Du Développement Durable à la Durée bergsonienne
Par Emmanuel Jaffelin, philosophe, auteur des Célébrations du Bonheur (Michel Lafon, 2021)
Visiblement, l’idée de «Développement Durable» est née en deux temps:
1/ Vers la fin des années 60 apparaît le conflit entre l’écologie et l’économie qui conduit à la naissance de ministères de l’environnement (1969 aux Etats-Unis, 1971 en France). En 1972, Stockholm accueille une conférence de l’ONU sur l’environnement abordant principalement trois thèmes:
a- l’interdépendance entre les êtres humains et l’environnement naturel
b- les liens entre le développement économique et la protection de l’environnement
c- la nécessité d’une vision mondiale et de principes communs.
Ignacy Sachs, notamment, insiste sur la nécessité d’intégrer dans ce projet l’équité sociale et la prudence écologique.De cette démarche découle la création du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) qui développe le concept d’Ecodéveloppement.
2/ Mais dans les années 1980, apparaissent les pluies acides, le trou dans la couche d’ozone, l’effet de serre, la déforestation, la catastrophe Tschernobyl. Se développent alors les projets de biodiversité, le Principe de Précaution, la gestion des risques. Et ainsi apparaît en 1980 l’expression de Développement Durable («sustainable Development», traduit d’abord par «développement soutenable»!) expression qui passe inaperçue!
En 1983 est créée à l’ONU une commission indépendante produisant le rapport Brundtland intitulé «Our Common Futur», «Notre Avenir à tous». Ce rapport creuse un fossé entre l’environnement et les politiques publiques: il s’y développe l’idée embryonnaire de «Sustainable Dévelopment», autrement dit «Développement soutenable ou Durable». La Commission Brutland produit en 1987 un Développement capable de répondre aux besoins présents sans compromettre les générations suivantes.
Depuis 1987, cette expression de Développement Durable est adoptée dans le monde entier et repose sur une conception non Bergsonienne de la Durée, voire sur une non réflexion!
Qu’est-ce qui est durable pour cette vision écologique du temps?
Réponse : ce qui n’affecte pas les générations à venir. Dit autrement, cette écologie distingue l’avant et l’après et véhicule une conception du temps que Bergson dirait très «spatialisée»! Ainsi, si Bergson, mort en 1941, avait été témoin de l’émergence de ce concept qui fonde une idéologie écologique mondiale, il aurait probablement montré que:
1- l’idéologie écologique ne réfléchit pas au temps et confond le temps et la Durée puisque, selon Bergson, n’est pas temporel ce qui est Durable!
2- une écologie bergsonienne repenserait le développement durable en montrant qu’il doit prendre en compte la qualité, et non la quantité!
Selon Bergson, la Durée est un changement perpétuel, comme le fleuve du philosophe antique Héraclite.
Or, les écologistes n‘aiment pas le changement . Ils supportent l’évolution darwinienne – et encore – mais le changement, que Nenni! En tous cas, pas le changement que l’être humain «inflige [1]» à la planète: l’homme, par le développement de sa technique, entraîne la mort de nombreux animaux[2] et la disparition de nombreuses espèces vivantes (animales et végétales). Le nucléaire, entre les bombes et les accidents des centrales nucléaires, risque de tuer la vie sur de grandes surfaces de la planète Terre et, le réchauffement de la planète, due à la pollution, menace la vie de toutes les espèces vivantes- l’ humaine incluse – dans certaines régions de ladite planète! Bref, si les écologistes peuvent annuler cette manie du changement, ils ne voient pas comme un mal de nous ramener à vivre dans les cavernes de l’homo sapiens!Dans son livre, Le Nouvel ordre écologique[3], Luc Ferry défendait la thèse selon laquelle l’écologie profonde plongeait ses racines dans le nazisme[4]!
