La littérature et le Mal : entretien avec Dana Ziyasheva
Nous sommes peut-être à l’aube de la Troisième Guerre mondiale. Tous les indicateurs sont au rouge. On accuse même Emmanuel Macron dans les rangs de l’opposition de vouloir que la France entre en guerre avec la Russie.
Après le thème de la consommation et du bien-être, celui de la mondialisation heureuse, celui de la paix perpétuelle entre les peuples, peut-être sommes-nous en train de faire face désormais à deux nouveaux thèmes pour le monde : la guerre et le mal ? C’était donc l’occasion de réfléchir à la littérature et le Mal, avec Dana Ziyasheva qui a un parcours hors-norme.
Née au Kazakhstan, où elle a passé toute sa jeunesse, elle a connu l’Union soviétique, a ensuite été journaliste dans des zones sensibles puis diplomate à l’UNESCO. Cela l’a amenée à vivre en Corée du Nord, en Irak et en Amérique centrale. Aujourd’hui, Dana Ziyasheva est basée à Los Angeles. Elle y écrit et corrige des scénarios pour les géants du cinéma et les grandes plateformes de vidéo à la demande. Rencontre.
Votre roman Choc s’intéresse à la question du Mal, qui est dans la philosophie comme dans la théologie le point de départ de toute réflexion. Diriez-vous, comme Hobbes que l’homme est un loup pour l’homme, ou rajouteriez-vous comme Spinoza qu’il est aussi un Dieu pour l’homme ? Pour vous avoir lu, et longuement conversé avec vous, je sais que votre expérience de l’humain vous amène à avoir un regard assez pessimiste sur le potentiel destructeur de l’homme. Comment vous l’expliquez-vous ?
Dana Ziyasheva : Pour répondre à votre question de manière significative, permettez-moi de vous emmener dans mon système de coordonnées culturelles. La civilisation nomade ne stigmatise pas les loups, bien au contraire : un mythe de genèse des proto-Turcs retrace leur origine à l’union d’une princesse trop belle pour épouser un homme et d’un grand loup bleu.
Pour nous, le loup est un totem, très loin de l’agent de destruction qu’il représente dans l’imaginaire occidental (Le Petit Chaperon Rouge, Les Trois Petits Cochons) ou du symbole de prédation en philosophie. Alors que le Kazakhstan régule la population des loups par la chasse sous licence, il les reconnaît également comme partie importante de l’écosystème. C’est peut-être pourquoi la population des loups au Kazakhstan est 15 fois plus importante qu’en France : plus de 15 000 contre 1 104 selon le recensement de 2023.
Selon la légende familiale, l’une de mes grandes tantes maternelles aurait tué un loup à mains nues. Pendant la collectivisation dans les années 1920, sa famille fuyait vers la Sibérie pour échapper à la dékoulakisation meurtrière, une politique soviétique de persécution visant les paysans aisés. Sur leur chemin à travers une forêt en hiver, ils ont été attaqués par une meute de loups. Elle aurait alors enroulé un épais châle en laine autour de sa main, et lorsque le loup a sauté sur elle, elle lui aurait enfoncé son poing dans la gorge et fait éclater ses mâchoires en morceaux. On pourrait soutenir que dans cette histoire, les vrais loups Hobbesiens étaient les Bolcheviks, mais ici, encore une fois, permettez-moi de contextualiser.
Alors que certaines branches de ma famille, issues à la fois de paysans et de religieux, observaient la Révolution rouge avec méfiance, d’autres, désavantagées par le système féodal, ont embrassé les idées de justice sociale et d’égalitarisme qui déferlaient alors sur toute l’Eurasie.
Mon grand-père paternel a pris les armes à 17 ans et combattu aux côtés du légendaire commandant Chapayev contre l’Armée blanche lors de la Guerre civile russe. Mon grand-père maternel, issu d’une famille de bergers, est devenu président du Comité d’État de planification du Kazakhstan pendant la Seconde Guerre mondiale, et le premier Kazakh à obtenir un doctorat en sciences économiques. En 1995, je suis devenu la première ressortissante du Kazakhstan indépendant à rejoindre les Nations unies.
