Discours du Président Emmanuel Macron
29 novembre 2019
Madame Hélène Waysbord-Loing,
Professeure, pédagogue, conseillère politique, écrivain, vous avez été un inlassable apôtre des Lettres et de la culture principalement auprès des plus jeunes dans les salles de classe normandes comme sous les dorures de l’Elysée où vous vous retrouvez ce soir. Le feu sacré que vous portez a illuminé le quotidien de centaines d’élèves, fait surgir des monuments, des mémoriaux, alimenté une œuvre littéraire pétrie de souvenirs et d’histoire. Vous avez aussi dédié votre vie au devoir de transmission, d’une flamme plus fuligineuse, plus douloureuse : celle de la mémoire de la Shoah.
Il y a dans les bestiaires comme dans les abécédaires et l’imaginaire des poètes toujours des récurrences. J’ai toujours été frappé chez René Char par quelques animaux et quelques plantes. Il y a chez René Char une plante très particulière qu’il a exhumée qui s’appelle le saxifrage. Comme l’étymologie l’indique, cette plante naît dans les fissures de la roche ; il la découvre et d’ailleurs en tire toute la force : c’est une plante qui dans sa poésie est récurrente dès avant-guerre où c’est dans les Feuillets d’Hypnos qu’elle se met à exister d’une manière un peu particulière. Et à voir votre vie, il y a quelque chose du saxifrage : on aurait pu voir que dans la fissure, mais une plante y émerge. C’est celle-là que nous célébrons ce soir : ce saxifrage est cette histoire-là.
Cette faille, cette béance, vous l’avez magnifiquement racontée avec beaucoup de courage, vous aussi. Elle commence par une histoire de main tendue à l’enfant que vous êtes. Cette béance, c’est celle d’un soir d’automne 1942 où votre enfance bascule, où à la sortie de l’école votre petite main de six ans ne trouve pas la large paume de son père ; C’est une main inconnue qui saisit la vôtre, celle d’une femme qui vous a chuchoté que vos parents étaient partis en voyage. Elle vous a entraînée à la gare Montparnasse au milieu des uniformes kaki, des claquements de bottes des SS et vous a confiée à une autre main, une main d’homme cette fois.
Malgré votre terreur, votre instinct d’enfant vous dictait la confiance puisque des gens continuaient à vous prendre la main, à vous guider, puisqu’une chaîne humaine se nouait autour de vous pour vous protéger, pour vous sauver. Vous êtes arrivée dans un village de Mayenne, bien loin des SS et des bergers allemands. Et c’est là, c’est là que votre père quelques mois plus tôt avait cherché une famille d’accueil sans rien vous dire, sur les conseils d’amis qui y avaient caché leurs cinq enfants … parce que vos parents étaient d’origine juive polonaise et sentaient leur arrestation proche.
Votre père s’était lié d’amitié avec les propriétaires du café-tabac du village, la famille Médée qui avait promis de vous accueillir s’il lui arrivait malheur. Marcel Médée, Marie Médée et leur fils Michel ont fait bien davantage que remplir leur promesse : ils vous ont ouvert leur porte, leurs bras pour ne jamais les refermer. Car après la guerre, quand des cousins parisiens vous ont confiée à un orphelinat juif de Versailles, vous avez obtenu de retourner vivre à Evron chez eux qui vous avaient offert l’asile, l’amour et un foyer, eux qui seront ensuite reconnus Justes parmi les nations. Par deux fois, la vie vous a donné des parents qui étaient des héros.
Peut-être est-ce à ce récit fragmenté, à cette grande absence qui plane sur votre histoire, que vous devez votre passion pour l’écriture, pour le pouvoir démiurgique des mots qui permettent de rendre présent, de combler les manques de la mémoire, les béances de la vie ; de mettre au monde des choses, des idées, des êtres ; de se donner forme à soi-même, de bâtir une présence là où est l’absence.
Vous avez cultivé cette sensibilité si affamée de connaissance que votre enfance est celle d’une cavalcade. Vous sautez deux classes, arrivez au Bac à seize ans avant d’étudier à la Sorbonne.
Et l’on ne peut s’empêcher de voir une facétie du destin, comme un sourire, lorsqu’une enfant au nom grec d’Hélène, élevée dans une famille au nom tout aussi mythologique de Médée, devint à vingt-deux ans agrégée de lettres classiques. Quand on sait que votre père d’adoption exerçait la profession biblique de charpentier, il semble que tous les grands textes de l’histoire de l’humanité aient présidé à votre destinée littéraire. On ne s’étonne donc pas que vous ayez ensuite épousé un autre littéraire, Bernard Loing, agrégé d’anglais qui a demandé très tôt votre main pour la garder à jamais dans la sienne. Il est un indéfectible soutien, votre socle, l’amour de votre vie.
