Actualités (NON EXHAUSTIF)

Entretien du philosophe Emmanuel Jaffelin avec le philosophe Marc Alpozzo pour Boojum

Entretien avec Emmanuel Jaffelin, auteur de Célébrations du bonheur

« Le Bonheur ne te bouffe pas ! Il te nourrit »

Je connaissais ce philosophe du bonheur, grâce à son ouvrage Éloge de la gentillesse, que je considérais comme un livre salvateur pour le début de ce nouveau siècle qui ne cesse de marteler l’idée de bienveillance, vidant le mot de son sens premier. Avec son nouvel ouvrage, j’ai trouvé un vrai philosophe, s’adressant à tous, comme le faisait autrefois Socrate, prêt à dialoguer avec le plus humble, comme le plus puissant. Nous avons réalisé un entretien, que je vous livre ici.

Marc Alpozzo : Emmanuel, je vais te tutoyer, parce qu’à la lecture de ton Manuel de sagesse, Célébrations du Bonheur, que ton éditeur nomme à tort il me semble, « Guide », tu reprends la seconde personne du singulier pour t’adresser au lecteur, comme le faisait Épicure, ou Socrate lorsqu’il s’adressait à un interlocuteur qu’il soit un ami ou un inconnu. La première personne du pluriel n’existant pas en grec ancien, il n’y avait aucune possibilité de vouvoiement, mais je pense que tu as peut-être une autre raison encore de t’adresser au lecteur par la forme du « tu », peux-tu nous éclairer sur le sujet ? Et par ailleurs, que veut dire pour toi célébrer le Bonheur ?

Emmanuel Jaffelin : Cher Marc, tu me marques par un tel tutoiement spontané. Mais rassure-toi, le tutoiement ne tue pas alors que le voussoiement nous noie. Je tutoie le lecteur car je pense que le fait de se plonger dans un livre par la lecture fonde un accouplement plus efficient du lecteur et de l’auteur que celui qui se plonge dans un lit avec un autre corps. Dit autrement, mon tutoiement n’est pas un harponnage du lecteur, mais une invitation à l’intimité intellectuelle sur fond de cosmos. En espérant que mon tutoiement te paraîtra plus cosmique que comique ! Et puis les écrits attribués à Épictète n’ont pas été son produit mais le fruit des notes d’un disciple[1]  qui adorait ses cours et épousait sa réflexion. A la différence de Socrate qui parlait fort sur la place publique d’Athènes, j’écris doucement, sur un ordinateur, un livre pouvant toucher le public en silence dans un premier temps, dans le bruit de mes conférences dans un second. La lecture de ce livre pourra « guider » le lecteur vers le Bonheur. A défaut de Guide, disons que ce livre est un au moins un « guidon » !

M.A. : Ton texte s’adresse à l’ami de la sagesse, à l’homme en quête de bonheur. Ce n’est pas un texte compliqué dans sa forme, mais il est très riche en explications et en analyses. Ta thèse me semble être celle-ci : n’ayez pas peur du bonheur, il sera un vampire nettement moins vorace en temps et en énergie que le malheur. Et tu ajoutes : soyez gentils, ce sera le premier pas dans le bonheur et vous gagnerez infiniment plus qu’à être méchants. Je note que tu te réfères à un mot aujourd’hui un peu désuet, la gentillesse[2], alors que le grand mot à la mode est à notre époque la « bienveillance ». Toi qui montres que « faire le mal pour être heureux » est une croyance bête du méchant, « aussi peu réaliste que de croire que l’eau produira le feu », que penses-tu de cette injonction contemporaine de bienveillance qui a envahi toutes les sphères de la société, éducation, politique, culture, etc. ?

E. J. : Cher Marc, je re-marque plusieurs questions dans celle-ci :

1- Le bonheur est-il moins vorace en temps et en énergie que le malheur ?

2- La gentillesse est-elle une marche ou un moyen d’accéder au Bonheur ?

3- Faut-il préférer la Bienveillance à la Gentillesse ?

Oui, à la première question ! Le Bonheur ne te bouffe pas ! Il te nourrit : il est donc le contraire d’un vampire en alimentant ton sang en globules et plasma plutôt qu’en te saignant !

Oui, à la seconde question : les méchants chutent en faisant chuter les autres. Il est donc logique que son opposé- le Gentil ou la Gentille – s’élève en élevant les autres par le petit service qui leur rend. Je n’hésite donc pas à dire que la Gentillesse constitue une propédeutique au BONHEUR, la méchanceté conduisant presque toujours ses acteurs au malheur ( voir la fin de Hitler ou de Khadafi).