Cet opportunisme historique découle du concept de Peuple Éternel, profondément ancré dans la conscience collective kazakhe. Nos ancêtres nomades, les proto-Turcs, se désignaient eux-mêmes comme le Peuple Éternel, МӘҢГІЛІК ЕЛ. Tout comme le « Peuple Élu » de la Bible hébraïque ou le concept de « Peuple de Dieu » dans le christianisme orthodoxe oriental, le « Peuple Éternel » va bien au-delà d’une croyance. C’est un principe directeur transmis par nos ancêtres : « Le peuple doit perdurer ». Dans mon long-métrage dystopique Greatland, un personnage rusé et au grand sens de l’Etat, nommé Clerk, explique à son fils : « La mission des clercs est très importante. Nous veillons à ce que Greatland ne disparaisse jamais, quoi qu’il arrive. » Avant l’avènement de l’Islam au VIIIe siècle, les nomades de la steppe adoraient le Ciel (dans ce sens, ils étaient proches du panthéisme de Spinoza). Il n’y avait pas de pacte avec Dieu, pas d’espoir d’une intervention divine. Pour assurer leur pérennité dans un monde en perpétuel changement, les Kazakhs étaient guidés par la realpolitik plutôt que par la dichotomie du Bien et du Mal.
J’ai grandi dans la République soviétique socialiste kazakhe, où les manuels scolaires russes ne faisaient aucune mention de la lignée historique qui reliait Attila, la reine Tomyris ou Gengis Khan aux Kazakhs. Témoin direct de l’effondrement de l’empire soviétique et devenue nouvelle citoyenne du Kazakhstan indépendant à l’âge de 19 ans, je suis pleinement consciente de l’amplitude du pendule de l’histoire et de la manière dont le passé influe sur le présent dans la psyché d’une nation.
Tout comme mes ancêtres, je suis convaincue que nulle entité menaçante n’est fondamentalement mauvaise ; toute action est mue par une nécessité. Si cette nécessité contrarie mon intégrité, il me faut y faire face. Sinon, laissons-la suivre son cours. Dans les deux cas, je m’applique à déchiffrer son fonctionnement, privilégiant la physique à la métaphysique. Avec les loups, c’est une compréhension que leurs mâchoires aux crocs acérés représentent leur atout le plus redoutable, mais qui, neutralisées, deviennent leur point faible, facile à briser. Quant aux humains, c’est leur psychologie qui est en jeu. Mon roman Choc porte l’empreinte de cette approche existentialiste. J’y explore les raisons qui ont conduit François Levebvre, jeune idéaliste français, à devenir le « mercenaire-cannibale ». J’assume le rôle de son avocat devant l’éternité, car je le plains.
Votre roman Choc vous a été inspirée par un fait divers. Pouvez-vous nous dire lequel et pourquoi il a retenu votre attention ?
Mariée à un Français, mère d’un petit garçon, j’assimilais encore la mort de mon père. Je m’étais abonnée à Maximal dans le but de mieux comprendre la mentalité masculine dans son expression la plus simple. Dans un numéro de 2003, j’ai relevé un entrefilet sur un mercenaire français qui avait été pris en train de manger des soldats capturés dans les jungles du Myanmar et qui s’était suicidé quelques années plus tard. Le suicide trahissait le remords. Signifiait la souffrance. Mais qui était vraiment le mercenaire-cannibale de Maximal ?