Pendant vingt ans au lycée de Laval puis à Caen face à des khâgneux, vous avez mis votre richesse intellectuelle au service de la jeunesse dans le bonheur de la transmission. Vos élèves avaient, eux, le bonheur non moins grand de s’éveiller à la littérature par la voix d’une passionnée qui savait la faire vibrer par ses lectures et ses interprétations pour venir ajouter des couleurs et des nuances à des visions de mondes qui s’ébauchent encore.
Par relations communes durant ces années, vous vous êtes liée d’amitié dans les années soixante-dix avec un certain François Mitterrand alors député de la Nièvre qui aimait la convivialité de votre foyer, les plats qu’on y dégustait et les conversations de haute volée qui s’y tenaient. Devenu président de la République, il a su se souvenir de vos talents et vous a appelée à l’Elysée en 1983 comme conseillère en charge des grands travaux de l’urbanisme et de l’environnement. La pupille de la nation devenait conseillère du président de la République. L’enfant juive qui avait dû être cachée pendant la guerre pour fuir la fureur nazie avait en charge de dessiner le visage de la France de demain … Quelle plus belle revanche ! Quelle plus belle revanche sur la vie que cette petite fille de six ans prenant la main de cette femme puis de cet homme et se retrouvant ici-même !
Vous êtes donc une habituée des lieux et n’êtes sans doute guère dépaysée ce soir, même si cette salle des fêtes a quelque peu changé. Vous avez apporté votre pierre aux projets pharaoniques dont fleurissait alors le pavé parisien et durant ces années, ces grands projets ont d’abord été rêvés puis portés : le grand Louvre et sa pyramide de cristal, La Villette et son dôme d’acier. Et vous ne cessez ici de partager les enthousiasmes, de contribuer à ce travail. La fervente pédagogue que vous êtes n’est toutefois pas restée longtemps loin du vivier scolaire : vous avez poursuivi les grands projets en revenant au sein de l’Education nationale.
Vous qui avez eu pour père un cordonnier polonais et pour éducateur un charpentier de Mayenne, vous qui avez frayé votre chemin jusqu’au sommet de l’Etat par le savoir et la culture aviez à cœur d’offrir aux enfants de France les mêmes clefs d’accès au monde, les mêmes chances d’y réussir. En tant qu’inspectrice générale, vous n’avez eu de cesse de bâtir des ponts entre les arts, d’ouvrir aux collégiens et aux lycéens des échappées sur le cinéma, le théâtre et la peinture à travers la littérature. Vous avez réalisé pour eux une série de films pédagogiques sur Rohmer, sur Cézanne, sur Butor. Vous leur avez dédié la collection de DVD « Présence de la littérature » qui enrichit les programmes de lettres du collège et du lycée par des entretiens croisés d’artistes. Vous vous nourrissiez pour cela de votre propre passion pour la peinture qui vous a menée à remplir votre appartement de toiles modernes et contemporaines.
Alors que vous auriez pu après être passée par cette maison décider de vous reposer sur ces acquis, de poursuivre dans des voies plus protégées, vous avez décidé à ce que la République puisse bâtir cette excellence : cet accès à l’émancipation par le savoir, à ce que ce chemin qui vous avait été permis durant toutes ces années soit permis à d’autres. Vous faites partie de ces pédagogues qui font la République et continuent de la faire et dont nous avons tant besoin, de ces femmes et ces hommes qui, s’inscrivant dans la lignée de nos premiers hussards, considèrent que l’accès au savoir, la capacité à y accéder (y compris à « ce qui n’est pas pour moi », pire assignation ou pire bêtise qu’on puisse dire à un enfant) considèrent que l’ouverture à la peinture, aux arts, à la connaissance et la littérature est ce que nous devons à chaque enfant de la République.
Un autre temps du savoir vous attendait dans les années quatre-vingt-dix : la bibliothèque de France dont vous avez aidé à l’expansion permettait à des aventuriers de la connaissance, comme votre voisin du jour, de chercher l’or du passé dans les meilleures conditions.
Aux éditions Actes Sud, vous avez dirigé ensuite la collection « Répliques » qui aborde les grands classiques du théâtre sous un angle pédagogique. Pour donner aux élèves l’amour de la culture encore, vous avez organisé le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo dans les écoles en 2002 et l’année du livre en 2004.
Puis, vous avez élargi votre combat au monde : aujourd’hui vice-présidente de la mission laïque qui fait vivre une centaine d’établissements scolaires français à l’étranger, vous sillonnez en particulier les villes (?) arabes pour promouvoir l’école et la culture française au-delà de nos frontières.
Là aussi, dans un engagement essentiel pour la langue française, l’enseignement en français est notre capacité de rayonnement mais surtout de contribuer là aussi à cette part d’accès à la culture, à l’intelligence, à la conscience.
En grande pédagogue et en femme dont la mémoire est la quête, en passeuse et en bâtisseuse, un autre grand projet de votre vie est la Maison d’Izieu : le Mémorial national des enfants déportés que vous avez contribué à fonder, que vous avez dirigé de 2004 à 2016 unissant votre apostolat scolaire à votre histoire personnelle à la blessure enfouie d’avoir été une enfant cachée, une survivante.