Non, pour la troisième. Les raisons pour lesquelles notre société préfère la Bienveillance à la Gentillesse sont au moins au nombre de deux :

  • La première est lexicale et tient à l’ambiguïté (avant la parution de mes 4 livres sur la gentillesse) du terme gentil : venu du latin gentilis qui désigne le noble, le terme se dégrade et le proto-christianisme s’en empare pour désigner l’impie, c’est-à-dire le non-chrétien. Souviens-toi que Saint-Paul est connu comme l’apôtre des Gentils, ce qui ne signifie ni qu’il est gentil ni méchant, mais qu’il est le chrétien qui s’efforce à convertir les impies en chrétiens ! Gentillesse est synonyme de faiblesse en français, et les citoyens français préfèrent se faire qualifier de « sympathiques » plutôt que de « gentils » , synonyme issu du Grec antique, mais apparemment[3] plus positif. Une fois posé ce cadre lexical, il est donc aisé de comprendre que les genres préfèrent être dits « bienveillants » plutôt que « gentils ». Selon moi, ils confondent « Gentils » et « Gentillets[4] ».
  • La seconde raison de cette préférence tient au fait que la Bienveillance est une relation humaine verticale entre deux êtres humains. Le père est ainsi bienveillant pour son petit enfant, plus que l’inverse. En prison, le gardien peut se montrer bienveillant envers son détenu, non l’inverse, par exemple en acceptant de prolonger le temps d’une personne qui vient lui rendre visite. La Gentillesse, à l’inverse est une relation horizontale : un détenu peut se montrer gentil envers son gardien en l’aidant à rechercher ses lunettes qu’il a perdues car posées quelque part dans le couloir en servant le repas ou le courrier aux détenus. De même un salarié peut se montrer gentil envers un manager ou D.R.H qui lui demande de l’aider à faire quelque chose sur le lieu de travail mais sans rapport avec les compétences pour lesquelles ledit salarié est rémunéré. Il va de soi que les Entreprises, comme notre société, préfèrent la Bienveillance à la Gentillesse car elles sont paternalistes et préfèrent l’inégalité à l’égalité. En bref, la gentillesse est plus démocratique que la Bienveillance, mais elle suppose d’être le fruit d’une éducation, ce qui est loin d’être le cas.

M.A. : Ton livre se divise en trois chapitres : « Le Malheur », « L’Heur » et « Le Bonheur ». Comme s’il y avait une dialectique et que nous ne pouvions parvenir au Bonheur sans d’abord passer par les deux premiers termes. Si donc tu es stoïcien, tu es aussi hégélien. Ton Manuel, qui reprend la méthode de la Lettre à Ménécée d’Épicure, et du Manuel d’Épictète, utilise un très grand nombre d’exemple d’hommes et de femmes qui ont travaillé à leur bonheur, comme si l’étymologie du mot était en elle-même un leurre, et non l’Heur, et que le Bonheur n’était en réalité pas un hasard. Épictète dans l’Antiquité, Bill Sauvage durant la Seconde guerre mondiale, Sainte Thérèse au XIXe siècle, Stephen Hawking au XXe siècle ainsi qu’un journaliste un peu oublié aujourd’hui, Jean-Dominique Baudry, qui a écrit un livre remarquable, Le scaphandre et le papillon (1998). Or, ce que tu écris dans ce chapitre est pour moi très important, puisque tu montres que nos sociétés occidentales postmodernes sont des sociétés de la victimisation, que tu appelles « victimité », et qu’elles refusent de dépasser l’événement « pour faire de leur existence une énergie conduisant au Bonheur ». Ta thèse est la suivante : il faut passer de la « victimité » à la responsabilité. Qu’est-ce que cette tendance à la victimisation et aux pleurnicheries face aux événements nous dit sur nous-mêmes, et pourquoi d’après toi ce refus de se responsabiliser en recherchant le Bonheur plus que le Malheur gagne sur tout le reste ?

E.J. : En effet, l’exemple joue un rôle clé dans ma philosophie comme chez les philosophes antiques. Ce qui ne peut se prouver scientifiquement doit au moins être montré par des exemples qui ouvrent notre regard sur la réalité. Or, l’un des paradoxes de ce livre n’est pas son côté dialectique (et je ne défends pas du tout l’idée hégélienne de la négativité dialectique qui voit dans le négatif la voie du positif : je pense au contraire qu’il ne sert à rien de faire l’expérience du mal comme méchant pour être heureux), mais plutôt, dans une époque, où règne la croyance en la science, le citoyen se pense faiblement comme une victime potentielle de plein de maux pouvant lui arriver, ce qui lui fait abandonner son pouvoir de ré-pondre des événements qui lui arrivent. Cette société l’invite d’ailleurs à toujours chercher la cause de cet événement hors de sa responsabilité et de sa prévision. Cette idée de victimité est centrale dans notre société qui voit fleurir les assureurs qui nous dé-responsabilisent et nous infantilisent en prévoyant de nous offrir des dé-dommagements en cas d’avènement de ces événements (accidents, incendies, inondation, maladies etc.) Et, paradoxalement, un monde sur-assuré est plus malheureux qu’une société qui cultive la res-ponsabilité, donc l’anticipation et l’intelligence plutôt que la peur et le paiement pour la dissiper. Etre sûr de soi, ce n’est pas s’assurer, mais se rassurer soi-même ! Et c’est gratis !