Cette ébauche d’histoire est devenue une obsession, puis une quête de sept ans à travers le monde, infiltrant le milieu des mercenaires et du FN en France, traversant clandestinement la frontière du Myanmar depuis la Thaïlande déguisée en réfugiée Karen, descendant dans des bunkers en Bosnie, pénétrant dans une prison et la résidence présidentielle aux Comores. Enceinte de sept mois, je traquais un ex-agent de la DGSE à travers l’Irlande. J’ai passé toute la nuit à attendre d’être tuée dans un motel en Croatie. Je ne peux pas expliquer rationnellement mon acharnement. Tout ce que je sais, c’est que j’ai trouvé un héros à ma mesure.
Le héros de votre roman nous entraîne de par le monde. Qu’elle est la frontière entre l’imaginaire et le réel que vous vous êtes autorisée ?
J’ai d’abord essayé d’écrire à partir de mon imagination, en m’appuyant sur mes expériences en Thaïlande et en Irak. Je me suis cependant très vite heurtée à un mur et ai alors décidé d’aller vivre les mêmes aventures que mon personnage.
La partie principale du roman a été écrite en Chine, où j’étais stationnée en tant que Conseiller de l’UNESCO pour la Communication et l’Information en Asie de l’Est. A cette époque, je passais tout mon temps libre dans le Bunker, un appartement que j’avais loué dans le but d’écrire le livre. J’avais tapissé les murs de photos et de cartes des champs de bataille collectées lors de mes voyages. C’était une expérience vertigineuse : le jour, vivre intensément la prise d’un village de Bosnie, ou la descente sur les Comores des mercenaires de Bob Denard, puis le soir, en rentrant chez moi, être éjectée de tous ces mondes lointains et me retrouver dans la mégalopole chinoise bouillonnante. J’ai même vécu une expérience de hors-corps lorsque j’ai rêvé le rêve de François, décrit dans le chapitre « Paris, décembre 1999 ».
Le cannibalisme était un sujet tabou dans le milieu des mercenaires en France, et je n’avais tout simplement pas le cœur à questionner les guérilleros karens à ce sujet. Il a donc fallu que je reconstitue cette scène déterminante en faisant appel à mon bon sens : « Après une enfance passée à tordre le cou des poulets et des chèvres avant de déjeuner, le tri d’un corps humain ne présente de difficulté que du point de vue du volume… »
Vous y abordez la question du mercenariat, allez disons-le, qui est, avec la prostitution, le plus vieux métier du monde. Je crois savoir que les mercenaires sont motivés par l’appât du gain, mais aussi, nous en avons longuement parlé, non par le sacrifice patriotique, mais par le désir de tuer leurs semblables. Je vous avoue n’avoir pas été tout à fait surpris, lorsque vous m’avez expliqué cela hors micros, puisqu’un grand reporter du Figaro, qui a couvert de nombreuses guerres, m’a rapporté étrangement le même témoignage, m’expliquant que ces mercenaires auraient pu gagner bien plus d’argent dans le civil, si j’ose dire, mais qu’ils préféraient faire la guerre par goût de la mort qu’ils administrent à l’autre. Votre éclairage sur le sujet ?
Pour être honnête, lorsque la guerre en Ukraine a éclaté et ouvert les vannes à un torrent d’images de combats non filtrées sur Telegram et TikTok, j’ai paniqué. Est-ce que Choc serait toujours pertinent ? Avec le recul, je peux maintenant affirmer en toute sécurité que mon livre reflète fidèlement de nombreux aspects de la vie des mercenaires en zone de conflit.
