, Sam avait exactement la même attitude sauf que lui parlait.

Il ne faut pas croire, penser, semble dire l’auteur, que les paroles ne sont utiles que si elles ne sont utilisées que pour communiquer au profit que d’un seul et non à créer un lien même futile entre l’émetteur et le récepteur. De plus quand il n’y a qu’un émetteur sans que le récepteur émette en retour, même l’amour le plus fort, le plus sincère ne peut survivre à cette absence de relation réciproque.

J’ai bien aimé le style de Rachel Guichard qui sait très bien… en changer. Quand se sont les adultes qui se racontent, ils le font avec des mots, des construction de phrases d’adultes. Quand c’est Lucien, on a l’impression de relire les meilleures pages du Petit Nicolas de Goscinny. Contrairement aux apparences, ces changements, pour être justes et crédibles, ne sont pas évidents et Rachel Guichard y réussit parfaitement.

Le plan de Lucien est un petit ouvrage débordant de tendresse et d’optimisme. Quand on s’aime véritablement, on finit toujours par se transformer pour montrer à l’autre, aux autres, la profondeur, la réalité de ce sentiment.

Émile Cougut

Le plan de Lucien

Rachel Guichard

Éditions du Net. 14€

WUKALI 02/06/2015

Courrier des lecteurs : redaction@wukali.com

Illustration de l’entête :  Balthus (1908-2001) . Les enfants Blanchard (1937).

« L’Oreille de Lacan » par Nathalie Georges-Lambrichs dans Lacan Quotidien (n°514, juin 2015)

 

L’artiste, son modèle, son galeriste et son biographe

(In)actualité brûlante, la chronique de Nathalie Georges-Lambrichs

À propos de Catherine Millet, Bernard Dufour, L’Œil du désir, Éditions de la Différence, Paris, 2015 et de Patrice Trigano, L’Oreille de Lacan, Éditions de la Différence, Paris, 2015. 

Qu’estce qu’un artiste ? Un peintre ? Est-ce affaire de savoir-faire, de manière, de style ? Et s’il pouvait s’agir d’une logique ? On se trouve ici à un carrefour. Le focus peut se faire sur qui s’impose au regard global, Jeff Koons et ses structures gonflables géantes renversant les couloirs dans lesquels l’œil des habitués du parc de Versailles se repose, Vanité scintillante de Damien Hirst, sans compter les jeunes artistes qui se lèvent dans l’empire du milieu et ses parages circonvoisins où convergent les faisceaux flagrants des investisseurs clandestins de La Ruée vers l’art1.

Il peut aussi se faire qu’un parcours force le respect du fait de sa persévérance à frayer une voie propre, intime, inédite. Les furieux que Pierre Lepère a rassemblés pour la littérature, les forcenés, les véhéments ou les frénétiques dont les livres sont des insomnies, ont leurs équivalents en peinture. Mais Bernard Dufour n’est pas non plus tout à fait affin à la catégorie. Et ce n’est pas de catégorie, d’ailleurs, qu’il est ici question, mais de conviction intime.

Au commencement étaient l’ignorance, le non-savoir faire, la maladresse. Au commencement étaient l’amour et la mort, liés. Puis entre l’amour et l’amour une faille en fusion fondit une surface, une bulle s’y forma, s’enfla, se fragmenta et vint au fur, au jour pas sans la nuit noire comme un four évoquant le temps pariétal où peindre des femmes, plusieurs femmes, et parmi ces femmes, une femme. Martine ainsi prénommée, est la femme du peintre, sa femme prise, perdue et reprise, et de cette femme, le sexe, essentiel, fondamental, jamais définitif, et les yeux, presque équivalents, saisis et lâchés sur des toiles inachevées, comportant des pans de vides et des coulures aléatoires, lambeaux de voiles laissant passer le regard du peintre qui circule dans ses toiles, déposé et dépositaire de leur secret. 

En quoi la traque impossible par un peintre de son propre regard peut-elle intéresser un autre que lui ? Les impasses en trompe l’œil du se voir se voir n’ont-elles pas été assez condamnées ? C’est qu’il y a des toiles issues d’une solitude que chaque jour a radicalisée toujours plus, solitude nommée, et augmentée de rencontres ou de compagnonnages aussi rares que décisifs. Catherine Millet les indique dans son texte de présentation, très simple et classique, par lequel elle introduit à l’œuvre.

Chez Trigano à Paris rue des Beaux-Arts on peut voir la dernière exposition pour laquelle ce livre, qui n’est pas un catalogue, a été écrit.

Je ne peux que dire l’effet, sur moi, de ce que j’y ai vu, à savoir des toiles qui ne m’ont pas paru séduisantes, ni captivantes au premier abord. Des toiles dont j’ai ressenti la violence diffractée entre des compositions déroutantes qui invitent à des lectures, sinon au déchiffrage et des couleurs dysharmoniques, presque criardes, mais seulement parfois, car d’autres toiles, quasi-monochromes, vous font signe, promettant un repos, mais trahissent aussitôt cette promesse, par un détail qui vous coupe à nouveau le souffle.

C’est que le corps, les corps, leur poids, leur évanescence, leur fuite éperdue, leur capture toujours manquée, et répétée pour cela même, sont la matière du vôtre. Le noir de Soulages se fracture, il ouvre, il débouche, quelque chose hurle, sur une fréquence inaudible. Les voir, ces corps, réduits dans le livre au format de la carte postale les dénature assez pour les rendre regardables, sans trop d’exposition de soi à soi. Mais en présence, c’est bien d’Autre chose qu’il s’agit, et qui vous glace les sangs, et les yeux. Faut-il s’y faire ? Catherine Millet, qui sait de quoi elle parle, vous y invite.

