L’édition de la poésie est-elle un modèle économique dépassé ?
Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste
Entretien avec Vincent Gimeno-Pons et Yves Boudier, organisateurs du Marché de la poésie de Paris.
La poésie d’aujourd’hui est-elle toujours vivante ? Elle demeure certes, très dynamique, elle est encore animée par des centaines de petites maisons d’édition et une multitude d’événements, comme le Marché de la poésie, de la place Saint Sulpice à Paris, cela demeure un monde archipelisé avec des communautés qui souvent s’ignorent, parfois se critiquent et cultivent toutes un public de passionnés. J’ai interrogé les deux organisateurs du Marché de la poésie de Paris, afin de comprendre si ce modèle économique est encore viable, malgré les petits tirages en poésie.
Le Marché de la Poésie est un événement qui frappe par sa fréquentation. Me concernant, je l’ai découvert cette année où il est revenu après deux ans de Covid au bon emplacement dans le calendrier. Avec ce vent de beauté et d’émotion annonçant les grandes vacances d’été, l’ambiance est d’une convivialité unique Place Saint-Sulpice. Les aficionados du poème se retrouvent chaque année pour deviser de la poésie. Pourquoi la poésie ne touche-t-elle pas un plus large public ? Pensez-vous qu’elle soit trop élitiste ou que l’école n’enseigne plus les bases suffisantes pour comprendre la beauté d’un poème aujourd’hui ?
Si l’événement touche autant de public (environ 50 000 visiteurs et plutôt des amateurs de poésie que de simples badauds), c’est pour plusieurs raisons :
Le Marché de la Poésie est un événement unique en France, en Europe, voire dans le monde. Réunissant près de 500 éditeurs et revues de poésie, il permet aux visiteurs d’y retrouver une production poétique (nous ne prétendons pas à l’exhaustivité, mais on y trouve plus de 90% de l’édition de poésie française et francophone puisque belges, québécois, suisses… y viennent également en nombre). À présent, le public de ce Marché rassemble un nombre considérable de gens venus de toute la France et de l’étranger pour y retrouver à la fois une production unique rassemblée en un seul lieu et également pour tous les professionnels de la chaîne du livre qui travaillent dans le domaine de la poésie – heureusement, il en existe encore : tout cela prouve bien qu’il y a un authentique public pour la poésie, certes un public plus restreint que dans d’autres domaines, mais un public d’une grande exigence.
Maintenant, si vous le permettez, nous allons vous présenter le Marché de la Poésie dans le cadre de l’entreprenariat : nous fêterons en 2023 ses 40 ans. C’est un Marché dans tous les sens du terme. D’abord celui du rapport direct entre producteur et consommateur, non seulement en terme de ventes (qui constituent assurément la moitié du travail réalisé pendant les cinq jours), mais aussi en terme d’échanges, sur le contenu, le contenant (n’oublions pas que la plupart de ces éditeurs sont des artisans), d’échanges avec les auteurs (pour la plupart des éditeurs c’est également le lieu de la rencontre avec leurs auteurs qu’ils ont rarement l’occasion de rencontrer), lieu de dialogue entre éditeurs (peut-être est-ce quasiment le seul endroit où se croisent les différents courants de la poésie contemporaine) ; tout cela se déroule avec une parfaite humanité entre les uns et les autres.
Nous avons bâti cette manifestation sur le travail des éditeurs et des revues, c’est sans nul doute ces fondations qui auront permis à ce Marché d’exister encore au bout de 40 ans.
Il semblerait que depuis l’ouverture d’états généraux de la poésie en 2017, les réflexions se déroulent dans un cadre plus précis, délimité par le thème annuel. En 2022 : la pensée du poème. Qu’est-ce qui est actuel dans la poésie à notre époque ?