Mais, pour critiquer philosophiquement l’écologie, revenons à Bergson qui défend l’idée selon laquelle la Durée n’est pas un ensemble de moments homogènes: une telle conception consistant, selon Bergson, à spatialiser le temps en faisant d’une ligne droite de 100 mètres, l’addition de 10 segments de 10m ou d’un événement, une succession de moments homogènes!Regardez ainsi la répartition homogène des heures et des minutes sur une vieille horloge ou montre classique.
Or, la Durée suppose la prise en considération du temps dans une réalité hétérogène, signifiant d’abord qu’aucun instant ne correspond à un autre ( telle cette lecture que vous faites de cet article dont le moment n’a rien à voir avec celui que vous passez à regarder la tv ou le dehors par la fenêtre du train).
En nous invitant à penser le temps comme Durée, Bergson nous incite à comprendre que le temps est alors d’autant plus réel qu’il est subjectif! Paradoxalement, il n’y a donc pas plus ob-jectif que le sub-jectif puisque le su-jet développe une connaissance ou une relation à la réalité qui est« objective » car « perçue ». Le temps est mesuré (avec une montre ou un chronomètre), non la durée qui est vécue par un sujet patient ou impatient.
Dès lors, il va de soi que les écologistes s’intéressent autant à la Durée qu’un chat se soucie de l’ENA! Voulant couvrir leur discours politique d’une justification scientifique, les écologistes préfèrent numériser, et chiffrer temporellement, les conséquences de la vie et de l’activité humaines. C’est ainsi que selon certains, le risque environnemental a débuté à la fin du XXe siècle et précipitera la fin de l’humanité:
«Depuis la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, les crises écologiques se sont multipliées, pour former, avec le réchauffement climatique et la perte de biodiversité notamment, une crise écologique globale, dont les causes restent discutées. Quoi qu’il en soit, l’humanité est confrontée aujourd’hui à une « question écologique » à laquelle les générations présentes ont commencé à répondre par la prise en compte des exigences de développement durable et par des mesures de transition écologique et solidaire. À cette question, les générations futures devront aussi répondre[5].
« D’une crise à une autre, le réchauffement climatique continue d’inquiéter les militants qui ont installé une horloge d’un nouveau genre dans les rues de New York. Un compte à rebours détaillé par The Independent, qui chiffre le temps qu’il nous reste pour agir si l’on ne veut pas que les conséquences du réchauffement climatiques ne soient irréversibles. Soit 7 ans et 97 jours.[6] »
L’écologiste ne « pense » pas puisqu’il soumet sa pseudo pensée au calcul et définit le Dépassement écologique en tant que dépassement global lorsque la demande de l’humanité vis-à-vis de la nature excède les capacités régénératives de la biosphère. Cet état se traduit par l’appauvrissement du capital naturel sous-tendant la vie sur terre et l’accumulation des déchets. On voit bien que l’écologiste pense par additions et soustractions. Il calcule pour fixer par exemple, et notamment, la date sinistre (écologiquement parlant) :
Le Jour du Dépassement de la Terre ( l’Earth overshoot day) est un indice non bergsonien, mais devenu emblématique et illustrant la date où, chaque année, l’humanité a consommé plus de ressources que la planète ne peut en régénérer en un an. Il est calculé chaque année par l’ONG Global Footprint Network en collaboration avec le WWF, et il propose une mise en perspective depuis 1971 :
En 1971, le jour du dépassement était fixé au 24 décembre.
- En 1987, la biocapacité de la Terre est dépassée. Depuis, la consommation mondiale en ressources ne cesse de s’amoindrir.
- En 1997, l’Earth overshoot day était fixé à fin décembre.
- En 2000, le jour du dépassement était le 1er octobre.
- En 2010, il tombait le 21 août.
- En 2013, c’était le 20 août.
- En 2016, la biocapacité de la Terre était dépassée dès le 8 août.
- En 2017, il tombait le 2 août.
- En 2018, le jour du dépassement a été fixé au 1er août.
Et, en 2019, il arrivait le 29 juillet.
- En 2020, pour la première fois, le jour du dépassement recule de 3 semaines grâce à la pandémie de COVID-19.