« Les hameaux autour de toi sont en ruines. Les meufs sont gardées comme commodité la plus précieuse juste après les PRG-7. L’investissement le plus rentable consistait à consommer des casse-pattes locaux. Tu vas au bar avec tes coéquipiers et tu rentres heureux. Le même effet de soulagement nécessitait en France un budget de ministre et l’intervention d’une multitude de fournisseurs de services : psychothérapeutes, cuisiniers, pharmaciens, amuseurs publics, meufs à poil. Fais le total, et tu arrives à la juste indemnisation de ton travail en Croatie ! »
« Pendant ces rares moments de clairvoyance, François réfléchissait à la rentabilité de sa thanatomanie. Il fallait étudier la politique mondiale, cultiver les relations avec les services, monétiser ! Le reste de la journée, il était prêt à payer lui-même, mendier, se prostituer, pour qu’on le laisse se servir d’une arme. »
Pour les mercenaires, une vie de paix peuplée uniquement de civils semble tristement terne (« Infantiles ! Mous ! Déconcentrés ! Faux ! »). Elle est aussi régie par des règles auxquelles ils n’adhèrent plus : « À la guerre, au moins, ils étaient des héros, blindés de principes et de munitions. À la guerre, ils maîtrisaient la situation. Ils décidaient eux-mêmes qui devait mourir et qui ils autoriseraient à ramper vers les broussailles en gémissant. À la guerre, c’est presque contractuel : je te sauve d’une mort certaine et tu fais pareil pour moi. Dans le civil, la menace directe à nos vies est absente. Chacun est responsable de ses choix et de leurs conséquences. »
Si vous le voulez bien, j’aimerais aborder la guerre en Ukraine. D’autant que vous êtes franco-kazakhe. Cette question de l’Ukraine qui pourrait être russe n’est pas anodine. Qu’en dites-vous ? Vous sentez-vous appartenir au monde russe ? Les gens de ce pays sont-ils nourris de littérature et philosophie russes ? Y a-t-il une singularité ukrainienne ? J’aimerais pour nos lecteurs rappeler toutefois que Kiev fut capitale de l’Empire russe…
Bien sûr, la singularité ukrainienne existe bel et bien ! En tant que locutrice « native » du russe, je trouve la langue ukrainienne mélodieuse et douce mais n’en comprends réellement qu’environ 40%.
L’Ukraine et le Kazakhstan font face aux mêmes problématiques : une identité culturelle forte peut-elle être un obstacle ou une source de force face à l’influence étrangère ? Quelle quantité de territoire et de population peut être considérée comme un sacrifice acceptable pour assurer la continuité d’une nation ? Comment transformer le contact inévitable avec Autrui en une expérience de progrès enrichissante, plutôt qu’une source de conflit et de destruction ?
La culture russe est magnifique, ce qui la rend encore plus redoutable en tant qu’instrument de soft power et de colonisation. Je suis une grande admiratrice de Bounine et de Tchekhov, mais aussi des écrivains kazakhs dont les livres étaient censurés en Union soviétique, tels que Az i Ya d’Oljas Suleimenov, qui a documenté l’influence de la culture et de la langue turques sur la Russie médiévale. Dans mon école « Léon Tolstoï », la salle de classe était ornée d’une grande bannière avec une citation proclamant : « Tu es mon seul soutien et mon refuge, ô grande, puissante, authentique et libre langue russe ! » Tous mes camarades de classe, qu’ils soient kazakhs, ouïghours, juifs, coréens ou ukrainiens, devaient mémoriser la fin de cette citation – « On ne peut pas croire qu’une telle langue n’ait pas été donnée à un grand peuple ! » En comparaison, les leçons de langue kazakhe dispensées dans la même salle de classe étaient un cirque sans nom, où nous chahutions et moquions l’enseignant sans aucune conséquence disciplinaire.
Mes deux grand-mères avaient été éduquées en langue arabe ; elles sont devenues illettrées lorsque l’Union Soviétique a imposé le passage à l’alphabet latin en 1929, puis au cyrillique en 1939. C’est pourquoi, lorsque j’étais Conseiller de l’UNESCO en Communication et Information, et que j’ai soutenu les institutions académiques et informatiques en Mongolie dans la revitalisation et la numérisation de l’écriture mongole vieille de 800 ans, je leur ai conseillé de procéder avec prudence et progressivement.