Si l’on se rend aujourd’hui dans cette maison bugiste aux volets bleu ciel, entre Lyon et Chambéry, ce n’est pas pour s’imprégner de la paix de ces horizons immenses. C’est pour s’y confronter à un drame de sang : une histoire de résistance, de grandeur et de trahison.
Celle de l’infirmière juive, polonaise, Sabine Zlatin qui sut fédérer en 1943 une magnifique chaîne de solidarité souterraine (médecins, assistantes sociales, prêtres, sous-préfet, employés de mairie) pour y fonder une colonie de vacances qui abrita 44 enfants juifs. Et ce qu’il faut mille bras et mille jours pour construire peut-être détruit par un seul bras en un seul jour. A cause d’une dénonciation anonyme, Klaus Barbie ordonna une rafle jusque dans ce petit village des confins de l’Ain le 6 avril 1944. Il n’y eut qu’une survivante.
Vous n’avez de cesse de souligner que l’histoire de la Shoah n’est ni un objet de recherche comme les autres, ni une forme d’ère funèbre qu’on ressasse. Au-delà d’un travail de connaissance et de mémoire, elle doit susciter une réflexion propre sur les abîmes du rejet et de l’intolérance. C’est pourquoi son enseignement est une nécessité civique et morale. C’est pourquoi rappeler aussi ce 6 avril ce soir est si important, portant vos connaissances à l’engagement qui fut et est le vôtre pour cette Maison, ce mémorial et ces enfants.
Ce travail, vous l’avez poursuivi par un rapport remis en 2008 à ce sujet au ministre de l’éducation et qui ouvrait des perspectives pédagogiques nouvelles : vous proposiez que chaque classe de CM2 étudie la vie d’un enfant déporté dans lequel les écoliers pourront se reconnaitre pour opposer un visage à l’oubli, un nom à l’anonymat. Et vous saviez faire la part de la fragilité de ce jeune public en vous concentrant sur la vie des enfants avant la déportation et non sur leur descente aux enfers en montrant aussi combien ils furent épargnés et sauvés afin de leur donner « une leçon de vie et d’énergie » pour vous citer.
Vous ne dénigrez pas l’émotion qui est nécessaire pour faire vivre l’histoire, mais n’aimez pas beaucoup la compassion qui parfois paralyse et emprisonne.
Loin de cet écueil, votre œuvre littéraire trouve un équilibre virtuose entre l’épanchement et la pudeur, la réalité et le roman, la sobriété du deuil et la richesse de la langue, le poids du souvenir et l’appel de l’avenir.
« L’amour sans visage » en 2013 puis « Alex ou le porte-drapeau » en 2014 ont éclos de la douleur d’une affection sans objet, d’une mémoire sans souvenir, d’une histoire sans témoin béante de vie disparue.
Dans le premier en particulier, vous êtes descendue très loin dans l’étude d’une enfance longtemps refoulée à partir des fragments épars de votre mémoire pour aller rechercher la petite fille que vous étiez, pour retrouver leur visage et leur voix, pour faire exister un peu plus Jacques et Fanny, votre père et votre mère.
Ce travail de réminiscence, d’imagination et d’écriture fut un chemin d’apaisement et une œuvre littéraire véritable. Ce qui fait que le président François Mitterrand ne s’était pas trompé lorsqu’il vous avait dit durant vos années à ses côtés ici : « Vous devriez écrire, Hélène ». Vous avez eu raison de suivre ce conseil. Il avait doublement raison : il avait raison pour vous, il avait raison pour nous.
Portée par l’affection de votre époux, de vos trois enfants, de sept petits-enfants et de votre toute jeune arrière-petite-fille, entre les murs encombrés de livres et de tableaux de votre appartement parisien et ceux tout autant encombrée, je crois, de votre maison normande, vous couvez de nouveaux projets littéraires car il n’y a aucune raison que vous vous arrêtiez en si bon chemin.
Chère Hélène, vous avez inlassablement semé des graines de culture et de mémoire dans tous les champs de la société et plus particulièrement dans la vie des plus jeunes.
Vous avez rappelé à l’école son rôle de fille aînée de la République, de foyer du savoir et de valeurs démocratiques, de lieux du développement individuel et de l’épanouissement collectif.
Vous avez porté avec pédagogie et sensibilité la mémoire de la Shoah, vous vous êtes engagée dans ces projets essentiels. Vous avez écrit avec talent pour transmettre et bâtir et vous avez constamment célébré la littérature, l’art, la mémoire donnant un sens, une flamme à cette vie qui aurait dû s’arrêter tant de fois et en citant à vos quatre parents, je mesure tout ce chemin parcouru qui est aussi celui de la République et du sens qu’elle prend à travers vous.
J’ai l’honneur, pour toutes ces raisons, de vous élever ce soir à la dignité de grand officier de la légion d’honneur.
Merci à tous les trois.