- En 2021, le jour du dépassement est de nouveau fixé au 29 juillet, à 100 jours de la prochaine Conférence des Parties sur le climat (COP26)…
Ce dépassement se révèle global lorsque la demande de l’humanité vis-à-vis de la nature excède les capacités régénératives de la biosphère. Cet état se traduit par l’appauvrissement du capital naturel sous-tendant la vie sur Terre et l’accumulation des déchets. Un développement durable devrait donc prendre en compte le risque et les conséquences négatives de ce dépassement. Le problème tient au fait qu’en définissant ce problème du dépassement par un «avant» et un «après» , la vision écologique reste prisonnière d’une pauvre conception du temps, c’est-à-dire d’une conception qui remonte à Aristote qui définissait le temps comme «le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur».
Or, selon Bergson, il importe de distinguer le temps et la Durée, le premier n’étant que la seconde spatialisée puisqu’il s’agit de le représenter par des intervalles ou un repère orthonormé, ce qui est propre à l’espace que l’homme soumet aux mesures et au quantifiable. Etrangère au Temps, la Durée serait un changement perpétuel, un passage et non une succession d’états différents.
J’ignore combien de temps dureront les mouvements écologiques, une chose est sûre : ils méprisent la Durée.
Bergson prend l’exemple de l’arbre pour illustrer le fait que ce végétal incarne la Durée puisque ses évolutions sont l’incarnation pure du temps, contrairement au simple mouvement d’une aiguille sur une horloge[7] ! Les évolutions de l’arbre seraient ainsi la pure expression du temps.
La Durée aurait par conséquent peu de rapport avec ledit Développement Durable qui comptabilise les phénomènes physiques et biologiques dans une conception du temps très spatialisée. Le temps présent voit les événements du passé «fusionner» avec ceux du présent, et non «s’additionner». La Durée est donc un passage, un changement perpétuel et non une succession d’états différents.
Résultats : au sens bergsonien, le Développement Durable devrait plus fonctionner comme un embryon ou un arbre que comme un catalogue de mesures qui réduit la durée au temps, donc à l’espace, et la vie politique écologique ferait mieux de s’intéresser à une mort de la durée, de la nouveauté et de l’improvisationqu’à la disparition des espèces animales et végétales.
Pour conclure, disons que
1- pour préserver l’idée bergsonnienne de la Durée, il vaudrait mieux appeler ce projet écolo en langue française «Développement soutenable» plutôt que «Développement durable», ce syntagme écolo venant, en anglais, de «sustainable development»
2- le véritable sentiment humain n’est pas catastrophiste:« Le sentiment lui-même est un être qui vit[…] Mais il vit parce que la Durée où il se développe est une Durée dont les moments se pénètrent ; en séparant les moments les uns des autres, en déroulant le temps dans l’espace, nous avons fait perdre à ce sentiment son animation et sa couleur. Nous voici donc en présence de l’ombre de nous-mêmes. Nous croyons avoir analysé notre sentiment, nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d’états inertes, traduisibles en mots, et qui constituent chacun l’élément commun, le résidu par conséquent impersonnel des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière »[8]
[1]– Selon l‘UICN (l’Union Internationale pour la Nature plus de 12.000 espèces animales sont menacées; et environ trois espèces végétales disparaissent chaque année depuis 1900.
[2]– A commencer par ceux qu’il mange
[3]– Le Nouvel ordre écologique, Grasset, 1992
[4]– l’homo sapiens n’était ni nazi ni écolo !
[5] Wikipedia, article « Crise écologique »
[6]– https://www.france24.com/fr/20200925-combien-de-temps-pour-sauver-la-plan%C3%A8te-d-une-catastrophe-clim
[7]– horloge qui n’indique le temps qu’en surface
[8]– Bergson : Essai sur les Données immédiates de la conscience, chapitre 2, in Oeuvres, Édition du centenaire, mars 1984, p88 :