Aujourd’hui, les Ukrainiens démolissent des monuments à la gloire de la culture russe et du passé soviétique, renomment les rues et interdisent l’Église orthodoxe russe. Récemment, l’Institut ukrainien de la mémoire nationale a qualifié Mikhaïl Boulgakov, l’auteur du Maître et Marguerite, d’« ukrainophobe » ! Bien que ce contre-coup soit compréhensible, en quoi est-il opportun, compte tenu de la situation actuelle de l’Ukraine ?
Comparez-le aux compromis raisonnables que le Kazakhstan a faits pour garder l’ours russe à distance. La Constitution a fait du kazakh la langue officielle du pays et a désigné le russe comme langue de communication interethnique, précisant qu’« elle est utilisée officiellement sur un pied d’égalité avec la langue officielle ». Cela a été fait autant par amour pour Dostoïevski que par nécessité d’accommoder près de 3 millions de Kazakhstanais d’origine russe.
La doctrine de Poutine sur le « Monde russe » appelle à l’unification de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, ainsi qu’à un retour d’influence dans les pays ayant une diaspora russe, ce qui représenterait environ 150 millions de personnes. Pour tempérer le « Monde russe », le premier Président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, avait ravivé le concept géopolitique d’Eurasie et poussé à la création de l’Organisation de Coopération de Shanghai, l’OCS, avec la Chine et la Russie en son sein, couvrant ainsi les 2/3 de la population et du territoire du continent. Depuis lors, l’attention diplomatique de la Russie s’est tournée vers les BRICS. Le Kazakhstan a demandé son adhésion aux BRICS en 2023 tout en restant actif au sein de l’OCS. La stratégie de containment pacifique de la Russie et de la Chine est clairement la plus efficace.
Vous vivez aujourd’hui en Californie où vous êtes scénariste à Hollywood. Aussi, vous suivez la guerre au quotidien. Diriez-vous que le traitement de l’information est comparable dans nos différents pays, ou que les médias français sont plus manichéens qu’ailleurs ?
Je suis le président Zelenskyy, la Direction du Renseignement et le Ministère des Affaires étrangères de l’Ukraine sur Telegram, puis j’ouvre LCI et j’entends en écho les mêmes éléments de langage en français. Les experts ukrainiens invités sur les chaînes de télévision françaises ne s’attachent pas à promouvoir un débat constructif, fournir une analyse critique ou aider le public français à comprendre la situation sur le terrain. Leur mission est bien de vendre l’interprétation de la réalité par Zelenskyy et de façonner la perception publique en sa faveur. Bien sûr, les « experts » russes feraient de même, mais alors pourquoi ne pas inviter les deux côtés et les faire débattre ? À tout le moins, cela serait divertissant.
Peu de choses ont changé depuis que j’ai écrit dans Choc : « Les journalistes ne pouvaient ni ne voulaient creuser dans le linge sale bosniaque. Le politiquement correct interdisait les interviews des « criminels de guerre ». Alors, pour éclaircir la situation sur le terrain, il n’y avait d’autre option que de s’adresser à un sénateur à Washington. Le pire c’est que le public en France gobait son opinion la bouche grande-ouverte. »
Aux États-Unis, de nombreuses voix médiatiques dissonantes, tant conservatrices que progressistes, se font entendre avec force au-delà de la presse mainstream : Carson Tucker, Candace Owens et Ben Shapiro, Andrew Tate, Nick Fuentes et le rabbin Shmuley sur X, Telegram et TikTok. La congressiste Ilhan Omar, une Somali-Américaine au caractère bien trempé et au hijab élégant, interroge la présidente de Columbia d’origine Égyptienne, ancienne employée de la Banque mondiale et du FMI, ainsi que la protégée de Bill Gates, Minouche Shafik, au sujet de sa décision d’appeler la NYPD à disperser sans ménagement des manifestations étudiantes pacifiques.
Les médias français suivent toujours l’exemple américain, avec un certain retard. J’espère que ce changement se produira plus promptement cette fois-ci.