La poésie et les poètes ne sont pas hors sol, « hors le monde ». Certes la poésie ne suit pas nécessairement l’actualité immédiate (ça c’est la fonction d’autres écrits), mais elle est un questionnement permanent des contours sociaux, politiques, environnementaux et humains de notre société, parfois à la frontière de la philosophie. Le poème lié à l’actualité est une presque contradiction puisque, dans son geste de création, la poésie nécessite un recul, une distance. Le temps de réflexion lié aux états généraux permanents de la poésie permet de réfléchir, de questionner les arcanes de la création poétique plus en profondeur
Penseriez-vous que ces états généraux ont révolutionné ce qu’était traditionnellement le Marché de la Poésie ? Etait-ce son aboutissement évident, naturel ? Y a-t-il eu des critiques au-delà des louanges ? A qui les travaux de ces états généraux sont-ils transmis ?
Comme nous vous le disions, le public du Marché de la Poésie est d’une grande exigence.
Au-delà d’un état des lieux de la poésie contemporaine qui permet aux professionnels de ce secteur de poser des jalons, ces états généraux permettent et permettront, nous l’espérons, une meilleure connaissance des différents univers de la poésie contemporaine. Inventaire des formes, des pensées, des courants qui la traversent, de ceux qui la portent ou bien la véhiculent. Sur le fond, ils posent une question essentielle : la poésie serait-elle nécessaire ? Toutes ces approches sont complémentaires et construisent un savoir précieux, par exemple pour assurer la transmission entre les générations, les courants, les langues à la fois du patrimoine poétique et de la création la plus vive.
Héraclite affirmait qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Diriez-vous de la poésie qu’elle est toujours la même ou systématiquement différente ? Colle-t-elle aux préoccupations de la société ou bien a-t-elle son éternel ADN ? La poésie de Houellebecq dont le réalisme se mêle à la satire ainsi qu’au mythe a-t-elle redonner ses lettres de noblesse à la poésie, – ses recueils de poèmes ont même été publiés en poche chez J’ai lu ? Est-ce que poésie et politique, voire critique sociétale peuvent faire de la très bonne poésie ?
L’écriture du poème est une remise en cause permanente de sa forme, de son contenu. N’oublions pas que la poésie est l’essence de la langue et sans nul doute de la pensée.
Quant à Michel Houellebecq, c’est un cas un peu particulier. Ce n’est pas parce qu’il a écrit ce qui pourrait sembler des poèmes qu’il est pour autant poète ; bien-sûr, libre à lui de pratiquer comme il l’entend le poème, mais à nos yeux, nous avons avec lui affaire à une activité d’écriture plutôt archaïque et mimétique de modèles très classiques, tels qu’une certaine presse aime promouvoir. Nous vous renvoyons sur ce point à un article de Martin Rueff, « La non-poésie des non-poètes », parus en mai 2013 dans les pages « Rebonds » du journal Libération. Il ne viendrait nullement à l’esprit de qui s’intéresse aujourd’hui à la poésie contemporaine de prendre cet écrivain pour modèle en poésie. Et il y a suffisamment d’authentiques poètes à prendre pour exemple, plutôt que de tomber dans un piège médiatique où l’on voudrait modéliser des formes poétiques « consommables », comme beaucoup d’autres contenus « culturels », d’ailleurs. La poésie n’est pas un phénomène de mode, elle traverse les temps. Pour ce qui concerne le cas Houllebecq, nous ne saurions nous prononcer sur la patrimonialité de son « exercice poétique ». Seul le temps en décidera…
J’ai remarqué qu’au-delà des livres de poésie, sont également présents sur le marché tout autre genre de livres, comme des romans, des essais, des revues. Mais la condition sine qua none pour qu’un éditeur puisse exposer parmi vous est-elle de publier aussi de la poésie ? Pourquoi ce prisme jeté sur la poésie ?
Tout d’abord, nous ne sommes pas intégristes. L’univers de la création littéraire dépasse, déborde largement le genre poétique. La plupart des éditeurs que nous recevons au Marché ne publient pas que de la poésie. Allions-nous leur interdire l’accès à d’autres productions que celles directement liées au poème ? la question se pose également de savoir entre prose poétique, poème, etc., qui aurait droit de cité ? Il y a aussi des poètes qui publient d’autres formes de textes (essais, romans…), allait-on exercer un dictat qui ne nous ressemble guère ? Nous recevons également des fanzines, des livres liés à l’art : c’est un marché ouvert à la création.
Croyez-vous que toute littérature contenant une musicalité est poétique ?
Ce serait se tromper de règle : la musique ne deviendrait-elle alors systématiquement poésie ? Et, sur ce point, nous songeons à mettre en place, dans le cadre des prochains États généraux permanents de la poésie, la thématique suivante : Le Son du poème. Cette question englobe certes celle de la musicalité, mais la déborde largement, s’ouvrant vers de l’oralité en général, et de cette question très peu souvent évoquée, celle de la musicalité intérieure de la lecture silencieuse du poème…
Comment choisissez-vous vos Présidents d’honneur ? Le choix de Nancy Huston s’est-il imposé pour l’attachement qu’elle a à la poésie, pour ses valeurs ou pour le style de ses écrits ?
Il est des univers qui se partagent : nous essayons de trouver des personnalités dont l’attachement à la poésie (contemporaine de surcroît) semble des plus évidents. L’an passé, Hélène Cixous, qui affirma d’emblée ne pas écrire de poème, expliqua avec une remarquable sensibilité, que la poésie irradiait l’ensemble de son œuvre.
La poésie vous semble-t-elle la forme suprême de la littérature ? Perd-elle de sa force lorsqu’elle est chantée ? Je crois me souvenir que CharlElie Couture a été votre Président d’honneur…
Si le poème n’est pas déformé pour exister en chanson, alors pourquoi pas. Mais il ne s’agit nullement d’assimiler la poésie et la chanson.
D’abord parce que, techniquement, la chanson a sa composition toute particulière. Et même si certains font facilement l’amalgame, toute chanson n’est pas poème, tout poème n’est pas chanson ; même si parfois la lisière est ténue.
Qu’est ce qui fait la réussite du Marché ? Est-ce un très bon modèle économique ?
Nous aurions préféré que le succès du Marché de la Poésie ne soit pas ce qu’il est. Pour cela, il aurait fallu que le livre de poésie (qui représente aujourd’hui 0,3% du chiffre d’affaires en librairie – la littérature représentant 9% du CA librairie, comme quoi l’on se fait beaucoup d’idées sur ce que peut représenter le domaine de la création dans son ensemble) soit réellement diffusé et distribué, mais c’est un livre qui demande, exige du temps pour exister. Or aujourd’hui le temps est compté de toute part (sans parler également du « désherbage » du livre en bibliothèques, lorsque son taux de rotation n’est pas suffisant).
Comment expliquez-vous que les médias grand public semblent bouder une manifestation dont le public est fou ? Y a-t-il aujourd’hui un désintérêt pour un genre littéraire qui cherche à éveiller la sensibilité à travers langage construit de sonorités, d’images, de rythmes, d’émotions ?
Malgré le peu de visibilité médiatique de cette manifestation, sa rencontre avec le public est bien là. Nos visiteurs ont pris l’habitude de retrouver ailleurs (sur la toile, sur les réseaux sociaux et dans le bouche à oreille, sans compter tout ce que nous faisons, avec nos moyens, en terme de communication), toutes les informations dont ils ont besoin pour nous retrouver.
Ce Marché de la Poésie dans sa forme française a-t-il fait des petits ? D’autres pays ont-ils imité votre formule ?
Il existe un autre Marché de la Poésie à Montréal. Un autre, Poetik Bazar, vient de voir sa première édition à Bruxelles en 2021. Il y a également quelques petits Marchés locaux qui en ont pris la dénomination. Actuellement nous réfléchissons avec quelques acteurs locaux, à mettre en place d’autres Marchés en France, pour lesquels il faudra trouver une spécificité afin que la greffe puisse prendre.
Mettre en lumière chaque année la poésie d’un pays invité (cette année Le Luxembourg) a-t-il pour objectif de favoriser les traductions, les correspondances entre éditeurs ?
Le public du Marché de la Poésie est curieux par nature. Depuis une vingtaine d’année, nous avons un pays invité d’honneur, afin de donner à découvrir l’« esprit poétique contemporain » au-delà de nos frontières. C’est, encore une fois, l’ouverture de la poésie sur le monde à l’alentour. Devra-t-on préciser que la poésie est sans frontières ou, tout du moins, hors frontières ?
