Entretien sur la littérature et le Mal avec Dana Ziyasheva

La littérature et le Mal : entretien avec Dana Ziyasheva

Nous sommes peut-être à l’aube de la Troisième Guerre mondiale. Tous les indicateurs sont au rouge. On accuse même Emmanuel Macron dans les rangs de l’opposition de vouloir que la France entre en guerre avec la Russie.

Dana Ziyasheva (DR)

Après le thème de la consommation et du bien-être, celui de la mondialisation heureuse, celui de la paix perpétuelle entre les peuples, peut-être sommes-nous en train de faire face désormais à deux nouveaux thèmes pour le monde : la guerre et le mal ? C’était donc l’occasion de réfléchir à la littérature et le Mal, avec Dana Ziyasheva qui a un parcours hors-norme.
Née au Kazakhstan, où elle a passé toute sa jeunesse, elle a connu l’Union soviétique, a ensuite été journaliste dans des zones sensibles puis diplomate à l’UNESCO. Cela l’a amenée à vivre en Corée du Nord, en Irak et en Amérique centrale. Aujourd’hui, Dana Ziyasheva est basée à Los Angeles. Elle y écrit et corrige des scénarios pour les géants du cinéma et les grandes plateformes de vidéo à la demande. Rencontre.

Votre roman Choc s’intéresse à la question du Mal, qui est dans la philosophie comme dans la théologie le point de départ de toute réflexion. Diriez-vous, comme Hobbes que l’homme est un loup pour l’homme, ou rajouteriez-vous comme Spinoza qu’il est aussi un Dieu pour l’homme ? Pour vous avoir lu, et longuement conversé avec vous, je sais que votre expérience de l’humain vous amène à avoir un regard assez pessimiste sur le potentiel destructeur de l’homme. Comment vous l’expliquez-vous ?

Dana Ziyasheva : Pour répondre à votre question de manière significative, permettez-moi de vous emmener dans mon système de coordonnées culturelles. La civilisation nomade ne stigmatise pas les loups, bien au contraire : un mythe de genèse des proto-Turcs retrace leur origine à l’union d’une princesse trop belle pour épouser un homme et d’un grand loup bleu.
Pour nous, le loup est un totem, très loin de l’agent de destruction qu’il représente dans l’imaginaire occidental (Le Petit Chaperon RougeLes Trois Petits Cochons) ou du symbole de prédation en philosophie. Alors que le Kazakhstan régule la population des loups par la chasse sous licence, il les reconnaît également comme partie importante de l’écosystème. C’est peut-être pourquoi la population des loups au Kazakhstan est 15 fois plus importante qu’en France : plus de 15 000 contre 1 104 selon le recensement de 2023.

Selon la légende familiale, l’une de mes grandes tantes maternelles aurait tué un loup à mains nues. Pendant la collectivisation dans les années 1920, sa famille fuyait vers la Sibérie pour échapper à la dékoulakisation meurtrière, une politique soviétique de persécution visant les paysans aisés. Sur leur chemin à travers une forêt en hiver, ils ont été attaqués par une meute de loups. Elle aurait alors enroulé un épais châle en laine autour de sa main, et lorsque le loup a sauté sur elle, elle lui aurait enfoncé son poing dans la gorge et fait éclater ses mâchoires en morceaux. On pourrait soutenir que dans cette histoire, les vrais loups Hobbesiens étaient les Bolcheviks, mais ici, encore une fois, permettez-moi de contextualiser.

Alors que certaines branches de ma famille, issues à la fois de paysans et de religieux, observaient la Révolution rouge avec méfiance, d’autres, désavantagées par le système féodal, ont embrassé les idées de justice sociale et d’égalitarisme qui déferlaient alors sur toute l’Eurasie.

Mon grand-père paternel a pris les armes à 17 ans et combattu aux côtés du légendaire commandant Chapayev contre l’Armée blanche lors de la Guerre civile russe. Mon grand-père maternel, issu d’une famille de bergers, est devenu président du Comité d’État de planification du Kazakhstan pendant la Seconde Guerre mondiale, et le premier Kazakh à obtenir un doctorat en sciences économiques. En 1995, je suis devenu la première ressortissante du Kazakhstan indépendant à rejoindre les Nations unies.

Cet opportunisme historique découle du concept de Peuple Éternel, profondément ancré dans la conscience collective kazakhe. Nos ancêtres nomades, les proto-Turcs, se désignaient eux-mêmes comme le Peuple Éternel, МӘҢГІЛІК ЕЛ. Tout comme le « Peuple Élu » de la Bible hébraïque ou le concept de « Peuple de Dieu » dans le christianisme orthodoxe oriental, le « Peuple Éternel » va bien au-delà d’une croyance. C’est un principe directeur transmis par nos ancêtres : « Le peuple doit perdurer ». Dans mon long-métrage dystopique Greatland, un personnage rusé et au grand sens de l’Etat, nommé Clerk, explique à son fils : « La mission des clercs est très importante. Nous veillons à ce que Greatland ne disparaisse jamais, quoi qu’il arrive. » Avant l’avènement de l’Islam au VIIIe siècle, les nomades de la steppe adoraient le Ciel (dans ce sens, ils étaient proches du panthéisme de Spinoza). Il n’y avait pas de pacte avec Dieu, pas d’espoir d’une intervention divine. Pour assurer leur pérennité dans un monde en perpétuel changement, les Kazakhs étaient guidés par la realpolitik plutôt que par la dichotomie du Bien et du Mal.

J’ai grandi dans la République soviétique socialiste kazakhe, où les manuels scolaires russes ne faisaient aucune mention de la lignée historique qui reliait Attila, la reine Tomyris ou Gengis Khan aux Kazakhs. Témoin direct de l’effondrement de l’empire soviétique et devenue nouvelle citoyenne du Kazakhstan indépendant à l’âge de 19 ans, je suis pleinement consciente de l’amplitude du pendule de l’histoire et de la manière dont le passé influe sur le présent dans la psyché d’une nation.

Tout comme mes ancêtres, je suis convaincue que nulle entité menaçante n’est fondamentalement mauvaise ; toute action est mue par une nécessité. Si cette nécessité contrarie mon intégrité, il me faut y faire face. Sinon, laissons-la suivre son cours. Dans les deux cas, je m’applique à déchiffrer son fonctionnement, privilégiant la physique à la métaphysique. Avec les loups, c’est une compréhension que leurs mâchoires aux crocs acérés représentent leur atout le plus redoutable, mais qui, neutralisées, deviennent leur point faible, facile à briser. Quant aux humains, c’est leur psychologie qui est en jeu. Mon roman Choc porte l’empreinte de cette approche existentialiste. J’y explore les raisons qui ont conduit François Levebvre, jeune idéaliste français, à devenir le « mercenaire-cannibale ». J’assume le rôle de son avocat devant l’éternité, car je le plains.

Votre roman Choc vous a été inspirée par un fait divers. Pouvez-vous nous dire lequel et pourquoi il a retenu votre attention ?

Mariée à un Français, mère d’un petit garçon, j’assimilais encore la mort de mon père. Je m’étais abonnée à Maximal dans le but de mieux comprendre la mentalité masculine dans son expression la plus simple. Dans un numéro de 2003, j’ai relevé un entrefilet sur un mercenaire français qui avait été pris en train de manger des soldats capturés dans les jungles du Myanmar et qui s’était suicidé quelques années plus tard. Le suicide trahissait le remords. Signifiait la souffrance. Mais qui était vraiment le mercenaire-cannibale de Maximal ?

Cette ébauche d’histoire est devenue une obsession, puis une quête de sept ans à travers le monde, infiltrant le milieu des mercenaires et du FN en France, traversant clandestinement la frontière du Myanmar depuis la Thaïlande déguisée en réfugiée Karen, descendant dans des bunkers en Bosnie, pénétrant dans une prison et la résidence présidentielle aux Comores. Enceinte de sept mois, je traquais un ex-agent de la DGSE à travers l’Irlande. J’ai passé toute la nuit à attendre d’être tuée dans un motel en Croatie. Je ne peux pas expliquer rationnellement mon acharnement. Tout ce que je sais, c’est que j’ai trouvé un héros à ma mesure.

