Ancien conseiller de Gorbatchev, Christian Mégrelis a vécu la chute de l’URSS, qu’il analyse dans un ouvrage Le naufrage de l’Union soviétique (Transcontinental d’éditions, 2020). Dans un long entretien nous revenons ensemble sur l’effondrement de l’Union soviétique, qui aura marqué l’histoire de la fin du XXe siècle, et il propose une analyse la stratégie de Vladimir Poutine, qui a envahi l’Ukraine, le 24 février 2021.
Marc Alpozzo : Votre ouvrage, Le naufrage de l’Union soviétique (Transcontinental d’éditions, 2020) raconte la déconfiture de l’U.R.S.S., de la chute du mur de Berlin jusqu’à l’annonce de sa dissolution le 26 décembre 1991, par Mikhaïl Gorbatchev, dont vous avez été le conseiller. Alors, pourquoi ce livre ? Et pourquoi aujourd’hui ?
Christian Mégrelis : J’ai vécu une parenthèse surprenante de l’histoire universelle. Au bon endroit, au bon moment avec les maîtres du jeu. Quand le Kremlin, par la voix de Valentin Pavlov, Premier Ministre de Mikhail Gorbatchev, m’a proposé de participer à la fête, je me suis gardé de réfléchir. J’ai profondément cru en eux et leur ai donné toute ma passion et toutes mes compétences : qui aurait pu en profiter plus qu’eux qui se voyaient investis de la tâche gigantesque de remettre un géant géopolitique dans l’axe de la liberté et du progrès ?
Mais c’était déjà trop tard ! Les « forces du mal », comme dit le Patriarche de Moscou Kiril, travaillaient à la destruction des fragiles fondations en cours de construction. Les imbéciles du KGB se sont mêlés de faire un coup d’état et, comme tout ce que ce service organise, cela a tourné au détriment de l’URSS abolie par trois soiffards primaires dans une datcha d’Ukraine après une nuit de libations. Peut-on imaginer fin plus ridicule pour un des plus grands empires du monde ? On pense à la fin de celui d’Alexandre le Grand, premier génie global, disséqué par ses diadoques dès sa mort à Babylone et source de guerres interminables clôturées par la naissance d’un nouvel empire : Rome. Miracle quand même, et preuve du mépris du peuple pour le communisme : tout cela s’est déroulé sans faire la moindre victime, à part le Ministre de l’Intérieur et sa femme qui se sont suicidés par peur des représailles.
Bref l’exploit de Boris Eltsine, une mise à mort de l’URSS à la tronçonneuse, a cassé le sage processus de démocratisation et de libéralisation mis en œuvre par Mikhail Gorbatchev pour le remplacer par une anarchie économique et une incertitude politique qui ont préparé la voie à l’entrée de la Russie dans ce monde à la « 1984 » qui est le sien aujourd’hui.
Devant les dérapages poutiniens et la mise à sac de leur patrie par les brigands de grand chemin qu’ont été les « oligarques » avec la complicité intéressée des poutiniens, j ’ai éprouvé le besoin de laisser mon témoignage sur ce que j’ai vécu pendant la fin de la période Gorbatchévienne et les vingt premières années de la Russie nouvelle : les dix ans de Eltsine et les dix premières années de Poutine. Période que les historiens du futur classeront sans nul doute comme la plus heureuse de toute l’histoire de la Russie et qui a été pour moi la plus excitante de ma vie.
M. A. : Vous avez vécu les derniers moments de l’Union soviétique. Comment expliquez-vous le basculement, largement favorisé par le président des États-Unis d’alors, Ronald Reagan ? Si Mikhaïl Gorbatchev passe pour un héros chez nous, en Occident, ce n’est pas le cas en Russie actuellement, n’est-ce pas ?
C. M. : Le basculement s’explique par la lassitude de la population soviétique qui ne voit pas d’amélioration dans son pouvoir d’achat et perd tout espoir de rattraper le niveau de vie occidental. Il est dominé par la dépolitisation des élites et surtout des grandes familles dirigeantes qui sont devenues des agnostiques du marxisme -léninisme et ne cherchent qu’à jouir de leurs privilèges. Mais l’accaparement des richesses du pays ne se fait que sur une toute petite échelle et les jeunes dirigeants des Komsomols (jeunesses communistes) rêvent de grandes aventures financières qui nécessitent une libéralisation complète du pays. Le Président Gorbatchev est en phase avec ces désillusions et ces espoirs et met en place un plan de privatisation des activités économiques avec la coopération de l’Académie des Sciences section Economie. Sous la houlette de Vladislav Chataline nous concevons un programme qui doit permettre des privatisations sans accaparement, en laissant au personnel de chaque entreprise un droit de regard sur la gestion de la firme, à la manière allemande. Nous prévoyons également l’entrée de firmes étrangères dans les sociétés privatisées avec des engagements de transferts de know how et de management skills. Enfin nous mettons en place une méthodologie des financements structurels qui devrait permettre la création d’un marché de la dette et des equities. En effet la privatisation, en coupant la relation organique de la firme avec l’administration, supprime le recours permanent aux financements publics.