M.A. : Grâce à trois grandes histoires d’amour (Roméo et Juliette, Colin et Chloé et Solal et Ariane[5]), tu définis l’Heur comme n’étant pas le Bonheur. Pour toi, l’amour sous la forme du coup de foudre n’est pas de l’amour mais un leurre, puisqu’en paraphrasant Romain Gary on pourrait dire que ça commence en s’envoyant des fleurs et que ça finit en s’envoyant des rasoirs (je cite de tête).  Pour toi, toute chance n’est pas bonheur, car toute chance se tourne un jour en mal chance, comme le coup de foudre tourne un jour en « coup de poudre ». Mais plutôt que de nous déprimer, toi le philosophe du bonheur, au contraire tu trouves un petit chemin, certes escarpé mais suffisamment large pour que l’on se fraye un passage : le don. Peux-tu expliquer aux lecteurs en quoi le don est un véritable acte d’amour qui conduit de l’Heur au bon-Heur (ce que n’est pas la passion de Roméo pour Juliette et inversement) ?

E.J. : Merci de reprendre ces trois exemples de coups de foudre, mais il faut noter que dans ce chapitre sur l’heur, mot qui vient du latin augurium qui désigne le présage, je mets en relation les coups de foudre et les gains au loto, l’amour et le jeu, pour ne pas dire l’amour comme un jeu et le jeu comme un amour : les deux sont liés pour ne pas être heureux parce qu’ils sont fondés sur un instant (gain au loto par chance, coupe de foudre en amour par pulsions inconscientes).

Quant au Don, donc, seul solide fondement de l’amour, il suppose que je ne suis pas vide et donc pas en manque, mais plein. Seuls ceux qui sont « vides » prennent, volent, capturent, enlèvent. Les prédateurs sont donc plus vides que les donateurs et je parle d’un vide plus psychique, intellectuel et moral que physique, économique et vital !

M.A. : Je vais peut-être terminer cet entretien par dire que la lecture de ton Manuel est un véritable Bon-Heur (si tu me permets) et je vais aussi en dévoiler la fin (je vais spoiler le sus-pense, pour reprendre une terminologie à la mode) en disant que le bonheur est moins une affaire de chance que de « construction », de méthode. Si tant de gens ont peur du bonheur c’est qu’ils ne savent pas que ce n’est pas une chance ni que c’est intimement lié aux événements, mais que le Bonheur est bien une construction à l’intérieur de soi et que cela demande d’abord une conversion intérieure, ainsi qu’un dépassement de nos peurs et de nos angoisses (ce dont tu parles dans ton ouvrage) ; cela demande que l’on mette un terme à la peur de l’accueil de l’inconnu en soi. Celui qui se met en quête du bonheur n’est pas un homme qui compte sur la chance, (ce qui le rendrait dépendant de l’événement et créerait tôt ou tard son mal-Heur) comme le joueur au Loto, mais plutôt un sage qui ne se préoccupe que de ce qui dépend de lui et ne se préoccupe pas de ce qui ne dépend pas de lui, selon la formule d’Épictète dans son Manuel[6]. Penses-tu que cette capacité à accueillir les événements sans chercher à leur imposer en vain sa volonté est une méthode suffisante pour garantir son bonheur, et pourquoi penses-tu que ce Bonheur-là n’est pas une illusion ?

E.J. : Je te remercie de cette terminaison bienheureuse et de ta trahison altruiste qui vaut Don et également mon par-don. Oui, le Bonheur doit être dégagé de cette manie sociale actuelle qui est bassement matérialiste. Il y a des gens jeunes, riches, en pleine forme et malheureux tandis que d’autres sont vieux, pauvres, gravement malades et très heureux.

La thèse d’Épictète est plus facile à comprendre qu’à pratiquer : accepter tout ce qui nous arrive, même ce que nous estimons négatif (maladie, accident, etc). Une telle pratique de cet accord avec le réel ou, hors écologie, de cette harmonie avec la nature[7] est le fondement de la sagesse stoïcienne qui mérite d’être développée vu ce que l’humanité s’apprête à voir dans les prochaines décennies ( Réchauffement, climatique, montée du niveau de la mer, etc. sans parler des volcans et des météorites…). Et rappeler que la thèse de ce livre est du stoïcisme est que : le Bonheur ne doit pas être un but de l’existence ; il ne peut être qu’un effet de la sagesse comme harmonie avec le cosmos, sagesse qu’il importe de se donner comme but. En espérant que Marc marquera des buts par cette interviou !

Heureusement tienne, lecteur !

Emmanuel Jaffelin, Célébrations du Bonheur, Guide de sagesse pour ceux qui veulent être heureux, Michel Lafon, septembre 2021, 175 pages, 12 euros


[1] -Arrien a recueilli les propos d’Épictète qui furent regroupés en plusieurs ouvrages (huit) dont il ne reste plus que deux : le Manuel et Les Entretiens, deux livres centrés sur la manière de conduire sa vie pour atteindre la sagesse. Vraiment un bon Arrien !

[2] Emmanuel Jaffelin a écrit un Éloge de la gentillesse, Paris, François Bourin, 2010 (Pocket, 2016), et un Petit éloge de la gentillesse, Paris, François Bourin, 2011 (J’ai lu, 2015). Puis Un Eloge de la Gentillesse en Entreprise (First Editions, 2015, en poche ; Osez la Gentillesse en Entreprise, Le Passeur éditeur, 2020) et, enfin, last but not least, un Cahier d’exercices de Gentillesse (Editions Jouvence,2016).