Mettons les pieds dans le plat, si vous le voulez bien : est-ce que Vladimir Poutine est coupable selon vous ? Quel rôle États-Unis ont-ils joué dans cette invasion de l’Ukraine par l’armée russe ? Croyez-vous qu’il a été poussé à la guerre, comme certains le prétendent ?
L’interview de Poutine par Carson Tucker, où le Président russe a prétendu être blessé par le refus de l’Occident d’accueillir une Russie naïve et innocente dans le club des nations occidentales, était une performance digne d’un Oscar. La vérité est que pendant que le pauvre Volodya se faisait duper par un président américain après l’autre, il consolidait aussi son complexe militaro-industriel. N’oublions pas que Poutine a été témoin de l’effondrement de l’Union soviétique en raison de la course aux armements et du fiasco en Afghanistan, et qu’il en a tiré des leçons. Il n’aurait pas envahi l’Ukraine sans savoir que la Russie serait capable de soutenir cette nouvelle course aux armements avec l’OTAN, voire de la remporter. Qui sait, peut-être joue-t-il actuellement une course aux armements à l’envers, comme une revanche de la Guerre froide.
Poutine se compare régulièrement à Pierre le Grand qui « avait ouvert une fenêtre sur l’Europe » et à Vassili III, « Le Rassembleur des Terres Russes ». Il a démissionné du KGB et entamé sa carrière politique l’année où l’Union soviétique s’est disloquée et est au pouvoir depuis 23 ans maintenant. Sa mémoire institutionnelle et son expérience en tant que chef d’État sont inégalées à ce stade. Hors de la zone de couverture de la BBC et de CNN, tout le monde le comprend et suit l’axiome de Sun Tzu : « Si vous restez assez longtemps au bord de la rivière, le cadavre de votre ennemi flottera devant vous ».
La Russie de Poutine excelle dans les guerres d’expansion locales. Il a pacifié la Tchétchénie en soutenant le clan Kadyrov. En 2008, il a envahi la Géorgie et annexé l’Ossétie du Sud. En 2014, il a annexé la Crimée et a eu besoin d’un prétexte pour étendre son emprise en Ukraine. En 2022, le président Zelenskyy lui a donné ce prétexte en appelant les puissances occidentales à mettre en œuvre un calendrier clair pour l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.
Pour les Occidentaux, Poutine est désormais l’axe du mal. Cela se renverse lorsqu’on prend le point de vue des médias russes. Actuellement, Poutine demande de l’aide à la Chine. Ce nouvel axe du mal, de notre point de vue, peut-il préfigurer une recomposition des forces et un nouvel ordre géopolitique ? Ne pourrait-on pas supposer que les États-Unis soient une puissance déclinante, très divisée, endettée, ultra-violente etc. ? Existera-t-il une Europe de la défense qui puisse compenser le refus américain désormais de nous protéger de l’ours russe ?
Laissez-moi répondre à votre question par une autre question : Une Europe de la défense, est-ce une idée qui vaille la peine de mourir pour elle ?