Le « Plan des 500 jours » adopté, la mise en route commence avec la distribution des « vouchers » aux personnels des firmes à privatiser.
C’est à ce moment là que le putsch du KGB paralyse Mikhaïl Gorbatchev. Le Plan est mis dans un tiroir d’où il ne ressortira jamais. La CIA délègue l’économiste Jeffrey Sachs qui aurait, disait-on, redressé la Bolivie et qui impose sa « thérapie de choc » de privatisations accélérées. Un nuage de dirigeants de Komsomol fond sur les industries exportatrices et rachète en un clin d’œil les « vouchers » aux personnels tout en créant les fameuse « Pocket Banks » qui lèvent les fonds auprès de la Gosbank, la Banque centrale de l’URSS. La suite, c’est le plus grand pillage de l’histoire d’un empire par ses privilégiés. J’estime que plus de 2 000 milliards € ont été exportés et privatisés dans des banques offshores. Les nouveaux Grands Ducs sont arrivés.
Pour tout rejeter sur Mikhail Gorbatchev, on a crié qu’il avait démantelé l’URSS alors que son projet était au contraire de la régénérer en lui conservant son intégration économique. Cette accusation a suffi pour qu’il soit jeté dans les poubelles de l’histoire sans jugement aucun. Comme il a choisi de se taire et que les absents ont toujours tort, sa statue a été dévissée et il faudra des siècles avant que la vérité refasse surface.
En réalité, la fin de l’URSS a été signée par les Premiers secrétaires des PC de Belarus, Ukraine et Russie sans aucune consultation, en déchirant le traité de 1922 qui l’avait créée.
M. A. : Vladimir Poutine a déclaré : « Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, celui qui souhaite son retour n’a pas de tête ». Diriez-vous qu’il est l’héritier de l’Union soviétique ?
C. M. : C’est bien ce qui prouve que Mr Poutine n’a plus toute sa tête ! L’âge lui fait regretter le « bon vieux temps » où l’URSS cochait pour la place de seconde grande puissance de la planète. Hélas trente ans sont passés et l’arsenal de la terreur a mal vieilli. Il faudrait un maître à la manière de Kim de Corée du Nord pour forcer l’industrie de défense à se défoncer, ce qui n’est plus le cas. La reconstitution de l’URSS est mal partie malgré le dépeçage de la Géorgie, la soumission sans conditions de la Belarus et le domptage éclair du Kazakhstan en janvier dernier. La méthode « à la tchèque » ou « à la hongroise » employée en Ukraine ne fonctionne pas non plus grâce à l’aide militaire européenne qui avait cruellement manqué à ces deux pays « satellites de l’URSS ».
L’Union soviétique était l’héritière de Yalta signé par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Elle était donc intouchable dans son pré carré. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, la Russie étant sortie de Yalta en donnant l’indépendance à ses provinces et états autonomes qu’elle essaye de récupérer par la menace et la force.
M. A. : Dans un article intitulé « Renaissance », (Deuxième partie de l’ouvrage) vous parlez du début de la présidence de Poutine. Vous dites que « la population voit enfin une amélioration de son sort », qu’au Kremlin « le népotisme ne fonctionne plus », que « la corruption, maladie endémique de ce pays depuis la nuit des temps, est enfin combattue ». Vous rajoutez qu’on est loin de l’opération « Mains propres » en Italie, mais « les progrès sont notables et le mouvement lancé ». Diriez-vous donc, que Poutine a été une chance pour la Russie ? Et pourquoi avons-nous tant diabolisé le locataire du Kremlin, en Occident, en le faisant passer pour un dictateur, si les progrès étaient si conséquents que cela ?