[3] – l’Étymologie nous renvoie en Grec antique à sym-patheia et donc à pathos : nous partageons la souffrance d’autrui en éprouvant pour lui de la sympathie. Sympathique est donc moins positif que le premier sens romain de gentil (à avoir « noble »), mais plus que le second qui est chrétien (l’impie)

[4] – Adjectif qui désigne une personne faible et se laissant mener par le bout du nez, s’avérant incapable dire « non ».

[5] Respectivement Roméo et Juliette de Shakespeare, L’écume des jours de Boris Vian, Belle du seigneur d’Albert Cohen.

[6] Incipit.

[7] – « Vivre conformément à la nature » est l’adage stoÏcien par excellence qui consiste à accepter le réel. En Grec ancien : homologoumenon te phusei.

Hélène Waysbord reçue par l’Institut culturel du judaïsme à Lyon

Hélène Waysbord reçue par l’Institut culturel du judaïsme à Lyon

Hélène Waysbord à l’Institut culturel du judaïsme
Dimanche 7 novembre, Hélène Waysbord était l’invitée de l’Institut culturel du judaïsme pour présenter son dernier ouvrage intitulé “La chambre de Léonie” publié par les éditions le Vistemboir.
Henri Fitouchi, directeur de l’Institut, a accueilli les nombreux participants parmi lesquels Dominique Vidaud, Directeur de la Maison des enfants d’Izieu, partenaire de l’évènement.
Le public a suivi, avec attention et grand intérêt, l’échange de la romancière avec Patricia Drai qui a rappelé le parcours personnel et professionnel de la Présidente d’Honneur de la Maison des enfants d’Izieu.
Hélène Waysbord a évoqué l’œuvre de Marcel Proust qui lui a inspiré ce livre, mais aussi son parcours personnel.
Joëlle Vincent, romancière et poétesse, passionnée de l’œuvre de Proust, a livré une chronique juste et sensible sur “La chambre de Léonie”.
Une séance de dédicaces a clôturé cette après-midi conviviale offrant à Hélène Waysbord le plaisir de prolonger les échanges avec un public ravi.

Le Télégramme a craqué pour « Mémé part en vadrouille »

À Vannes, Fiona Lauriol dédicace son livre « 101 ans – Mémé part en vadrouille » à l’espace culturel Leclerc

L’auteur raconte sa série de voyages en camping-car avec sa grand-mère centenaire. Elle sera en dédicace à Vannes samedi 6 novembre à l’espace culturel Leclerc.

Fiona Lauriol et Dominique, sa grand-mère, lors de leur exploration du désert des Bardenas, en Espagne, l’une des étapes de leur voyage en camping-car à Santiago de Compostelle.
Fiona Lauriol et Dominique, sa grand-mère, lors de leur exploration du désert des Bardenas, en Espagne, l’une des étapes de leur voyage en camping-car à Santiago de Compostelle.

En 2017, dans sa 98e année, Dominique Cavanna vit dans un Ehpad en région parisienne. La direction de l’établissement estime qu’il ne lui reste plus beaucoup de jours devant elle. Sa petite-fille, Fiona Lauriol, décide de la retirer de l’Ehpad et de l’accueillir chez elle. Après quelques mois de remise en forme, elle lui propose de l’emmener en camping-car. Le duo fait alors une série de voyages durant trois ans, avec un premier périple merveilleux de 40 jours en France. Les voyageuses parcourent ensuite l’Espagne pendant quatre mois, jusqu’à Compostelle, puis le Portugal, où elles se retrouvent bloquées pendant deux mois en 2020 à cause du confinement. La presque centenaire devient alors rapidement la mascotte du camping. La grand-mère et la petite-fille avaient pour projet de faire un autre voyage, dans la ville natale de Dominique Cavanna en Italie, mais ce vœu n’a pas pu se réaliser. La grand-mère aventurière est en effet décédée à 103 ans. Ce livre est une véritable leçon de vie.

Zone critique met à l’honneur « La Chambre de Léonie » d’Hélène Waysbord aux éditions Le Vistemboir

Hélène Waysbord : une chambre à soi avec Marcel Proust

Henri Matisse, La Chambre rouge

N’importe quel lecteur et admirateur de Proust sait que la plus grande joie que procure la Recherche du temps perdu consiste en une relecture infinie et à en parler avec d’autres lecteurs. Hélène Waysbord nous fait le don de cet échange à travers son délicat ouvrage La chambre de Léonie, écrit en période de confinement – ce détail n’est pas anodin. Il s’agit bien d’une conversation, au cours de laquelle l’auteure tantôt nous offre sa vision de l’œuvre, tantôt se confie sur son existence. Ces deux angles de composition résultent du rapport singulier qu’Hélène Waysbord entretient avec la mémoire, qui l’a inévitablement menée à pénétrer avec abandon et délice dans la prose proustienne.