Dans Choc, François analyse son passé dans l’armée française : « Le meurtre exigeait des ressources humaines, de la recherche et développement et le matos dernier cri. Le meurtre devait s’accomplir selon des règles. Ces règles n’avaient que peu en commun avec la logique humaine, mais elles étaient aussi fondamentales que les règles de l’orthographe. On les avait préparés au meurtre, comme à une dictée d’examen. Ils n’avaient pas besoin de penser à ce qu’il fallait écrire. On les évaluait à la beauté de leurs cursives et à la correction syntaxique. En calculant cosinus d’angle et distance réelle de tir, derrière leurs carnets de portée, leurs croquis de terrain, ils ne voyaient plus l’ennemi en face, mais acquerraient une cible. Ils n’étaient censés ni jouir ni profiter du meurtre. Ils étaient sans identité. À Margival, François considérait ça super-cool. Maintenant, plus tellement. Ces dernières années, il raisonnait comme les combattants en claquettes : on a un potager et un temple et on les défend. Quels étaient les objectifs de la Grande Muette ? Ni potager ni temple ! »
En tant que descendante d’une horde nomade, j’ajouterais également : « Ni leader » à cette liste. Pour citer le Cambridge Medieval History, « Avec un Khan énergique à leur tête, qui les organisa sur des lignes militaires, une horde se transforma en une armée incomparable, contrainte par l’instinct de conservation de rester unie au milieu de la population hostile qu’elle subjugua ; car aussi superflu qu’un gouvernement central puisse être dans la steppe, il est d’une importance vitale pour une horde nomade conquérante en dehors de celle-ci. »
En se concentrant excessivement sur Poutine, les médias détournent l’attention du manque de leadership en Occident. Dans Greatland, Clerk affirme : « Un ennemi commun est le meilleur moyen de rallier les gens derrière leur gouvernement ». De la même manière que l’élite européenne utilise Poutine comme un épouvantail pour dominer sa propre population, la machine de propagande du Kremlin dépeint un Occident fachistoïde, dégénéré et corrompu, déterminé à anéantir une Russie vertueuse. La réélection récente de Poutine avec 88 % des voix souligne le succès de cet endoctrinement. Une fois achevée l’ »Opération Militaire Spéciale » en Ukraine, il pourrait porter son attention sur l’Abkhazie en Géorgie ou la Transnistrie en Moldavie, car la Présidente moldave Maia Sandu semble être disposée à suivre les traces de Zelenskyy. En revanche, au vu du poids que fait déjà peser l’effort de guerre en Ukraine sur les finances et la société russes, Poutine n’aurait sans doute ni la capacité, ni l’intérêt stratégique de s’en prendre à la France ou à l’Allemagne dans un avenir proche.
Ceci étant dit, je suis d’accord avec vous sur le fait que les signes d’un monde multipolaire sont omniprésents. Le système de Bretton Woods est sapé par la politique des sanctions économiques. La Russie a été contrainte de se détourner du dollar pour ses transactions commerciales externes et d’utiliser le rouble pour 40 % des échanges et les devises des « pays amis » à hauteur de 30 %. La menace des États-Unis de renforcer les sanctions contre la Chine est une autre étape dans cette direction.
Le Sud global se rassemble en développant des coopérations multilatérales en dehors du cadre occidental : les BRICS se renforcent en tant qu’alternative au G7, avec de nouveaux pays qui les rejoignent. Et nous parlons de pays qui entretiennent des relations parfois hostiles entre eux, tels que l’Inde et le Pakistan, l’Arabie saoudite et l’Iran.
L’Afrique continue de se rapprocher de la Chine et de la Russie. J’ai assisté au premier Sommet de Coopération Sino-Africaine à Beijing en 2006, et j’ai été témoin des efforts du président égyptien Hosni Moubarak pour inclure l’Égypte et le Maghreb dans les projets de développement chinois en Afrique. L’attrait du Fonds de développement Chine-Afrique était si fort que des pays comme le Sénégal avaient alors abandonné leur position sur Taïwan pour adhérer au principe d’ »Une Seule Chine ». Le Sommet Russie-Afrique de 2023 a propulsé le président burkinabé Traoré au rang de star de la nouvelle génération de dirigeants noirs, tandis que la République Centrafricaine a décerné les plus grands honneurs nationaux aux mercenaires du groupe russe Wagner.
Dire à ces pays que la Russie et la Chine sont le nouvel Axe du Mal tombe dans l’oreille de sourds. L’Occident a perdu son pouvoir prescriptif. Le monde n’est certainement plus unipolaire. Cependant, la division actuelle ne signifie pas l’avènement d’un nouvel ordre géopolitique. Nous entrons dans la phase du jeu où chaque camp tente de garder son sang-froid et d’afficher un visage impassible.