C. M. : Vladimir Poutine, tel que je l’ai connu, était un fonctionnaire falot emporté par le grand vent de liberté qui avait saisi les pays de l’ex URSS en 1992. Sa carrière au Kremlin dans l’ombre de Eltsine a été météorique car il en avait fait un peu son fils adoptif et ne lui refusait rien. La facilité avec laquelle il a obtenu la direction du FSB, ex KGB, est proverbiale (cadeau d’anniversaire…). Les ministres « évolués » se sont succédés à grande vitesse, mais aucun ne pouvait plaire à Eltsine car ils étaient pour la plupart d’anciens technocrates Gorbatchéviens (Guaidar, Tchoubais) Comme la liberté économique s’était terminée dans la licence, les « technos » n’avaient aucun appui populaire car on les accusait d’avoir nourri les oligarques en leur mettant l’économie soviétique dans la gueule. Et de fait, les fuites de capitaux de l’époque de la « thérapie de choc » de Jeffrey Sachs ont privé les grandes firmes des ressources nécessaires pour se rénover et développer de nouvelles technologies et de nouveaux produits. (plus de 2000 milliards $). Le plus grand pillage d’un pays par ses propres citoyens ! Toléré par Eltsine et favorisé par les « technos ». Tout le monde était au courant, mais, comme les choses marchaient bien, chacun en tirait quelque profit et le niveau de vie s’améliorait rapidement. Ce fut l’époque durant laquelle le peuple russe commença à devenir consumériste et heureux de l’être. Par ailleurs je confirme la lutte contre la corruption, dont l’arrestation de Khodorkovski a été l’illustration et contre le népotisme, vice héréditaire du communisme qui avait fabriqué les « oligarques ». D’où mon titre « Renaissance ».
Seul Poutine avait su garder ce parfum d’antimite des armoires soviétiques qu’on ne voulait plus rouvrir. Il était donc logique qu’il soit choisi en dernier ressort. Le « libéralisme » avait montré ses limites avec les « robber- barons » ! La grande différence avec leurs ancêtres américains est qu’ils pillaient leur pays alors que les autres construisaient la forteresse industrielle américaine.
L’étape suivante, c’était le retour au dirigisme. Aujourd’hui, la réponse aux sanctions, c’est la renationalisation de jure ou de facto de la grande industrie et de la grande banque.
La chance de la Russie, ce fût les frères ennemis Gorbatchev et Eltsine. Les graines semées par l’un et l’autre ont été négligées par l’héritier Poutine totalement ignorant en matière d’économie et dont le seul but a été, la première décennie passée, de prolonger son pouvoir par tous les moyens, d’abord le pouvoir absolu et aujourd’hui la guerre.
M. A. : Je reviens sur le « naufrage de l’U.R.S.S. », comme vous le nommez. Vous l’expliquez en grande partie à cause de « la machine à s’autodétruire » qu’était la dictature du prolétariat, du Goulag, qui était, dites-vous, « un rouage essentiel de l’économie » et on allait chercher ses pensionnaires, « intoxiqués par la propagande », vous écrivez, « jusqu’au sommet de la hiérarchie du savoir ». Aussi, parce que les « périodes de paix et de tolérance » étaient des périodes de « stagnation ». C’est en tout cas ainsi que le voyait Mikhaïl Gorbatchev. Comment expliquez-vous cela ? Ça peut paraître assez étonnant pour nous, d’autant que l’on n’imagine pas Gorbatchev penser ainsi.
C. M. : C’est beaucoup plus compliqué que cela. La machine à s’autodétruire c’était la Nomenklatura, une bande de familles égoïstes et cyniques qui ne voyaient du pouvoir que les privilèges qu’il leur octroyait et méprisaient les autres. Sous le couvert, évidemment de la logomachie marxiste- léniniste revue par Staline. Le premier à prendre conscience de la fin programmée du communisme a été Beria, vite assassiné, et, plus tard, Andropov, trop malade pour gouverner, qui a été le mentor de Gorbatchev. Contrairement à ce tout le monde pense, la libération des citoyens soviétique a été initiée par Léonid Brejnev, dirigeant renié par ses successeurs mais qui a été le premier à dégonfler le Goulag et à équiper l’industrie soviétique. Toutes les usines que j’ai été amené à rénover dans les années 2000 avaient été construites sous Brejnev. Tous les anciens ingénieurs que je rencontrais dans les années 90-2000 ne cessaient de se vanter d’avoir travaillé à la renaissance de l’industrie soviétique sous la houlette de Brejnev dont la mauvaise réputation a été établie définitivement le jour de l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie. Par la suite, Gorbatchev a décidé de renommer cette période « l’ère de la stagnation », ce qui est historiquement faux.