Le héros de votre roman nous entraîne de par le monde. Qu’elle est la frontière entre l’imaginaire et le réel que vous vous êtes autorisée ?

J’ai d’abord essayé d’écrire à partir de mon imagination, en m’appuyant sur mes expériences en Thaïlande et en Irak. Je me suis cependant très vite heurtée à un mur et ai alors décidé d’aller vivre les mêmes aventures que mon personnage.

La partie principale du roman a été écrite en Chine, où j’étais stationnée en tant que Conseiller de l’UNESCO pour la Communication et l’Information en Asie de l’Est. A cette époque, je passais tout mon temps libre dans le Bunker, un appartement que j’avais loué dans le but d’écrire le livre. J’avais tapissé les murs de photos et de cartes des champs de bataille collectées lors de mes voyages. C’était une expérience vertigineuse : le jour, vivre intensément la prise d’un village de Bosnie, ou la descente sur les Comores des mercenaires de Bob Denard, puis le soir, en rentrant chez moi, être éjectée de tous ces mondes lointains et me retrouver dans la mégalopole chinoise bouillonnante. J’ai même vécu une expérience de hors-corps lorsque j’ai rêvé le rêve de François, décrit dans le chapitre « Paris, décembre 1999 ».

Le cannibalisme était un sujet tabou dans le milieu des mercenaires en France, et je n’avais tout simplement pas le cœur à questionner les guérilleros karens à ce sujet. Il a donc fallu que je reconstitue cette scène déterminante en faisant appel à mon bon sens : « Après une enfance passée à tordre le cou des poulets et des chèvres avant de déjeuner, le tri d’un corps humain ne présente de difficulté que du point de vue du volume… »

Vous y abordez la question du mercenariat, allez disons-le, qui est, avec la prostitution, le plus vieux métier du monde. Je crois savoir que les mercenaires sont motivés par l’appât du gain, mais aussi, nous en avons longuement parlé, non par le sacrifice patriotique, mais par le désir de tuer leurs semblables. Je vous avoue n’avoir pas été tout à fait surpris, lorsque vous m’avez expliqué cela hors micros, puisqu’un grand reporter du Figaro, qui a couvert de nombreuses guerres, m’a rapporté étrangement le même témoignage, m’expliquant que ces mercenaires auraient pu gagner bien plus d’argent dans le civil, si j’ose dire, mais qu’ils préféraient faire la guerre par goût de la mort qu’ils administrent à l’autre. Votre éclairage sur le sujet ?

Pour être honnête, lorsque la guerre en Ukraine a éclaté et ouvert les vannes à un torrent d’images de combats non filtrées sur Telegram et TikTok, j’ai paniqué. Est-ce que Choc serait toujours pertinent ? Avec le recul, je peux maintenant affirmer en toute sécurité que mon livre reflète fidèlement de nombreux aspects de la vie des mercenaires en zone de conflit.

« Les hameaux autour de toi sont en ruines. Les meufs sont gardées comme commodité la plus précieuse juste après les PRG-7. L’investissement le plus rentable consistait à consommer des casse-pattes locaux. Tu vas au bar avec tes coéquipiers et tu rentres heureux. Le même effet de soulagement nécessitait en France un budget de ministre et l’intervention d’une multitude de fournisseurs de services : psychothérapeutes, cuisiniers, pharmaciens, amuseurs publics, meufs à poil. Fais le total, et tu arrives à la juste indemnisation de ton travail en Croatie ! »

« Pendant ces rares moments de clairvoyance, François réfléchissait à la rentabilité de sa thanatomanie. Il fallait étudier la politique mondiale, cultiver les relations avec les services, monétiser ! Le reste de la journée, il était prêt à payer lui-même, mendier, se prostituer, pour qu’on le laisse se servir d’une arme. »

Pour les mercenaires, une vie de paix peuplée uniquement de civils semble tristement terne              (« Infantiles ! Mous ! Déconcentrés ! Faux ! »). Elle est aussi régie par des règles auxquelles ils n’adhèrent plus : « À la guerre, au moins, ils étaient des héros, blindés de principes et de munitions. À la guerre, ils maîtrisaient la situation. Ils décidaient eux-mêmes qui devait mourir et qui ils autoriseraient à ramper vers les broussailles en gémissant. À la guerre, c’est presque contractuel : je te sauve d’une mort certaine et tu fais pareil pour moi. Dans le civil, la menace directe à nos vies est absente. Chacun est responsable de ses choix et de leurs conséquences. »

Si vous le voulez bien, j’aimerais aborder la guerre en Ukraine. D’autant que vous êtes franco-kazakhe. Cette question de l’Ukraine qui pourrait être russe n’est pas anodine. Qu’en dites-vous ? Vous sentez-vous appartenir au monde russe ? Les gens de ce pays sont-ils nourris de littérature et philosophie russes ? Y a-t-il une singularité ukrainienne ? J’aimerais pour nos lecteurs rappeler toutefois que Kiev fut capitale de l’Empire russe…

Bien sûr, la singularité ukrainienne existe bel et bien ! En tant que locutrice « native » du russe, je trouve la langue ukrainienne mélodieuse et douce mais n’en comprends réellement qu’environ 40%.

L’Ukraine et le Kazakhstan font face aux mêmes problématiques : une identité culturelle forte peut-elle être un obstacle ou une source de force face à l’influence étrangère ? Quelle quantité de territoire et de population peut être considérée comme un sacrifice acceptable pour assurer la continuité d’une nation ? Comment transformer le contact inévitable avec Autrui en une expérience de progrès enrichissante, plutôt qu’une source de conflit et de destruction ?

La culture russe est magnifique, ce qui la rend encore plus redoutable en tant qu’instrument de soft power et de colonisation. Je suis une grande admiratrice de Bounine et de Tchekhov, mais aussi des écrivains kazakhs dont les livres étaient censurés en Union soviétique, tels que Az i Ya d’Oljas Suleimenov, qui a documenté l’influence de la culture et de la langue turques sur la Russie médiévale. Dans mon école « Léon Tolstoï », la salle de classe était ornée d’une grande bannière avec une citation proclamant : « Tu es mon seul soutien et mon refuge, ô grande, puissante, authentique et libre langue russe ! » Tous mes camarades de classe, qu’ils soient kazakhs, ouïghours, juifs, coréens ou ukrainiens, devaient mémoriser la fin de cette citation – « On ne peut pas croire qu’une telle langue n’ait pas été donnée à un grand peuple ! » En comparaison, les leçons de langue kazakhe dispensées dans la même salle de classe étaient un cirque sans nom, où nous chahutions et moquions l’enseignant sans aucune conséquence disciplinaire.

Mes deux grand-mères avaient été éduquées en langue arabe ; elles sont devenues illettrées lorsque l’Union Soviétique a imposé le passage à l’alphabet latin en 1929, puis au cyrillique en 1939. C’est pourquoi, lorsque j’étais Conseiller de l’UNESCO en Communication et Information, et que j’ai soutenu les institutions académiques et informatiques en Mongolie dans la revitalisation et la numérisation de l’écriture mongole vieille de 800 ans, je leur ai conseillé de procéder avec prudence et progressivement.

Aujourd’hui, les Ukrainiens démolissent des monuments à la gloire de la culture russe et du passé soviétique, renomment les rues et interdisent l’Église orthodoxe russe. Récemment, l’Institut ukrainien de la mémoire nationale a qualifié Mikhaïl Boulgakov, l’auteur du Maître et Marguerite, d’« ukrainophobe » ! Bien que ce contre-coup soit compréhensible, en quoi est-il opportun, compte tenu de la situation actuelle de l’Ukraine ?

Comparez-le aux compromis raisonnables que le Kazakhstan a faits pour garder l’ours russe à distance. La Constitution a fait du kazakh la langue officielle du pays et a désigné le russe comme langue de communication interethnique, précisant qu’« elle est utilisée officiellement sur un pied d’égalité avec la langue officielle ». Cela a été fait autant par amour pour Dostoïevski que par nécessité d’accommoder près de 3 millions de Kazakhstanais d’origine russe.

La doctrine de Poutine sur le « Monde russe » appelle à l’unification de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, ainsi qu’à un retour d’influence dans les pays ayant une diaspora russe, ce qui représenterait environ 150 millions de personnes. Pour tempérer le « Monde russe », le premier Président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, avait ravivé le concept géopolitique d’Eurasie et poussé à la création de l’Organisation de Coopération de Shanghai, l’OCS, avec la Chine et la Russie en son sein, couvrant ainsi les 2/3 de la population et du territoire du continent. Depuis lors, l’attention diplomatique de la Russie s’est tournée vers les BRICS. Le Kazakhstan a demandé son adhésion aux BRICS en 2023 tout en restant actif au sein de l’OCS. La stratégie de containment pacifique de la Russie et de la Chine est clairement la plus efficace.

Vous vivez aujourd’hui en Californie où vous êtes scénariste à Hollywood. Aussi, vous suivez la guerre au quotidien. Diriez-vous que le traitement de l’information est comparable dans nos différents pays, ou que les médias français sont plus manichéens qu’ailleurs ?

Je suis le président Zelenskyy, la Direction du Renseignement et le Ministère des Affaires étrangères de l’Ukraine sur Telegram, puis j’ouvre LCI et j’entends en écho les mêmes éléments de langage en français. Les experts ukrainiens invités sur les chaînes de télévision françaises ne s’attachent pas à promouvoir un débat constructif, fournir une analyse critique ou aider le public français à comprendre la situation sur le terrain. Leur mission est bien de vendre l’interprétation de la réalité par Zelenskyy et de façonner la perception publique en sa faveur. Bien sûr, les « experts » russes feraient de même, mais alors pourquoi ne pas inviter les deux côtés et les faire débattre ? À tout le moins, cela serait divertissant.

Peu de choses ont changé depuis que j’ai écrit dans Choc : « Les journalistes ne pouvaient ni ne voulaient creuser dans le linge sale bosniaque. Le politiquement correct interdisait les interviews des « criminels de guerre ». Alors, pour éclaircir la situation sur le terrain, il n’y avait d’autre option que de s’adresser à un sénateur à Washington. Le pire c’est que le public en France gobait son opinion la bouche grande-ouverte. »

Aux États-Unis, de nombreuses voix médiatiques dissonantes, tant conservatrices que progressistes, se font entendre avec force au-delà de la presse mainstream : Carson Tucker, Candace Owens et Ben Shapiro, Andrew Tate, Nick Fuentes et le rabbin Shmuley sur X, Telegram et TikTok. La congressiste Ilhan Omar, une Somali-Américaine au caractère bien trempé et au hijab élégant, interroge la présidente de Columbia d’origine Égyptienne, ancienne employée de la Banque mondiale et du FMI, ainsi que la protégée de Bill Gates, Minouche Shafik, au sujet de sa décision d’appeler la NYPD à disperser sans ménagement des manifestations étudiantes pacifiques.

Les médias français suivent toujours l’exemple américain, avec un certain retard. J’espère que ce changement se produira plus promptement cette fois-ci.

Mettons les pieds dans le plat, si vous le voulez bien : est-ce que Vladimir Poutine est coupable selon vous ? Quel rôle États-Unis ont-ils joué dans cette invasion de l’Ukraine par l’armée russe ? Croyez-vous qu’il a été poussé à la guerre, comme certains le prétendent ?

L’interview de Poutine par Carson Tucker, où le Président russe a prétendu être blessé par le refus de l’Occident d’accueillir une Russie naïve et innocente dans le club des nations occidentales, était une performance digne d’un Oscar. La vérité est que pendant que le pauvre Volodya se faisait duper par un président américain après l’autre, il consolidait aussi son complexe militaro-industriel. N’oublions pas que Poutine a été témoin de l’effondrement de l’Union soviétique en raison de la course aux armements et du fiasco en Afghanistan, et qu’il en a tiré des leçons. Il n’aurait pas envahi l’Ukraine sans savoir que la Russie serait capable de soutenir cette nouvelle course aux armements avec l’OTAN, voire de la remporter. Qui sait, peut-être joue-t-il actuellement une course aux armements à l’envers, comme une revanche de la Guerre froide.

Poutine se compare régulièrement à Pierre le Grand qui « avait ouvert une fenêtre sur l’Europe » et à Vassili III, « Le Rassembleur des Terres Russes ». Il a démissionné du KGB et entamé sa carrière politique l’année où l’Union soviétique s’est disloquée et est au pouvoir depuis 23 ans maintenant. Sa mémoire institutionnelle et son expérience en tant que chef d’État sont inégalées à ce stade. Hors de la zone de couverture de la BBC et de CNN, tout le monde le comprend et suit l’axiome de Sun Tzu : « Si vous restez assez longtemps au bord de la rivière, le cadavre de votre ennemi flottera devant vous ».

La Russie de Poutine excelle dans les guerres d’expansion locales. Il a pacifié la Tchétchénie en soutenant le clan Kadyrov. En 2008, il a envahi la Géorgie et annexé l’Ossétie du Sud. En 2014, il a annexé la Crimée et a eu besoin d’un prétexte pour étendre son emprise en Ukraine. En 2022, le président Zelenskyy lui a donné ce prétexte en appelant les puissances occidentales à mettre en œuvre un calendrier clair pour l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Pour les Occidentaux, Poutine est désormais l’axe du mal. Cela se renverse lorsqu’on prend le point de vue des médias russes. Actuellement, Poutine demande de l’aide à la Chine. Ce nouvel axe du mal, de notre point de vue, peut-il préfigurer une recomposition des forces et un nouvel ordre géopolitique ? Ne pourrait-on pas supposer que les États-Unis soient une puissance déclinante, très divisée, endettée, ultra-violente etc. ? Existera-t-il une Europe de la défense qui puisse compenser le refus américain désormais de nous protéger de l’ours russe ?

Laissez-moi répondre à votre question par une autre question : Une Europe de la défense, est-ce une idée qui vaille la peine de mourir pour elle ?

Dans Choc, François analyse son passé dans l’armée française : « Le meurtre exigeait des ressources humaines, de la recherche et développement et le matos dernier cri. Le meurtre devait s’accomplir selon des règles. Ces règles n’avaient que peu en commun avec la logique humaine, mais elles étaient aussi fondamentales que les règles de l’orthographe. On les avait préparés au meurtre, comme à une dictée d’examen. Ils n’avaient pas besoin de penser à ce qu’il fallait écrire. On les évaluait à la beauté de leurs cursives et à la correction syntaxique. En calculant cosinus d’angle et distance réelle de tir, derrière leurs carnets de portée, leurs croquis de terrain, ils ne voyaient plus l’ennemi en face, mais acquerraient une cible. Ils n’étaient censés ni jouir ni profiter du meurtre. Ils étaient sans identité. À Margival, François considérait ça super-cool. Maintenant, plus tellement. Ces dernières années, il raisonnait comme les combattants en claquettes : on a un potager et un temple et on les défend. Quels étaient les objectifs de la Grande Muette ? Ni potager ni temple ! »

En tant que descendante d’une horde nomade, j’ajouterais également : « Ni leader » à cette liste. Pour citer le Cambridge Medieval History, « Avec un Khan énergique à leur tête, qui les organisa sur des lignes militaires, une horde se transforma en une armée incomparable, contrainte par l’instinct de conservation de rester unie au milieu de la population hostile qu’elle subjugua ; car aussi superflu qu’un gouvernement central puisse être dans la steppe, il est d’une importance vitale pour une horde nomade conquérante en dehors de celle-ci. »

En se concentrant excessivement sur Poutine, les médias détournent l’attention du manque de leadership en Occident. Dans Greatland, Clerk affirme : « Un ennemi commun est le meilleur moyen de rallier les gens derrière leur gouvernement ». De la même manière que l’élite européenne utilise Poutine comme un épouvantail pour dominer sa propre population, la machine de propagande du Kremlin dépeint un Occident fachistoïde, dégénéré et corrompu, déterminé à anéantir une Russie vertueuse. La réélection récente de Poutine avec 88 % des voix souligne le succès de cet endoctrinement. Une fois achevée l’ »Opération Militaire Spéciale » en Ukraine, il pourrait porter son attention sur l’Abkhazie en Géorgie ou la Transnistrie en Moldavie, car la Présidente moldave Maia Sandu semble être disposée à suivre les traces de Zelenskyy. En revanche, au vu du poids que fait déjà peser l’effort de guerre en Ukraine sur les finances et la société russes, Poutine n’aurait sans doute ni la capacité, ni l’intérêt stratégique de s’en prendre à la France ou à l’Allemagne dans un avenir proche.

Ceci étant dit, je suis d’accord avec vous sur le fait que les signes d’un monde multipolaire sont omniprésents. Le système de Bretton Woods est sapé par la politique des sanctions économiques. La Russie a été contrainte de se détourner du dollar pour ses transactions commerciales externes et d’utiliser le rouble pour 40 % des échanges et les devises des « pays amis » à hauteur de 30 %. La menace des États-Unis de renforcer les sanctions contre la Chine est une autre étape dans cette direction.

Le Sud global se rassemble en développant des coopérations multilatérales en dehors du cadre occidental : les BRICS se renforcent en tant qu’alternative au G7, avec de nouveaux pays qui les rejoignent. Et nous parlons de pays qui entretiennent des relations parfois hostiles entre eux, tels que l’Inde et le Pakistan, l’Arabie saoudite et l’Iran.

L’Afrique continue de se rapprocher de la Chine et de la Russie. J’ai assisté au premier Sommet de Coopération Sino-Africaine à Beijing en 2006, et j’ai été témoin des efforts du président égyptien Hosni Moubarak pour inclure l’Égypte et le Maghreb dans les projets de développement chinois en Afrique. L’attrait du Fonds de développement Chine-Afrique était si fort que des pays comme le Sénégal avaient alors abandonné leur position sur Taïwan pour adhérer au principe d’ »Une Seule Chine ». Le Sommet Russie-Afrique de 2023 a propulsé le président burkinabé Traoré au rang de star de la nouvelle génération de dirigeants noirs, tandis que la République Centrafricaine a décerné les plus grands honneurs nationaux aux mercenaires du groupe russe Wagner.

Dire à ces pays que la Russie et la Chine sont le nouvel Axe du Mal tombe dans l’oreille de sourds. L’Occident a perdu son pouvoir prescriptif. Le monde n’est certainement plus unipolaire. Cependant, la division actuelle ne signifie pas l’avènement d’un nouvel ordre géopolitique. Nous entrons dans la phase du jeu où chaque camp tente de garder son sang-froid et d’afficher un visage impassible.

Les incendies au silo de céréales de la SICA Atlantique, le plus grand grenier français, pendant la crise des céréales en Ukraine, faisaient-ils partie des mouvements de ce jeu ? Et les explosions sous-marines sur les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 ? Les explosions et l’incendie dans une usine de Détroit qui ont envoyé des débris voler jusqu’à un mile de distance ? Et que dire de l’effondrement du pont de Baltimore ? Des attaques des Houthis en mer Rouge ?

La partie pourrait prendre fin de manière inattendue pour la plupart d’entre nous, car nous ne sommes pas conscients de tout ce qui se trame en coulisses.

Vous n’êtes pas sans ignorer, bien sûr, que le président Macron envisage « d’envoyer des mecs à Odessa », comme il l’a déclaré. Est-ce que ce serait une « connerie », pour employer une expression bien française, d’aller provoquer ainsi Poutine, ou croyez-vous que c’est une solution. En mettant des troupes à la frontières, le président Macron obligerait peut-être Poutine à reculer, en lui faisant craindre « l’accident piéton » ? Quel est votre éclairage sur le sujet ?

Quelle est l’importance stratégique d’Odessa pour la France ? Y a-t-il des activités louches en cours à Odessa qui bénéficient à des entités françaises ? Il y a déjà des mercenaires et des conseillers français sur le terrain. Le ministère russe de la Défense a recensé 13 387 mercenaires étrangers combattant pour l’Ukraine, dont 5 962 ont été « liquidés ».

Malgré chaque nouveau type de wunderwaffe et de stratégie en Ukraine – Himars, Abrams, ATACMS, Césars, une contre-offensive très médiatisée, des bombardements sur les territoires russes et des actes terroristes – l’ »Opération Militaire Spéciale » n’a pas été stoppée. Même si la France entrait en guerre avec la Russie, cela ferait peu de différence sur le terrain. Les Rafales seraient abattus ; l’OTAN refuserait de s’engager ; l’opinion publique en France serait contre. Nos cœurs saignent pour l’Ukraine, mais ils saignent pour les hommes ukrainiens ordinaires envoyés au front contre leur gré et mourant dans une guerre déjà perdue. Un homme politique européen qui défendrait le sauvetage de ces hommes d’une mort insensée gagnerait les cœurs et les esprits des deux côtés de l’Oural. Malheureusement, plaider pour la paix en Ukraine exige plus de courage et de clairvoyance que de fanfaronner sur l’envoi de troupes.

Macron s’attaque à la mauvaise cible. La tragédie palestinienne en cours déclenche un changement culturel majeur et une crise de légitimité aux États-Unis et en Europe. Les manifestations étudiantes, le drame d’un soldat américain en service actif qui s’immole par le feu, le boycott des produits israéliens sont autant de signes d’une fatigue de guerre et de la volonté de construire un monde plus juste. « Regardez, est-ce que ce monde est sérieux, où les faibles oppriment les forts ? Où le pouvoir est aux mains de gros vieux que, moi, je peux écraser d’un doigt, mais ce sont eux qui m’écrasent ? » (Choc)

Observez comment Scholz et Blinken ont été accueillis en Chine en avril – par des fonctionnaires de bas niveau, sans tapis rouge. Ce détail protocolaire, dans le contexte oriental, est un signe d’humiliation totale. David Cameron a été mis à l’écart lors de sa tournée en Asie centrale, certains présidents le snobant ouvertement. Lorsque Cameron tentait par habitude d’évoquer la liberté de la presse en Asie centrale, il se faisait rappeler le traitement réservé par le Royaume-Uni à Julian Assange. Le Grand Jeu est-il terminé ? Macron devrait en être conscient, grâce, je l’espère, aux personnes de son entourage qui tiennent encore au prestige de la France.

Propos recueillis par Marc Alpozzo
Philosophie et essayiste, auteur de Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Éloge de l’exercice littéraire, Éditions Ovadia, 2024 et co-auteur de L’humain au centre du monde. Pour un humanisme des temps présents et à venir, Les éditions du Cerf, 2024.

Choc dans « Bretagne actuelle », le livre étonnant de Dana Ziyasheva

Choc dans « Bretagne actuelle », le livre étonnant de Dana Ziyasheva

Choc est inspiré de la vie d’un mercenaire français. Elle pourrait être au monde du mercenariat ce que Le bureau des légendes est à celui du Renseignement. Dana Ziyasheva y traite de la possibilité du mal en l’homme. Jusqu’où ?… Comment ?…  Avec qui ? … Et pourquoi ? … Déroutant !

Choc s’inspire d’une véritable histoire. Celle de François Lefebvre, 28 ans lorsqu’il se suicide après une cavale aux quatre coins du monde ; il fut un talentueux latiniste doublé d’un fervent catholique avant d’être élève officier des commandos d’élite de la DGSE, puis mercenaire dans les zones grises post-guerre froide, et enfin mis en examen pour « homicide et cannibalisme. » Mais qui était réellement François Lefebvre ?

Du roman à l’enquête 

Ce livre n’est pas seulement un roman. Plutôt une enquête nécessitant mille attentions. Le texte est saturé d’informations relatives à un monumental travail de recherches autour d’un homme dont on s’attend à ce qu’il soit un véritable psychopathe ; tant s’en faut, François Lefebvre est certes addict à la dopamine soldatesque, il n’en est pour autant pas le monstre que l’on imagine avant de découvrir sa vie qui – comme celle de tout un chacun – relève d’un point de bascule, c’est à dire d’un instant à partir duquel les choses seront différentes, sans possibilité de retour en arrière. Voilà précisément autour de quoi s’arcboute le travail de Dana Ziyasheva, lorsque la machine se met en branle pour changer notre destin à tout jamais.

Notre héros essayera de retrouver les chemins ordinaires. Sans succès. La réalité de la guerre… du combat… de l’attaque… couplée à l’inexorable montée de la violence, cette vérité-là prendra définitivement le pas sur toutes les autres, fascinante dans ce qu’elle offre de plus sombre. On pense aux soldats revenus du Vietnam ou d’Afghanistan et à leur empêchement d’oublier les nombreuses situations de guerre auxquelles ils furent confrontés. Ce qui s’est joué là-bas ne les a plus lâchés. Jamais. A commencer par les circonstances floues de certaines opérations, maintenues dans le secret des haut-commandements et de la politique.

La part des choses

Choc opère la jonction entre deux types de récits rarement accolés : d’une part, la fiction de guerre post-traumatique, dont la littérature et le cinéma américain nous abreuvent d’exemples ; de l’autre, le polar noir, guidé par quelques formes contemporaines de la fatalité que sont les déterminants inattendus, ce que l’on appelle « le facteur humain ». Ces éléments quasi mythologiques rapportent ici le paysage d’une masculinité en berne où les pères font défaut… où les frères s’égarent… et où les fils, tel François, errent seuls, essayant en vain de « faire famille » avec un entourage délétère. Reste alors la désillusion nourricière d’une des drogues les plus additives : l’adrénaline guerrière.

Après le point de bascule évoqué plus-avant, le second axe du livre révèle l’incapacité au retour dans la vie civile. Les hommes rentrés du front éprouvent souvent moult difficultés à reprendre pied dans leur « monde d’hier ». Les divorces se multiplient… Les abandons de famille… Le retour au travail est compliqué… Alors certains reprennent le chemin de la guerre : les uns leur place dans l’armée régulière, là où d’autres deviennent mercenaires. Dana Ziyasheva réussit à faire l’indispensable part des choses entre débauche et morale… entre dépravation et rachat spirituel… entre obscénité et décence…  Une narration prenante, terrifiante, surtout lorsque l’on sait que les horreurs (d’)écrites sont bel et bien réelles.

Véritable choc !

L’engagement absolu de François Lefebvre fascine. La force du récit amène le lecteur à vouloir comprendre l’impardonnable ; manière d’appréhender l’indicible en meublant l’espace vide de ce qui d’ordinaire est effacé des discours officiels. Car les livres doivent aussi – et peut-être surtout – être la recherche d’un format d’expression de ce qui ne peut se formuler oralement : le travail de l’auteur est de lutter contre les obstacles à dire l’impossibilité du réel lorsqu’il n’est pas concevable. Raconter demande un effort à tout le moins honnête. Dana Ziyasheva participe à l’exercice de cette honnêteté.

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Avril 2024 – Bretagne Actuelle & J.E.-V. Publishing

Choc, un livre de Dana Ziyasheva – 502 pages – 13,70€

Le regard de Dana Ziyasheva, auteure de « Choc » : Gaza, Ukraine : cannibalisme et mercenariat en temps de guerre

Gaza, Ukraine : cannibalisme et mercenariat en temps de guerre

Le massacre de Boutcha en Ukraine, le bébé israélien au four dans le conflit du Moyen-Orient, ces actualités tragiques invitent à s’interroger sur l’étendue du Mal. La reporter de guerre franco-kazakhe Dana Ziyasheva, nous offre avec son premier roman « Choc » un voyage troublant dans l’obscurité du mercenariat et du cannibalisme de guerre.

Entreprendre – Gaza, Ukraine : cannibalisme et mercenariat en temps de guerre

Dans un récit aussi saisissant que dérangeant, Dana Ziyasheva nous conduit dans les méandres obscurs de l’itinéraire de François Lefebvre, un jeune homme qui oscille entre le patriotisme, le mercenariat, et finalement, le cannibalisme de guerre. « Choc », le premier roman de l’auteur

L’histoire nous entraîne de la station de métro « Les Halles » à Paris au Cap de Bonne-Espérance, en passant par la Birmanie, décrivant un parcours tumultueux à travers les zones de conflit qui ont marqué les années 1990. L’enquête de terrain de Dana Ziyasheva nous immerge dans l’histoire complexe de François, entre son passage au sein du 11ème Choc, unité secrète de la DGSE, et son basculement dans le monde du mercenariat. Ces choix morbides soulèvent des questions sur la nature humaine en temps de guerre et l’impact de l’endoctrinement.

L’œil du lecteur 

Le lecteur ne peut qu’exprimer à l’évidence sa fascination pour « Choc », saluant la minutie de Dana Ziyasheva dans la reconstitution du parcours du héros. Malgré la lourdeur du sujet, le récit fascine par son objectivité, invitant le lecteur à comprendre les motivations de l’anti-héros. Une expérience riche en émotions et en adrénaline, recommandée aux amateurs d’univers militaires et historiques.

Anthropophagie et guerre : Des racines troublantes de l’humanité à l’écho de la guerre moderne

L’anthropophagie, trace obscure de l’histoire humaine, se dessine à travers les âges comme une manifestation extrême de la violence. Marylène Patou-Mathis, préhistorienne éminente, met en lumière des signes de cannibalisme chez les Néandertaliens il y a 78 000 ans, marquant ainsi une des premières occurrences de cette pratique.

Au fil des siècles, la fascination pour la guerre s’est inscrite dans la mémoire collective, trouvant son écho chez d’éminents écrivains. Jean-Claude Guillebaud, dans « Le tourment de la guerre », revisite les travaux de Gaston Bouthoul, fondateur de la polémologie, soulignant l’aspect de fête suprême et d’orgie sacrée associé à la guerre. Des écrivains tels qu’Ernst Jünger et Maurice Genevoix, avec leurs œuvres respectives « Orages d’acier » et « Ceux de 14 », capturent l’essence de la guerre et son attrait inexplicable.

La transition des « guerres des princes » aux conflits plus démocratiques est explorée à travers l’œuvre de Jean-Claude Guillebaud. Il identifie Hippolyte de Guibert comme le précurseur de la « guerre des peuples », prévoyant avec inquiétude le passage de la noblesse à la nation entière dans les conflits : levée en masse en 1793, conscription obligatoire en 1798.

Le lien entre l’anthropophagie et la guerre, au cœur de « Choc » de Dana Ziyasheva, trouve ainsi sa résonance dans cette exploration des racines obscures de l’humanité et de l’évolution de la guerre. Les citations de Bouthoul, Jünger, Genevoix et Guibert soulignent l’attrait paradoxal de la guerre, sa dimension de fête et son évolution au fil du temps.

Le regard des experts : Entre psychiatrie et criminologie 

Cet ouvrage fait référence à un fait divers réel et mérite outre la caméra-stylo de l’auteur un éclairage scientifique au delà du récit lui même.

Les réflexions des experts en psychiatrie et criminologie apportent une analyse de choix sur les aspects psychologiques et sociologiques de l’affaire François Lefebvre. « Choc » est une fenêtre ouverte par laquelle le lecteur peut explorer non seulement l’histoire d’un individu, mais également les dynamiques complexes qui peuvent conduire à des choix extrêmes en temps de conflit. Le regard des experts (Catherine Dupont, psychiatre renommée ; Isabelle Moreau, psychiatre spécialisée dans les traumatismes liés aux conflits et le professeur Jean-Michel Leroux, criminologue de renom) renforce le caractère inquiétant et réaliste de ce récit, posant des questions fondamentales sur la nature humaine et ses interstices scabreux.

L’héritage d’aventuriers littéraires : Dana Ziyasheva et ses prédécesseurs intrépides 

Dana Ziyasheva, auteur, scénariste et réalisatrice kazakhe primée à plusieurs reprises, livre ici un récit qui repose sur vingt-cinq années d’expérience en tant que journaliste, reporter TV, et membre de l’UNESCO. Son immersion de sept ans dans la vie de François Lefebvre souligne son engagement envers les sans voix qu’elle défend.

En tant qu’auteur et aventurière dans l’âme, elle s’inscrit dans la lignée d’écrivains audacieux qui ont eux-mêmes mené des enquêtes périlleuses pour donner vie à des héros hors du commun. Des écrivains tels que Ernest Hemingway, Ryszard Kapuściński et Hunter S. Thompson ont tous embrassé le risque de la vie réelle pour dévoiler les vérités cachées derrière les histoires qu’ils racontaient.

La connexion Hemingway 

Ernest Hemingway, célèbre pour son style concis et son goût pour l’aventure, a traversé des frontières pour écrire des romans tels que « Pour qui sonne le glas » et « Le Vieil Homme et la Mer ». Comme Dana Ziyasheva, il était intrigué par la vie des individus confrontés à des situations extrêmes, et son œuvre reflète l’effort pour comprendre la nature humaine à travers des expériences intenses.

Kapuściński et l’immersion totale 

Ryszard Kapuściński, souvent considéré comme le père du journalisme littéraire, a parcouru le monde pour des ouvrages comme « Le Négus » et « La Guerre du football ». Sa capacité à s’immerger totalement dans les réalités qu’il explorait se regarde aussi dans l’approche de Dana Ziyasheva. Kapuściński a écrit sur des zones de conflit, des régimes autoritaires, tout en partageant des observations qui transcendaient le simple reportage.

L’esprit « Gonzo »de Thompson 

Hunter S. Thompson, figure emblématique du journalisme « gonzo » , a plongé dans le chaos avec des œuvres comme « Hell’s Angels » et « Las Vegas Parano ». Son style subjectif et immersif, tout comme celui de Dana Ziyasheva, offre une vision personnelle des événements, transcendant les limites entre le narrateur et la réalité.

Dana Ziyasheva, en suivant les traces de ces grands écrivains aventuriers, incarne une tradition littéraire où l’auteur devient lui-même explorateur. Son courage à s’aventurer sur le terrain, au risque parfois de sa vie, pour dévoiler les facettes cachées de l’histoire du héros, évoque une liaison profonde avec ces prédécesseurs qui ont changé la manière dont nous percevons le monde à travers leurs écrits. C’est dans cette lignée d’intrépidité littéraire que « Choc » trouve son essence, dévoilant une réalité interpellante tout en portant l’héritage de ces aventuriers de la plume.

« Choc » et intersections politiques, scientifiques et littéraires 

« Choc » se révèle être bien plus qu’un simple roman d’espionnage. C’est une exploration audacieuse des côtés les plus sombres de l’âme humaine en temps de guerre, mêlant réalité et fiction de manière captivante. L’auteure réussit à dévoiler la complexité des choix moraux dans des circonstances extrêmes, invitant les lecteurs à réfléchir sur la nature humaine et les conséquences de la violence. Ce roman transcende le simple récit pour devenir une porte d’entrée vers une multitude de réflexions politiques, scientifiques et littéraires :

 Politiques en question 

Des ouvrages tels que « Le choc des civilisations  » de Samuel Huntington ou « Le nouveau contrat mondial  » de George Packer pourraient fournir des perspectives sur les dynamiques de pouvoir et les conséquences des conflits internationaux.

Interrogations scientifiques 

Des ouvrages comme « On Aggression » de Konrad Lorenz ou « The Lucifer Effect » de Philip Zimbardo pourraient éclairer la compréhension des comportements violents en temps de guerre.

Au delà de la pensée littéraire 

Des classiques comme « Apocalypse Now » de Joseph Conrad ou « Heart of Darkness » de Francis Ford Coppola peuvent enrichir la discussion sur les thèmes de la moralité et de la déshumanisation.

Septième Art : “Choc” par Xavier Dolan, un mariage d’intensité et de profondeur 

L’idée d’une adaptation cinématographique de “Choc” par Xavier Dolan laisse imaginer une synergie naturelle entre le récit intense de Dana Ziyasheva et le style singulier du réalisateur canadien. Les thèmes inquiétants, les conflits intérieurs et la recherche de vérité présents dans le roman font miroir avec la palette cinématographique émotionnelle et viscérale de Dolan, telle qu’observée dans des films tels que “Mommy” et « Juste la fin du monde »

Le penchant de Dolan pour explorer la complexité des personnages et leurs luttes intérieures toutes en nuances trouve un écho dans l’histoire tourmentée de François Lefebvre.

Xavier Dolan est reconnu pour son approche formelle innovante et son utilisation audacieuse de la cinématographie. “Choc”, avec ses multiples lieux géographiques et son exploration des clairs-obscurs offre un terrain fertile pour les expérimentations visuelles. Les flashbacks, les voyages à travers différents pays et les moments de tension intense pourraient être traduits à l’écran de manière saisissante par le talent du réalisateur.

Des zones d’ombre demeurent 

En suivant la tradition de journalistes littéraires courageux, comment cette œuvre s’inscrit-elle dans le paysage actuel de la littérature engagée ? Les réflexions de Susan Sontag dans « Regarding the Pain of Others » ou les écrits de Joan Didion dans « Salvador » peuvent offrir un éclairage sur le rôle de l’écrivain comme témoin des zones d’ombre de la société.

Dana Ziyasheva ouvre une porte vers une exploration profonde des réalités humaines, historiques, politiques et scientifiques incitant chacun à se plonger dans des questionnements essentiels pour mieux comprendre un monde indéniablement protéiforme.

Yves-Alexandre JULIEN
Journaliste

Dana Ziyasheva dans L’Hebdo Bourse Plus 1224

Littérature

Hebdo Bourse Plus n°1224

Yannick URRIEN

Choc…

Dana Ziyasheva : « Les Ukrainiens ont vraiment eu tort de faire confiance à Zelensky. »

Dana Ziyasheva : « Les Ukrainiens ont vraiment eu tort de faire confiance à Zelensky. »

Le parcours de Dana Ziyasheva est hors du commun. Née au Kazakhstan, où elle a passé toute sa jeunesse, elle a connu l’Union soviétique. Elle a ensuite été journaliste dans des zones sensibles puis diplomate à l’UNESCO, ce qui l’a amenée à vivre en Corée du Nord, en Irak et en Amérique centrale. Aujourd’hui, Dana habite à Los Angeles, où elle écrit et corrige des scénarios pour les géants du cinéma et les grandes plateformes de vidéo à la demande. Son expérience dans des pays sensibles, au contact des services secrets, est évidemment précieuse pour Hollywood.

Elle vient de publier « Choc », un livre sur un mercenaire français, François Robin. Brillant latiniste, catholique pratiquant, élève officier des commandos d’élite de la DGSE, puis mercenaire dans les zones grises post-guerre froide, il a été mis en examen pour « homicide et cannibalisme » en 1996, avant de mettre fins à ses jours.

« Choc » de Dana Ziyasheva est distribué sur Amazon.

Kernews : Vous êtes originaire du Kazakhstan et vous vivez à Los Angeles, où vous écrivez des séries d’espionnage pour Hollywood. Vous avez connu l’Union soviétique pendant votre enfance. Ensuite, vous avez vécu en Irak et en Corée du Nord, puisque vous étiez spécialiste des zones de conflit, en tant que journaliste, mais aussi en tant que diplomate à l’UNESCO. La Corée du Nord reste toujours le pays le plus secret au monde…

Dana Ziyasheva : Effectivement, on ne peut pas tous aller en Corée du Nord. Par exemple, mes collègues de l’UNESCO originaires du Japon ou des États-Unis, ne pouvaient pas entrer en Corée du Nord. J’ai pu avoir l’autorisation d’aller y travailler, parce que je suis originaire du Kazakhstan. C’était vraiment une expérience intéressante. Les travailleurs des Nations Unies étaient complètement isolés. J’étais suivie en permanence par les services secrets nord-coréens et j’avais un guide et un chauffeur pour m’accompagner pendant toutes mes visites, donc pour m’espionner aussi. Je ne pouvais pas bouger sans être accompagnée. Il n’y avait pas beaucoup de voitures en Corée du Nord, maintenant il y en a davantage en raison du soutien de la Chine, mais j’étais parfois la seule à circuler en voiture dans toute la ville. J’ai de la peine pour le peuple de Corée du Nord. J’ai vu leurs souffrances, j’ai vu la force de la propagande, parce que c’est un pays complètement fermé. Il n’y a que quelques bribes d’informations qui arrivent. Les gens vivent toujours dans ce sentiment que la guerre de Corée n’est pas terminée. Leur leader est plus que leur dieu : c’est le soleil et, le jour de son anniversaire, c’est le jour du soleil, tous les Coréens doivent venir vénérer leur leader. C’est maintenant une dynastie et c’est assez spécial. Cela n’a rien à voir avec le communisme. C’est l’autoritarisme total, c’est la dictature totale, avec tous les attributs d’une royauté. J’ai vraiment souffert pour le peuple de Corée. Il y a aussi quelques éléments communs avec le système socialiste. Par exemple, tous les intellectuels, notamment les journalistes, doivent donner un jour de leur semaine au travail collectif. Les journalistes doivent aller chaque samedi travailler dans les champs pour récolter des patates. J’ai connu cela au Kazakhstan, mais ce n’était pas aussi rigide. On pouvait quand même respirer à l’époque de l’Union soviétique, il y avait de l’art et plein d’activités. En Corée du Nord, les gens ne peuvent pas se déplacer, ils doivent attendre un autobus pendant deux heures, ils n’ont pas le droit d’utiliser une bicyclette, pour ne pas bouger. Dans les magasins, j’ai retrouvé les mêmes produits que nous avions au Kazakhstan au cours des dernières années de l’Union soviétique.

Ensuite, il y a eu Bagdad sous Saddam Hussein. Le cliché est inverse, on était très frappé par le dynamisme de cette ville. En plein embargo, les magasins étaient largement approvisionnés et les restaurants étaient nombreux…

Je n’ai pas la même image, car j’étais au Kurdistan. Mais c’est vrai, à Bagdad il y avait énormément de vie. Malheureusement, il y avait parfois des coupures d’électricité. Les gens résistaient à cet embargo que j’ai trouvé injuste. Je suis toujours du côté du peuple. On punit les dictateurs, qui ne subissent pas les sanctions. Il y avait une vraie vie et une grande liberté à Bagdad et, chaque fois que je revenais du Kurdistan, venir à Bagdad, c’était une bouffée de liberté. À l’inverse, au nord de l’Irak, au Kurdistan, tout était très contrôlé par les clans de Massoud Barzani. C’était une région laïque, mais les femmes n’avaient pas le droit à grand-chose et elles devaient respecter des règles très strictes.

Votre livre raconte l’itinéraire d’un mercenaire français recruté par la DGSE, qui a sombré dans le cannibalisme…

Je n’utiliserai pas le terme de sombrer. J’ai dû expliquer comment cela est arrivé dans la jungle de Birmanie. Il venait de perdre la guerre, il était affamé et il y avait une pression psychologique énorme du côté de l’armée birmane. C’est un peu différent de quelqu’un qui décide de goûter la chair humaine. J’ai écrit ce livre pour comprendre comment ce jeune homme, qui était mercenaire, s’est retrouvé accusé de cannibalisme. À la fin, il s’est suicidé. C’est un travail d’enquête de sept ans, partout dans le monde, pour comprendre, et j’ai établi ce lien entre cannibalisme et suicide. Dans la guerre, il y a toujours beaucoup de psychologie. L’homme change pendant une guerre. On voit cela aujourd’hui en Ukraine. On a vu cela en Bosnie et en Irak.

Quel est le lien entre la guerre et le cannibalisme ?

Tout dépend des cultures locales et je ne pense pas qu’un mercenaire en Croatie ou en Bosnie va se mettre à manger des soldats tués. À l’inverse, chez les Karens, François Robin a été initié à cette pratique parce que c’était une coutume locale à travers les chasseurs de têtes. Ces gens mangent le foie de leur ennemi pour s’approprier leur vaillance.

Dans certaines tribus africaines, on mange le cerveau d’une personne pour s’approprier son âme…

Oui. Et les Vikings vidaient les crânes de leurs ennemis pour s’en servir pour boire du vin. Au Kazakhstan, les Khan faisaient cela aussi, à savoir boire de l’alcool dans le crâne de son ennemi.

Vous évoquez aussi la guerre en Ukraine en expliquant qu’une mauvaise paix vaut mieux qu’une bonne guerre. D’ailleurs, même dans les affaires, on dit souvent qu’un mauvais accord vaut mieux qu’un bon procès…

Absolument. Chaque fois que je revenais de Bagdad dévastée à Amman, qui était un paradis pour les touristes, je pensais à cela. Je pense que l’Ukraine est au bord de la désintégration. La Pologne peut récupérer une partie du territoire, et il y a aussi la Hongrie qui s’intéresse à d’autres parties, tout comme la Russie. J’ai de la peine pour les Ukrainiens, mais pas pour Zelensky et pas pour Zaloujny. Je suis allée plusieurs fois en Ukraine, je connais les Ukrainiens du Donbass et je connais ceux des autres régions. Malheureusement, ils vont perdre leur pays à cause de ces différences, car ils n’ont jamais réussi à se réconcilier. Les Ukrainiens ont vraiment eu tort de faire confiance à Zelensky.

Vous habitez à Los Angeles et vous avez l’information en provenance des médias américains. On a le sentiment qu’ils sont beaucoup plus libres que les médias français, qui nous cantonnent dans une seule analyse possible… 

Oui. Quand je regarde les émissions françaises avec les prétendus experts ukrainiens, dès que quelqu’un dit quelque chose qui ne va pas dans le sens de Zelensky, les autres interlocuteurs n’acceptent pas une autre version. Tout le monde doit chanter la même chanson et répéter toujours les mêmes choses à la télévision. J’ai de la peine pour le public français, qui est obligé d’écouter les mêmes choses en permanence. Ces gens sont nourris par l’information en provenance de Kiev et, dès que quelqu’un dit quelque chose de différent, il ne peut plus parler.

Vous avez côtoyé de nombreux membres des services secrets dans différents pays. La plupart sont-ils des analystes qui essayent d’apporter la meilleure information possible sur une situation dans une zone ?

Dans mon livre, je décris le coup d’État aux Comores et je montre cette division au sein de la communauté du renseignement français. Quand ils arrivent aux Comores pour le coup d’État, ils se demandent entre eux qui a bien pu financer cette opération et qu’elle était la nature du feu vert. La communauté du renseignement français n’est pas unie, du moins dans les pays que je décris dans mon livre. J’ai consulté plusieurs anciens de la DGSE qui ont lu le livre et corrigé certains éléments. C’était une enquête longue, difficile, dangereuse et onéreuse. Quand je suis allé en Birmanie, j’ai dû me déguiser en réfugiée Karen et j’ai dû partir avec la guérilla à travers les montagnes. Mais j’ai grandi près des montagnes au Kazakhstan, donc je suis habituée.

Cette histoire peut-elle faire l’objet d’un scénario pour Hollywood ?

Pourquoi pas… Mais je ne suis pas comme Bernard Henri Lévy, quand il écrit « Qui a tué Daniel Pearl ? », il parle surtout de lui. Il est allé au Pakistan, il a frappé à une porte, personne ne le lui a ouvert… Personnellement, j’ai enquêté en Bosnie, aux Comores, au Sénégal, à Bangui, tout cela pour mettre en valeur mon personnage. C’est une œuvre littéraire, mais on ne peut pas inventer des choses, c’est pourquoi j’ai dû faire une réelle enquête en contactant des mercenaires. Ce qui compte, ce n’est pas moi, mais mon héros.

Aujourd’hui, les guerres actuelles peuvent-elles créer d’autre François Robin ?

Absolument. Il n’est pas spécifique à l’époque. Il y avait d’autre François Robin dans la guerre de Constantinople. C’est une figure éternelle, celle d’un jeune idéaliste qui veut vivre des sensations incroyables et fortes. Mais il finit par se perdre. Il n’arrive pas à contrôler ce qui se passe autour de lui, mais aussi en lui. Aujourd’hui, il y a des François Robin en Ukraine, et des deux côtés.

Votre expérience doit être très précieuse pour Hollywood…

Cela dépend. Ici, il y a d’autres règles et la propagande américaine veut mettre en avant d’autres choses, notamment les expériences purement américaines.

« Ce roman-récit d’un mercenaire blanc ravira ceux qui rêvent de combats et d’exotisme » sur « Choc » de Dana Ziyasheva

Dana Ziyasheva, Choc

Le choc, c’est celui du 11ème Choc, le régiment des opérations spéciales françaises ; c’est aussi celui des parents qui ne voyaient pas leur fils dans les commandos ; c’est enfin celui (relatif) du public face à des photographies particulières… Tout commence en effet par des tirages d’appareil photo jetable confiés par un jeune homme à une boutique de la station Les Halles à Paris. Le laborantin effaré aperçoit des cadavres éviscérés, des morceaux de chair humaine dans les mains de soldats asiatiques, et un jeune Blanc qui rit derrière eux. Il prévient la police ; le client est arrêté, interrogé. Il minimise : il était avec des soldats Karen en Birmanie, c’est la coutume là-bas de manger le foie et le cœur de ses ennemis. Mais le Journal du Dimanche en fait un article sur le Blanc cannibale…

Ce « roman » est tiré d’un fait divers cité par le JDD en 1996, dit-on car il n’a pas laissé de traces sur le net : un certain François Robin devenu mercenaire en Birmanie. L’autrice, Française originaire du Kazakhstan, ex-reporter télé dans son pays puis ex-diplomate Unesco, aujourd’hui scénariste à Hollywood, raconte « après sept ans d’enquête », en plus de cinq cents pages touffues et un peu longues, au vocabulaire parfois étrange, les errances d’un fils de la petite-bourgeoisie de Troyes, patrie des andouilles, un certain François Lefebvre, devenu mercenaire au plus offrant.

Élevé dans une famille catholique sans histoire avec une mère effacée, un petit frère dans les jupes de maman et un père sportif et sans alcool, le jeune François choisit l’armée dans ce qu’elle offre de plus ardu, les commandos des services spéciaux. Après le bac, malgré l’ire paternelle, il entre dans la formation à la dure du 11ème régiment parachutiste de choc destiné à former les commandos du groupe action du SDECE, devenu DGSE. Ce régiment a été dissout en 1993 par les socialistes après la première guerre du Golfe. Le gamin de 18 ans qui intègre la formation est tout fou, fana mili comme on disait alors, malgré son bac littéraire-langue A2. Il rêve plus d’en découdre que de patrie, plus de fraternité et de famille que de massacre. Il n’est pas psychopathe mais plutôt sans limites.

Il ne sait pas se tenir. Pour aller contre son père qui ne boit pas d’alcool, il se saoule et, en permission après l’entraînement où il est bien placé dans la sélection, il pille un tronc d’église par désœuvrement et rosse les gendarmes venus l’arrêter. Il est donc viré du centre d’entraînement du 11ème Choc à Margival, qui ne tolère pas de soldats qui n’ont pas de conduite. Son ami et compagnon d’armes Olivier a lui aussi été viré, mais pour avoir dans sa famille un oncle gauchiste. La soldatesque ne tolère aucune déviance à la ligne.

François est donc sur le carreau, orné de ses pectoraux impressionnants et de sa carrure d’athlète, possédant à la perfection l’art du combat à mains nues et expert en tir de précision. La violence de son entraînement a lessivé toute personnalité en lui : il n’est qu’un outil aux mains de ses commanditaires. Il est embauché par une entreprise de sécurité – d’extrême-droite comme il se doit. Il fait aussi des piges auprès du DPS de Jean-Marie Le Pen. Au Département protection sécurité, beaucoup sont d’anciens militaires ou policiers. François est jeune et il s’en fout. Il est pour les Blancs et contre les racailles, c’est tout.

Lorsqu’il a l’opportunité d’aller exercer ses talents en Bosnie, il n’hésite pas ; il se retrouve côté musulman contre les Serbes orthodoxes, Blanc contre Blanc. C’est cela la géopolitique, les luttes claniques, les egos des chefs. Puis il est appelé par ses copains en Birmanie où la guérilla Karen ne cesse de tailler des croupières à l’armée birmane dans le nord-est du pays. C’est là que les deux adolescents soldats de 15 et 16 ans sont tués à l’arme blanche puis dépecés par les Karen qu’il accompagne. Naïf et stupide, il prend des photos. Il ira ensuite aux Comores en septembre 1995, participer à un énième coup d’État sous les ordres de Bob Denard qui croyait au soutien des Services avec un « feu orange », mais qui s’est trompé car la Françafrique sous Mitterrand ressort plus du niais Papamadit que du décati Jacques Foccart. En bon mercenaire sans foi ni loi, Bob Denard ne tenait pas plus que ça à « la patrie » : catholique de souche, il s’est converti au judaïsme au Maroc, à l’islam aux Comores. François, lui, est plus simple : il ne croit à rien. « La guerre établissait son identité : François était un mec qui faisait un travail dur. Il était donc un dur. Les rares individus au courant de son activité le respectaient. Malgré l’échec de Margival, il avait réussi à se caser dans une niche, se stabiliser dans une strate, sans compromettre ses rêves » p.221. Son ami Olivier a au moins une vision romantique de la vie qu’il faut croquer à pleines dents sans songer au lendemain. Pas François – il n’est rien, qu’une coque vide qu’on remplit, un bel outil prêt à servir qui le veut.

Il passe dix-huit mois de prison en France à la suite du raid aux Comores mais pour cannibalisme en Asie et en profite pour tuer un codétenu avec une dose qui lui a été donnée par un adversaire de foot ; il est reconnu comme un caïd. Lorsqu’il sort, car il est relaxé faute de « parties civiles », son CV ne permet pas de l’engager à nouveau dans la sécurité, le Front national désirant devenir « respectable ». Désespéré par le déménagement de la fille qu’il avait baisée et rebaisée avant de partir en mission, et qu’il avait dans la peau, solitaire, abandonné des siens, il se suicide en janvier 2000 en se tranchant la gorge puis, comme ce n’était pas suffisant, d’une balle de calibre 11.43 dans la tête. Il avait 28 ans.

Ce roman-récit d’un mercenaire blanc ravira ceux qui rêvent de combats et d’exotisme, tout en leur montrant quand même le vide intérieur qu’il faut développer pour devenir ce robot tueur, ce professionnel de la guerre sans aucune conviction autre que celle de ceux qui le payent. François a aimé tuer ; il pensait qu’il y avait trop de monde sur terre, notamment dans les pays du sud. Mais il aimait surtout la technique pour abattre, l’alignement de la mire sur le fusil, la belle mécanique des armes, le tir parfait.

S’il avait attendu quelques mois, la seconde guerre du Golfe après le 11-Septembre l’aurait probablement rappelé, avant l’Afghanistan et l’Irak puis, aujourd’hui l’Ukraine. Il y a toujours du travail pour les bons professionnels de la guerre qui ne croient en rien.

Dana Ziyasheva, Choc, 2023, autoédition Amazon, 502 pages, e-book Kindle €4,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com