Les incendies au silo de céréales de la SICA Atlantique, le plus grand grenier français, pendant la crise des céréales en Ukraine, faisaient-ils partie des mouvements de ce jeu ? Et les explosions sous-marines sur les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 ? Les explosions et l’incendie dans une usine de Détroit qui ont envoyé des débris voler jusqu’à un mile de distance ? Et que dire de l’effondrement du pont de Baltimore ? Des attaques des Houthis en mer Rouge ?
La partie pourrait prendre fin de manière inattendue pour la plupart d’entre nous, car nous ne sommes pas conscients de tout ce qui se trame en coulisses.
Vous n’êtes pas sans ignorer, bien sûr, que le président Macron envisage « d’envoyer des mecs à Odessa », comme il l’a déclaré. Est-ce que ce serait une « connerie », pour employer une expression bien française, d’aller provoquer ainsi Poutine, ou croyez-vous que c’est une solution. En mettant des troupes à la frontières, le président Macron obligerait peut-être Poutine à reculer, en lui faisant craindre « l’accident piéton » ? Quel est votre éclairage sur le sujet ?
Quelle est l’importance stratégique d’Odessa pour la France ? Y a-t-il des activités louches en cours à Odessa qui bénéficient à des entités françaises ? Il y a déjà des mercenaires et des conseillers français sur le terrain. Le ministère russe de la Défense a recensé 13 387 mercenaires étrangers combattant pour l’Ukraine, dont 5 962 ont été « liquidés ».
Malgré chaque nouveau type de wunderwaffe et de stratégie en Ukraine – Himars, Abrams, ATACMS, Césars, une contre-offensive très médiatisée, des bombardements sur les territoires russes et des actes terroristes – l’ »Opération Militaire Spéciale » n’a pas été stoppée. Même si la France entrait en guerre avec la Russie, cela ferait peu de différence sur le terrain. Les Rafales seraient abattus ; l’OTAN refuserait de s’engager ; l’opinion publique en France serait contre. Nos cœurs saignent pour l’Ukraine, mais ils saignent pour les hommes ukrainiens ordinaires envoyés au front contre leur gré et mourant dans une guerre déjà perdue. Un homme politique européen qui défendrait le sauvetage de ces hommes d’une mort insensée gagnerait les cœurs et les esprits des deux côtés de l’Oural. Malheureusement, plaider pour la paix en Ukraine exige plus de courage et de clairvoyance que de fanfaronner sur l’envoi de troupes.
Macron s’attaque à la mauvaise cible. La tragédie palestinienne en cours déclenche un changement culturel majeur et une crise de légitimité aux États-Unis et en Europe. Les manifestations étudiantes, le drame d’un soldat américain en service actif qui s’immole par le feu, le boycott des produits israéliens sont autant de signes d’une fatigue de guerre et de la volonté de construire un monde plus juste. « Regardez, est-ce que ce monde est sérieux, où les faibles oppriment les forts ? Où le pouvoir est aux mains de gros vieux que, moi, je peux écraser d’un doigt, mais ce sont eux qui m’écrasent ? » (Choc)
Observez comment Scholz et Blinken ont été accueillis en Chine en avril – par des fonctionnaires de bas niveau, sans tapis rouge. Ce détail protocolaire, dans le contexte oriental, est un signe d’humiliation totale. David Cameron a été mis à l’écart lors de sa tournée en Asie centrale, certains présidents le snobant ouvertement. Lorsque Cameron tentait par habitude d’évoquer la liberté de la presse en Asie centrale, il se faisait rappeler le traitement réservé par le Royaume-Uni à Julian Assange. Le Grand Jeu est-il terminé ? Macron devrait en être conscient, grâce, je l’espère, aux personnes de son entourage qui tiennent encore au prestige de la France.
Propos recueillis par Marc Alpozzo
Philosophie et essayiste, auteur de Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Éloge de l’exercice littéraire, Éditions Ovadia, 2024 et co-auteur de L’humain au centre du monde. Pour un humanisme des temps présents et à venir, Les éditions du Cerf, 2024.