« Chaque être sans doute reste le corps vibrant porteur des traces  d’origine qui l’ont comblé, seules quelques-unes seront vivifiées. Proust apprend cela si on s’abandonne à lui. » (p. 119 et 120)

Hélène Waysbord et Marcel Proust : un compagnonnage intime

Au début, il y eut une perte
Celle de ses parents, déportés puis assassinés à Auschwitz à l’automne 1942 puis au printemps 1943, années maudites entre toutes. Perte des repères, perte de l’amour donné, perte du Tout par lequel l’enfant s’attache au monde et s’y reflète, sans effort. Acter cette perte, c’est accepter de ne plus recevoir l’image de son propre reflet dans le monde et par conséquent, demeurer démuni. Isolé. Dépossédé. Hanté. Tout cela, Hélène Waysbord l’a été tour à tour, simultanément, invariablement. Habitée par une histoire qui est la sienne et qui lui échappe, qui la plonge dans le désarroi de l’identité dérobée.

Puis, il y eut la vie.
L’enfance recommencée malgré tout, dénuée d’illusions et emplie de l’incertitude des années de guerre, qui finit enfin, objectivement, mais continue d’habiter une subjectivité dorénavant marquée du sceau de l’effroi. Des études en littérature, une thèse de doctorat sur la métaphore dans l’œuvre de Proust, un mariage, l’enseignement, des activités culturelles auprès du gouvernement de François Mitterand, dans les années 1980. En 2013, Hélène Waysbord publie L’Amour sans visage, chez Christian Bourgois, puis Alex ou le porte-drapeau une année plus tard. Le premier est suivi des lettres que son père écrivit depuis le camp où il était interné avant sa déportation et de leur commentaire rétrospectif par sa fille, Hélène Waysbord. Ces deux récits, surgis des profondeurs de l’enfance orpheline, sont bouleversants comme le sont les témoignages qui exposent le vertige des existences rongées par l’indicible. Elle a longtemps présidé l’Association de la maison des enfants d’Izieu, qui fut un asile temporaire pour quarante-quatre enfants juifs de toutes nationalités, finalement déportés en 1944.

En période de confinement inattendu, Hélène Waysbord prend la plume pour examiner la chambre comme kaléidoscope de la vie morcelée, comme bastide clandestine, qui protège et isole en même temps.

Mais l’auteure de La Chambre de Léonie est avant tout une grande lectrice et spécialiste de Proust. Quoi de plus symbolique que de faire l’inventaire des chambres dans la Recherche du temps perdu, quand on a soi-même été une enfant recueillie, cachée entre quatre murs, puis retenue dans les chambres par la douleur, la stupeur, la mélancolie des jours qui passent sans pouvoir éclaircir les heures troubles du passé ? En période de confinement inattendu, de passage en Normandie en mars 2020, Hélène Waysbord prend la plume pour examiner la chambre comme kaléidoscope de la vie morcelée, comme bastide clandestine, qui protège et isole en même temps. Mais la chambre a surtout été, de tout temps, le lieu par excellence de la lecture solitaire, cette activité qui nous prête des vêtements imaginaires « pour jouer en costumes ces rôles où l’on s’apprend soi-même » (p. 17). Pour Hélène Waysbord, le livre reste ce professeur muet, qui nous offre une possibilité de « proximité immédiate » (p. 117) avec un écrivain aujourd’hui disparu, mais si familier grâce à l’œuvre apte à témoigner de sa présence bien plus intimement – et même, charnellement – que n’importe quelle rencontre : « Je me sentis d’emblée concernée par une lecture du monde qui ne livrait pas ses secrets » (p. 73). La lecture de l’œuvre de Marcel Proust a contribué à éclairer le chemin nébuleux des méandres de la tragédie personnelle d’Hélène Waysbord ; à nommer les minuscules pans de lumière reconquise – tels, dans l’œuvre, « le petit pan de mur jaune » et le « rayon de soleil sur le balcon »  – là où n’importe qui d’autre n’aurait rien vu, rien que des ombres, des traces qu’on soupçonne, à moitié effacées, à moitié ignorées.

Dans La Recherche du temps perdu, la chambre de Léonie est la chambre des chambres, le refuge de la tante malade, de la femme prostrée, mais aussi de la rumeur et de l’observation, dans laquelle le narrateur s’abreuve du thé magique qui lui vaudra d’être, des années plus tard, transporté pour la première fois dans le labyrinthe de la mémoire qu’il parcourt dans son œuvre. De la chambre de sa tante Léonie, le narrateur retient le lit, cette matrice et ce sanctuaire de la création dont on sait par l’entremise de Céleste Albaret que Proust lui-même y écrivit l’intégralité de son œuvre :

[…] Léonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion.[1]