Diriez-vous que le Marché de la Poésie est incontournable pour un éditeur de poésie ? Est-ce que l’on peut encore éditer de la poésie aujourd’hui en créant un modèle économique viable ?
À chacun d’en juger. Tout d’abord, les quelques éditeurs largement présents en librairies n’ont pas forcément besoin d’être présents au Marché, parce que le visiteur vient avant tout au Marché de la Poésie pour y trouver une diversité incomparable de productions, et dans un grand esprit d’humanité – nous insistons sur ce point – et d’échange.
Cette année, un magnifique hommage fut rendu par Florence Delay au poète Michel Deguy. Il est cependant rare que vous évoquiez des poètes morts. Le choix délibéré de mettre en lumière les poètes vivants vient-il du fait d’une carence à ce niveau-là dans les autres événements poétiques français ?
Florence Delay ne fut pas la seule à intervenir dans cet hommage, il y eut avant tout, autour d’elle, des poètes pour rendre hommage à Michel Deguy.
Nous faisons hélas chaque année quelques hommages à de grands disparus (Bernard Noël et Henri Deluy l’an passé), comme nous le fîmes par exemple en 2008 pour Césaire, ou pour d’autres (Bernard Heidsieck, Henri Chopin…, comment tous les citer ?), à partir du moment où nous sommes dans le domaine de la poésie contemporaine : c’est cette dernière que nous voulons faire découvrir… et honorer.
Tout écrivain est-il capable d’écrire de la poésie ?
À lire un poème, on pourrait pense que la poésie est sans doute un travail de courte haleine, mais intense, où l’on ne peut rester à la surface de la langue, contrairement à l’écriture de la prose, qui elle peut s’arrêter à la seule fonction communicative de la langue. Mais, il existe aussi des formes poétiques de prose, même si cette question du « poème en prose » continue depuis deux siècles de diviser le monde des poètes.
Alors, c’est plutôt à l’écrivain de savoir ce qu’il fait de l’usage des mots qu’il choisit d’utiliser…
Qui sera votre Président d’honneur l’an prochain ? Et le pays invité ? Qui les choisit ?
Pour la.le président.e d’honneur, nous sommes encore en pleine réflexion.
Quant au pays invité, si tout va bien, ce sera Cuba
Le programme du Marché et de sa périphérie est-il le fruit d’une réflexion d’équipe : qui détermine les poètes à inviter ?
Nous tentons d’établir une cohérence de programmation, en lien avec les lieux qui nous accueillent, en tenant également compte de leur desiderata. C’est un long travail de réflexion que de mettre en place cette programmation, dans le cadre du Marché mais aussi et surtout dans le cadre de la Périphérie du Marché, qui dure quasiment tout un mois, aux huit points de notre hexagone (voire en Europe). Par ailleurs, nous lisons beaucoup de publications et le choix des auteurs dépend fortement de cet aspect du travail. Nous sommes sans cesse soucieux de faire connaître la création, au plus près de ce qui est accessible au public.
M. A. : Ne tentez-vous pas dans votre programme de faire un roulement afin de valoriser une par une toutes les petites maisons d’édition qui exposent fidèlement chez vous ?
Lorsque nous avons mis en place nos rencontres, il nous a fallu prendre l’initiative seuls. Mais au fur et à mesure des années, c’est en concertation avec des maisons d’éditions (ou revues) participants que nous tâchons d’organiser ces événements, afin d’être en parfaite cohérence avec l’esprit initial du Marché, celui de défendre les éditeurs de poésie.
Propos recueillis par Marc Alpozzo
Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls, Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres
Le Marché de la Poésie et sa Périphérie sont organisés par l’association c/i/r/c/é, les revues et les éditeurs du Marché, avec les institutions, les auteurs, acteurs et musiciens participant aux événements, avec le concours du Ministère de la Culture et le Centre national du Livre, la participation de la Région Île-de-France de la Ville de Paris et de la Sofia.