Et Trigano ? Patrice Trigano vient de publier son troisième roman, qui s’intitule L’Oreille de Lacan. De la vie cet avatar de des Esseintes qu’est l’illustre collectionneur Samuel Rosen, l’auteurnarrateur entend s’inspirer pour écrire le roman que nous lisons. À l’abri des regards, il compose le catalogue de la collection de son héros dont nous saurons beaucoup mais ne verrons rien car « la seule idée de laisser entrer quiconque dans [s]on hôtel

 

particulier du VIIe arrondissement [lui] déclenche des brûlures d’estomac et des plaques d’urticaire » (p. 44). Infiniment démultiplié, cet ego rêve de l’oreille géante de Lacan (p. 59). Faute de s’être allongé sur le divan de celui qu’il guettait à 20 ans dans la rue de Lille, il est devenu la doublure du Pitre de Weyergans, et fait de sa névrose un objet d’art et l’étendard d’une révolte autoproclamée.

Ainsi le collectionneur solitaire, « moi, Rosen » (p. 122) accomplit, au fur et à mesure que se déroule son aventure, la quintessence de la névrose, telle que rêver et penser sa vie en sont l’exil lucide et la vérité vraie, tant il appert que « Tout dans [s]a pensée ne fonctionne que par référence à l’art et à la littérature » (p.130). C’est Rosen qui se remémorant le dernier cours de Lacan où il avait vu ce dernier s’enfoncer sans remède dans l’aphasie revient à La Lettre volée et se lance dans le décryptage effréné des Fleurs du mal, soupçonnant des malversations dont il rétablit la vérité avant de disparaître à son tour, faussant compagnie à son biographe, qui le retrouve, lui écrit, et reçoit en retour, sa profession de foi individualiste, étayée sur une solide assertion de Mirbeau ayant trait à la philosophie des moutons (p.152) et quelques autres de son cru. Splendeur et misère. Mais la surprise surgit quand on ne l’attendait plus…

À l’abri de l’inconsistance qu’il façonne dans la jubilation, Trigano nous a fait traverser le miroir ou le piège de cette existence d’emprunts. Cumulant les joies de l’amateur des sarcasmes les plus délectables et du collectionneur érudit le plus exigeant, à couvert d’avouer ses satisfactions délicates et les impudiques, il méduse les sots, fait des demi-sots ses complices, et de la solitude son arme pour ne garder que cette dernière, et nous en laisser le reflet inutile. Car la solitude est ce vampire auquel chacun résiste par ses propres moyens, et Lacan se révèle à la fin, incarnant la puissance du rêve, la nécessité absolue d’une traversée au-delà du principe de plaisir et la figure en laquelle cristallise l’assomption juste, sans autre garantie que son énonciation.

1La Ruée vers l’art, documentaire de Danièle Granet et Catherine Lamour, 2013. 

 

Présentation de la revue littéraire Livr’Arbitres par son fondateur Patrick Wagner

Présentation de la Revue littéraire LIVR’ARBITRES

(sortie du numéro 17 consacré à Dominique de Roux le 12 juin 2015, suivez le lien en cliquant pour avoir l’invitation à cette soirée)

Couverture de Roux .jpgLa Revue Livr’Arbitres ne revendique rien. Elle ne se propose pas de vous encanailler à peu de frais dans un débat sur la querelle des Anciens et des Modernes. Sur l’existence supposée des néo-hussards et présupposée des Hussards ou l’avènement d’une littérature désinstallée ! Si je prends en compte la dernière rentrée littéraire, comment faire le tri ? Combien de livres édités et déjà oubliés ? Il y a des tendances, des modes et paraphrasant Gustave Thibon, je dirais qu’être à la mode c’est une ambition de feuille morte.

Non, ce que nous désirons, c’est simplement partager nos bonheurs de lecture, nos coups de cœur et parfois… de gueule. Avec Xavier Eman, mon directeur de la rédaction, nous ne nous connaissons pas de chapelle. Seule ligne directrice le Beau, le Vrai et le Juste. Le journal se construit à chaque numéro. A la fin de chaque trimestre, j’appelle l’ensemble de la rédaction pour savoir où chacun en est, et, quand le nombre de pages me paraît suffisant, nous passons à l’impression. Rien de plus simple. Tout un chacun a des centres d’intérêts différents qui permettent de remplir nos différentes rubriques : portrait, polémique, entretien, nouvelles… On pourra nous qualifier d’amateurs, de gens pas sérieux. Le défaut de notre jeunesse ? Je répondrais que les gens sérieux sont ennuyeux. J’aime trop la vie pour la cloisonner. Ainsi, nous pouvons évoquer dans nos colonnes des sujets aussi divers que le cinéma, Béraud, la Russie ou Les écrivains des vastes horizons à travers un Dossier et un entretien avec Sylvain Tesson. Nous pouvons également apporter un éclairage sur un écrivain oublié de René Bazin à Roger Bésus ; nous entretenir avec Olivier Maulin, Erik L’Homme ou Philippe Alméras. Nous suivons également des auteurs contemporains plus ou moins confidentiels d’Andreï Makine à Eric Faye, de Bernard du Boucheron à Charles Ficat ou encore de Benoit Duteurtre à Thierry Marignac…

 

 

Un travail salué et encouragé par le critique Pol Vandromme ou l’Académicien Michel Déon qui nous fait le plaisir de nous offrir une nouvelle inédite dans notre dernier n° consacré à Dominique de Roux, où nous rendons également un hommage appuyé à Geneviève Dormann qui nous a récemment quittés.

Patrick Wagner.