Le resserrement du monde de Léonie à la ville, puis aux différents contenants dont le dernier est le lit permet à Proust de colorer ce lit-matrice de toute la palette morale de l’intériorité de celle qui s’y tient. En somme, Combray est la métonymie du lit de tante Léonie, et plus encore, en vient à symboliser toutes les âmes ayant été terrassées par un chagrin incommensurable. Cette petite bourgade triste, résumée par son église un peu morne, résonne de l’écho de toutes les voix fluettes qui n’ont plus la force de se révolter contre le désastre, la perte, l’oubli contre lequel il faut lutter. Mais le lit d’une petite bonne femme qui ânonne seule et dont les paroles évanescentes disparaissent à tout jamais fait place, grâce à la vocation du narrateur, au lit comme métaphore de l’intériorité et de la mémoire. Celui sur lequel s’ouvre le roman tout entier annonce tous les autres, surgis de l’imagination du petit Marcel qui se tourne et se retourne, exaspéré mais déjà à demi assoupi, en pensant au baiser trop court que sa mère a bien voulu venir lui donner quelques instants auparavant, et qu’elle a emporté avec elle en fermant la porte de la chambre. Ce lit où il éprouve sa solitude sera, dans une autre dimension, celui où l’écrivain passa, pelotonné, la plus grande partie de sa vie pour composer l’intégralité de son œuvre, enveloppé dans le nuage opaque et presque irréel de ses fumigations contre l’asthme.

Un inventaire poétique

Composé de courts chapitres permettant d’en faire un bréviaire à consulter par entrées, La Chambre de Léonie revient sur quelques chambres de la vie d’Hélène Waysbord

Composé de courts chapitres permettant d’en faire un bréviaire à consulter par entrées, La Chambre de Léonie revient sur quelques chambres de la vie d’Hélène Waysbord, de la chambre « de satin rose dragée », où l’orpheline de cinq ans fut recueillie après la « disparition » de ses parents, à la « Chambre rouge » de Matisse, qui revêt une importance capitale aux yeux de l’auteure, car cette toile lui permit d’envisager, après une phase particulièrement cruelle d’égarement « empli de menaces », « un monde où vivre » (p. 104 et 105). La description qu’elle en fait après l’avoir découverte au Musée de Lille est un enchantement : en pénétrant dans les tourments de sa mémoire, Hélène Waysbord nous donne aussi accès aux étincelles de beauté que ses yeux ne cessent de percevoir, malgré la perte qui revient, le désarroi qui demeure :

La chambre selon Matisse devenait un lieu total de contemplation, de jouissance silencieuse, sans irruption menaçante du dehors avec l’œil de la Gestapo derrière chaque porte, comme un pistolet pointé. (p. 106)

L’œuvre comme chambre où se lover, où trouver refuge contre les abîmes et la folie, mais également où commencer à écrire ce qui se dérobe quand le péril guette, apparaît évidemment en filigrane dans ces lignes. La chambre de Léonie accomplit un doux va-et-vient entre les souvenirs de la jeune orpheline observatrice que fut – et que restera toujours – Hélène Waysbord, et une réflexion sur la lecture, sur l’enchantement permis par la prose proustienne toute droite sortie non pas d’une mais de nombreuses chambres, c’est-à-dire d’un lit d’homme confiné : successivement au Grand Hôtel de Cabourg, à l’hôtel des Réservoirs à Versailles, à Paris enfin. L’auteure rappelle à quel point Marcel Proust était relégué lui aussi par sa santé fragile et ses poumons délicats à l’espace domestique et intime du lit, et aime à penser que malade ou pas, « chacun se cache » dans sa chambre, dans un espace où dissimuler sa différence, ses désirs et ses chagrins honteux, son corps éprouvé. La chambre comme lieu de confinement et refuge au monde extérieur et à sa brutalité, devient sous la plume d’Hélène Waysbord un espace sacré « au sens ancien, dans [lequel] on ne peut entrer » sans avoir sonné (p. 96).

Le charme de ce livre réside dans la confiance qu’Hélène Waysbord accorde au lecteur, dans le fait de bien vouloir lui confier ses tourments fondateurs

Le motif de la chambre fait la part belle aux dispositifs d’observation mis en place dans La Recherche du temps perdu, le roman des apparences et des mirages, mais surtout de la surveillance, voire, de l’espionnage. Aux dires de Céleste Albaret, Proust ne sortait jamais de chez lui qu’avec « un objectif précis en chasseur d’un détail ou en pèlerin de ses personnages » (p. 80). On imagine aisément Hélène Waysbord, à la poursuite d’un passé impénétrable, d’une enfance volée et inconsolée, en investigatrice infatigable, « en recherche d’un père protecteur et idole, abruptement arraché » (p. 54). On croise sans surprise dans La chambre de Léonie un spectre inversé d’Albertine sous la forme de ce père trop aimé et qui n’aime pas en retour, disparu sans crier gare. Une enfant est déplacée malgré elle d’Argenteuil en banlieue parisienne vers un village lointain, anonyme, et trouve refuge au « café en face de la gare », dans « la chambre de satin rose dragée », « où le romanesque prend son envol », et qu’elle préfère à la salle du bas avec « ses contigüités équivoques » (p. 24). Une jeune femme se marie dans les années 1950 et décrit sa relation à l’auteur de La Recherche du temps perdu comme destinée « à durer bien au-delà de ce qu’[elle aurait] pu croire » (p. 72). Il y a quelque chose de Modiano chez Hélène Waysbord : dans la permanence de l’énigme au cœur de l’existence, mais également dans la douceur infinie qui émane de leurs récits respectifs. L’un et l’autre voguent, au gré de leurs gouffres, sur une mer instable mais protectrice. Leur vie apparaît comme une négociation perpétuelle avec le précipice et la matrice. Ils partagent avec Céleste Albaret, l’inoubliable femme de chambre de Proust, le temps propre au célèbre écrivain : celui-ci n’a plus rien de commun avec le temps des autres, celle de l’horloge parlante ou des gares. Il s’étire inconsidérément, mais surtout, dessine une nouvelle dimension : celle où l’identité et la mémoire se confondent.

Le charme de ce livre réside dans la confiance qu’Hélène Waysbord accorde au lecteur, dans le fait de bien vouloir lui confier ses tourments fondateurs, et de les lui laisser associer avec la grâce rédemptrice des récits proustiens, auxquels elle mêle sa voix, dans une fugue envoûtante et poétique.

  • Hélène Waysbord, La chambre de Léonie, Préface de Jean-Yves Tadié, éditions Le Vistemboir, Paris, 2021.

Fanny Arama

[1] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, coll. « Folio », édition présentée et annotée par Antoine Compagnon, 1988, p. 48 (je souligne).

Session de jeu coquinou autour d’un petit-déjeuner INNOOO le 18 novembre à 10h

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INNOOO a le plaisir de vous inviter à une session de jeu Coquinou autour
d’un petit déjeuner:
Avec Luc Rubiello Président fondateur d’INNOOO et Dominique Jaquet DSI
de l’APEC Vice-Président d’INNOOO et des membres de l’association:
Le jeudi 18 novembre 2021 à 10h
Au Cercle militaire 8 place Saint-Augustin Paris 8ème:
Pass sanitaire scanné à l’entrée du Cercle et jean proscrit pour les
hommes
Lors de cette partie de jeu Coquinou entre les participants, chacun
améliorera ses Bonnes pratiques internet et échangera sur l’indépendance
internet de la France dans un monde sans GAFAM
A propos d’INNOOO : l’association est reconnue d’intérêt général et
milite pour un internet français et sans publicité reposant sur des
outils conçus, hébergés et maintenus en France :
    un multimoteur de recherche ouvert retournant les réponses les plus
pertinentes sans publicité,
    les Actualités du jour garanties sans « fake news »,
    un moteur d’images pour des recherches mettant l’accent sur la
sérendipité (capacité de faire une découverte par hasard),
    un réseau social acentré (sans système centralisé), libre et modéré,
    des actions de sensibilisation aux bons réflexes internet : jeu de
cartes pédagogiques Coquinou, tutoriels gratuits, conférences dans les
lycées, entreprises et universités.
Plus d’information: www.innooo.fr
Un événement Balustrade * RSVP par sms au 06 84 36 31 85
Informations presse : guilaine_depis@yahoo.com

Un superbe article de l’écrivain Marie Desjardins sur « La Chambre de Léonie » dans La Métropole

 

Du côté de l’expérience Proust

Marie Desjardins

C’est un voyage intérieur que propose Hélène Waysbord avec La chambre de Léonie, paru aux éditions Le Vistemboir : un essai tenant du récit, un récit tenant de l’essai, une réflexion psychologique et philosophique, un ouvrage biographique ajoutant à la connaissance de l’auteur d’À la recherche du temps perdu, Marcel Proust. Biographie, en effet, en ce que la biographie est une famille, un ensemble. Dans cette perspective, elle devrait s’écrire avec la majuscule, toutes les biographies, avec une minuscule, étant ses constituants, autant de prismes du kaléidoscope.

La biographie est un genre, si l’on peut dire, car comment atteindre à la vérité du personnage (ce que recommandait André Maurois lui-même) ? Le chemin le plus sûr est sans doute celui de sa propre vérité. Or c’est celui qu’emprunte Hélène Waysbord, conseillère de François Mitterand dans les années quatre-vingt pour les Grands projets. C’est en exposant son sentiment, son expérience, du grand écrivain qu’elle parvient à en fournir un éclairage peut-être pas nouveau, mais personnel et par conséquent unique. Tous les livres sur l’analyse d’une figure sont utiles, fussent-ils littéraires ou non. La recherche ne s’achève jamais. Aussi ne peut-on pas se surprendre d’une énième parution sur Proust, en l’occurrence. Chaque pierre participe à l’édification de la connaissance.

Tout lecteur de Proust, même d’une infime partie de son œuvre, s’il est fasciné par le personnage, yeux sombres, élégant, énigmatique, camélia à la boutonnière, presque mystique dans sa démarche, trouvera donc son compte dans cet essai, ne serait-ce que pour un détail… celui que rapporte Waysbord, par exemple, au sujet de la voix exceptionnelle du créateur de Swann, en citant ce que Cocteau en dit : « Cette voix n’arrivait pas de la gorge, mais des centres elle avait un lointain inouï. »  Le détail est fondamental au tableau, et chaque témoin d’un détail participe à la Biographie. Ainsi, entre autres, Benoist-Méchin relatant sa visite à Proust en 1922, et rappelant le souvenir de ce regard abyssal, brillant littéralement dans la pénombre, surgissant du visage cireux, Proust mourut quelques jours après sa rencontre avec ce jeune intellectuel brillant, collaborateur condamné puis gracié, grand biographe. Waysford et Benoist-Méchin, diamétralement opposés, ont néanmoins dans leur cheminement vers Proust un point commun : ils lui ont consacré une thèse.

La démarche de Waysford est claire : « Comment, se demande-t-elle, faire de Proust mon mystérieux correspondant, personnage et guide à la fois dans mon entreprise audacieuse, sans doute impossible, d’une présence retrouvée ? » Les parents d’Hélène Waysford, juifs, ont été déportés à Auschwitz. Depuis elle n’a jamais cessé d’être à la recherche du temps perdu. La fréquentation de Proust, cet être confiné, devenu orphelin, d’une extrême sensibilité, d’origine juive également, cette pure affinité élective entraîne au moins Waysford sur la voie de l’apaisement. Dans son esprit, le disparu toujours vivant fait œuvre étrange de consolation, un frère dans l’au-delà. C’est l’angle de La chambre de Léonie. Et aussi celui de la genèse de l’œuvre ; « les “écrans” proustiens, qui jalonnent le récit, précise-t-elle, la chambre de Léonie, celle de Vinteuil, ou la cour de l’immeuble du narrateur, sont constitués selon un dispositif identique : cadrage, espionnage, dissimulation. ». Affirmation qu’elle nuance elle-même, englobant dès lors tous les possibles : « Il est tant de façons de lire Proust. »

Par la première phrase, par exemple : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Si connue, tellement citée… C’est, selon Waysford, « la phrase la plus simple et la plus décantée. […] D’emblée le lieu est privilégié est posé, le lit nocturne, centre du monde à venir. […] Une première phrase qui est le miroir de réfraction où se projettent les nombreuses pages de la Recherche. N’importe qui aurait pu la dire, chacun peut se l’attribuer vu sa simplicité, mais écrire le roman qui suit était réservé à un seul, un grand malade couché, la vie la plus singulière qui soit. »

Cette réflexion si juste est une autre définition de Proust qui étoffe sa Biographie. Celle-là est de Waysford qui, comme son sujet, a accédé à l’écriture par la souffrance, la remise en question, l’affirmation, enfin, à la faveur… d’une pandémie des temps modernes. Son ouvrage est d’actualité, on y lit quelques remarques délicieuses au sujet « d’un minuscule virus » ; comme celle-ci : « le mot confinement, répété à longueur de journée sur les ondes et dans les journaux, avait remplacé la moitié du lexique… » C’est par conséquent lorsqu’elle se retrouve enfermée, comme Proust, que Waysford se met à la rédaction de son expérience avec lui, livrant du coup une foule d’anecdotes éclairant son sujet, bien sûr, mais aussi le parcours général du biographe, dont ses frustrations. Dans le cas de Waysford, l’impossibilité de mettre la main, lors d’une vente à Drouot, sur une lettre capitale de Proust écrite le 18 août 1902 dans laquelle elle comprit que, « dix ans avant la chambre de liège et le retrait, son choix [était] déterminé en tous ses aspects. ». Elle rapporte par ailleurs des joies occasionnelles du biographe à la parution inattendue, notamment, de fragments de nouvelles de jeunesse, dans lesquels la vocation et l’orientation de l’écrivain sont clairement établies.

« J’essaie de suivre l’itinéraire de Proust dans la recherche de son identité profonde. Je retrouve donc ainsi des fragments éclatés de ma propre identité », déclare-t-elle dans une interview lors du festival de Cabourg, en octobre dernier. Un long travail, long d’une vie, personnel, à même le déchirement et la cruauté d’une époque ; « le trou noir de l’arrachement », écrit-elle. Tout ceci a conduit Hélène Waysford à formuler cette conclusion sur Proust, en soi un morceau d’anthologie de réelle critique littéraire, synthétique, exact et limpide : « Chaque être sans doute reste le corps vibrant porteur des traces d’origine qui l’ont comblé, seules quelques-unes seront revivifiées. Proust apprend cela si l’on s’abandonne à lui. »

Quel amour. Quelle leçon de lecture. Comment résister à citer intégralement l’explication que donne Waysford de la méthode de Proust en ce qui concerne ces « traces d’origine » ? Explication qui résume impeccablement cette méthode. « Il n’est pas question de mémoire, il s’agit d’une navigation sans boussole dans l’épaisseur du temps où le passé coexiste avec le présent. Le corps parle tel un épiderme mémoriel où les sensations ont tracé leur sillon. Des moments rares qu’on ne commande pas à volonté, mais qu’il convient de recevoir comme une grâce et un travail. L’intelligence de Proust s’est consacrée à élucider ces instants de temps à l’état pur, arrachés aux contingences du moment, à toute la chronologie de ce qui serait déjà joué. Des images instantanées de l’éternité. »

Il n’y a plus un mot à dire, sinon que le livre qu’on tient dans les mains est par ailleurs très esthétique, tant par son format original, 18 x 18, que par sa couverture très réussie.

Hélène Waysbord, La chambre de Léonie, Préface de Jean-Yves Tadié, Éditions Le Vistemboir, Caen, 2021, 125 pages.