Gorbatchev n’a pas pu poursuivre l’industrialisation de l’URSS pour la bonne raison que les crises du pétrole et des matières premières ont tari les prêts occidentaux qui avaient permis à Brejnev d’acheter ses usines à l’étranger (USA Japon, Allemagne, France et Italie). En outre, il ne pouvait attirer les investissements étrangers tant que le système communiste survivait. CQFD ! l’URSS devait donc devenir la CEI (Communauté des Etats Indépendants) la référence communiste effacée, la libre entreprise proclamée. Et il était essentiel que le monde sache ce qui se passait en URSS et y participe avec bienveillance. J’en sais quelque chose, ayant moi-même et ma société été sélectionnés pour promouvoir la « perestroïka économique » auprès des milieux d’affaires occidentaux. Et organiser le « Club de Moscou » pour les plus grands groupes mondiaux.
M. A. : Vous dites que « le naufrage de l’U.R.S.S. a clôturé l’épisode européen de l’histoire universelle ». Que voulez-vous dire exactement ?
C. M. : La libération des pays « satellites » de l’URSS a redonné à l’Europe une géographie plus familière. Leur intégration à l’Union Européenne a suscité de faux espoirs. Le recul vers l’est a rendu la Russie plus asiatique et moins européenne. Le bon élève de l’URSS, la Chine, a réussi à marier totalitarisme politique et liberté économique pour devenir la deuxième puissance mondiale, rôle longtemps réservé à l’URSS. Après l’agression de l’Ukraine, la Russie, rejetée par l’Ouest, va se ranger sous la direction chinoise. Le reste de l’Europe est condamné à subir la tutelle américaine pendant le prochain siècle, pour le meilleur comme pour le pire. Privée de ses empires, l’Europe, divisée en une multitude d’Etats, n’a plus qu’un statut régional et sort de l’histoire.
M. A. : Dernière question : Poutine a récemment déclaré la guerre à l’Ukraine (24 février 2022). Certains le disent fous, d’autres prétendent que son ambition est hégémonique, et qu’il rêve de reconstruire le grand Empire soviétique, dont l’effondrement fut vécu par lui et les Russes, comme une grande humiliation. Qu’en est-il réellement ?
C. M. : La pensée de Poutine a un sinistre précédent : celle d’Hitler qui s’était fixé l’objectif de réunir tous les peuples germaniques sous la houlette de Berlin. Les coups de griffe géorgiens et tchétchène n’ont pas d’autres explications. L’annexion de la Crimée relève par contre d’un autre paradigme : l’histoire (la Crimée a, jusqu’en 1945, été peuplée par les tatars). C’est la reconstitution de la « Nouvelle Russie « de la Grande Catherine dont participera la prochaine prise d’Odessa, capitale de cette entité fantôme mais dont le premier gouverneur a été français : le duc de Richelieu, éphémère premier ministre de Louis XVIII. Si l’invasion de l’Ukraine est la copie conforme de l’invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler, nous pouvons être fiers qu’il n’y ait pas eu de « Munich », les Européens ayant décidé d’aider Kiev. Cette réaction exemplaire nous épargnera sans doute les erreurs qui ont provoqué la seconde guerre mondiale. Avec le Donbass, la Crimée et la « Nouvelle Russie », Poutine pourra se vanter d’avoir imposer ses vues à l’Europe mais continuera de craindre une intervention musclée s’il veut aller plus loin. En outre ses moyens militaires et ses tropes sont dans un état qui ne lui permet pas d’aller plus loin avant longtemps. (L’URSS avait déployé 500 000 hommes pour envahir la Tchécoslovaquie. Ici 150 000, ce qui montre la réduction de la puissance militaire de la Russie). Ce qui se révèle aujourd’hui, c’est la fanatisation délibérée de la population russe dans le déni total de la responsabilité de la guerre d’Ukraine et un fort sentiment anti européen et anti américain qui risque d’avoir, un jour, des conséquences très désagréables. Pour un grand nombre, la fin de l’URSS est comme la fin de la troisième guerre mondiale perdue par l’URSS sans avoir tiré un coup de feu….
Propos recueillis par Marc Alpozzo
Christian Mégrelis, Le naufrage de l’Union soviétique – choses vues, 2020, Transcontinentale d’éditions, 261 pages.
Christian Mégrelis, X, HEC, Sciences Po, est chef d’entreprise, essayiste et écrivain. Après quelques années au ministère de la Défense, il s’est orienté vers les marchés internationaux en 1970 et son groupe est installé en Russie depuis 1989. Il a été le conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, et il est l’auteur de plusieurs ouvrages publiés aux États-Unis, en France et en Asie sur la géopolitique, les relations internationales et le christianisme.
Propos recueillis par Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres