Du temps perdu au temps retrouvé, Proust est l’inventeur d’une machine à explorer le temps. Ses phrases élastiques s’étirent, se bouclent et nous propulsent dans la quatrième dimension.
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Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre, À la Recherche du temps perdu n’est pas une évocation surannée du temps qui passe mais une anticipation moderne du temps comme illusion.
Bien plus proche du physicien Einstein que de son cousin philosophe Bergson, Proust rend le temps élastique en étirant ses phrases, crée de chapitre en chapitre, un véritable bloc espace-temps qui abolit le passage du temps et raconte une histoire qui ne suit plus la flèche du temps mais va et vient entre passé et présent.
« Proust nous invite à un voyage, comme si nous étions un ludion flottant dans ce milieu aquatique qu’est le temps.” –Thibault Damour
Contemporain de Freud, la Recherche est également un voyage à l’intérieur de la psyché. Proust se comparait à un “plongeur qui sonde”. Entre mémoire et oubli, l’écrivain creuse les différentes strates de la mémoire jusqu’à atteindre notre moi “extra-temporel le plus profond. »
En proie à l’insomnie, Proust s’endort, se réveille. Sans relâche, l’écrivain assemble, déplace ces fragments extraits de la nuit. Il noircit les feuilles, écrit dans les marges, ajoute des paperolles collées aux pages. Et il gagne ainsi son combat contre le temps.
“ Le temps est en train de gagner. Mais il y a un petit David qui défie ce Goliath, c’est Proust ” – Anne Simon
A l’origine du futur écrivain, il y a la voix d’une mère, l’appel du paysage, l’amour naissant et la peur de l’abandon. Des sensations qui s’échappent et que le jeune Proust voudrait retenir.
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Marcel Proust n’est pas né dans la douceur. Durant les mois qui précèdent sa venue au monde, Paris est assiégé par l’artillerie allemande puis secoué par le séisme de la Commune. Sa mère, Jeanne Proust, s’est réfugiée chez l’oncle Louis Weil, à Auteuil. Elle accouche difficilement, le 10 juillet 1871, au 96 rue La Fontaine, d’un enfant chétif et inquiet.
Proust n’a jamais connu non plus de véritable chambre de l’enfance. Après s’être établis rue Roy, son père et sa mère déménagent rapidement boulevard Malesherbes. Presque chaque week-end, ils retournent à Auteuil. Le petit Marcel s’endort du côté maternel, lieu d’une ascendance maternelle juive et bourgeoise. Et pendant les longues vacances, la famille migre dans la Beauce, lieu d’une origine paternelle catholique et rurale. L’enfant s’endort dans la maison d’Illiers-Combray, du côté paternel.
« Proust s’est débattu entre ces deux paysages.” – Nathalie Mauriac Dyer
Dans ce kaléidoscope de sensations, l’odeur et la voix de sa mère sont des points fixes. L’enfant sent et écoute. Les Mille et Une Nuits que Jeanne Proust lui lit à voix haute. Le baiser du soir qu’elle lui donne pour qu’il s’embarque seul dans la nuit. À la fois vitales et fugaces, ses premières impressions d’enfance enfouies seront ravivées lors de la destruction de la maison d’Auteuil pour finalement remonter des profondeurs à la mort de la mère.
« On a dans l’histoire même du jeune Proust tous les leviers pour aller vers la création d’un berceau imaginaire. » –Nathalie Azoulai
A l’âge de 9 ans, Proust est assailli par une violente crise d’asthme, dont il souffrira toute sa vie. Coupé d’un lien direct avec la nature et sentant poindre en lui des élans amoureux qu’il va devoir vivre sous le signe de l’interdit, le jeune Proust noue un à un les fils de sa future écriture.
GUILLAUME PERRIER, Professeur du secondaire, La Mémoire du lecteur, Essai sur Albertine disparue et Le Temps retrouvé, Garnier, 2011
ANDRÉ BENHAÏM, professeur de littérature française (Princeton), Panim visages de Proust, Presses Universitaires du Septentrion, 2006
GÉRARD MACÉ, poète, essayiste, photographe, Le Manteau de Fortuny, Gallimard, 1987
FRANÇOIS BON, écrivain, Proust est une fiction, Seuil, 2013 NICOLAS RAGONNEAU, créateur du site Proustonomics, auteur de Proustonomics, cent ans avec Marcel Proust, Le temps qu’il fait, 2021
MICHEL DAMBLANT, botaniste, Voyage botanique et sentimental du côté de chez Proust, Géorama, 2019
ANDRÉ BENHAÏM, professeur de littérature française (Princeton), Panim visages de Proust, Presses Universitaires du Septentrion, 2006
GÉRARD MACÉ, poète, essayiste, photographe, Le Manteau de Fortuny, Gallimard, 1987
JACQUES LETERTRE, collectionneur, Président de la Société des Hôtels Littéraires et de l’hôtel Le Swann
THIBAULT DAMOUR, physicien, Entretiens sur la multitude du monde, Odile Jacob, 2002
Le dimanche 12 juin 2022 de 14h30 à 16h30 . gratuit À l’occasion de la parution de La Chambre de Léonie, d’Hélène Waysbord, préface de Jean‐Yves Tadié, Éditions Le Vistemboir, 2021.
Hélène Waysbord entreprend une lecture singulière et intime de l’œuvre de Marcel Proust et part à la recherche de ses propres secrets. Cette lecture crée une chambre d’émotions qui coïncide avec la vie profonde, enfouie, de sa lectrice. Cette plongée dans le texte proustien permet de comprendre, d’abriter et d’apaiser les blessures d’Hélène qui, enfant, s’est trouvée soudain privée de sa famille. En écho se tressent et se déploient les évocations de son enfance, de la guerre, de la séparation d’avec ses parents et de sa vie de femme.
En présence de l’auteure.
En conversation avec Jean‐ YvesTadié, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne.
Mémorial de la Shoah 17 rue Geoffroy l’Asnier 75004 Paris
Et s’il n’y avait pas eu Proust… ? Et s’il n’y avait plus Proust ? Et comment expliquer la réapparition-étrange-des fameux « 75 Feuillets et autres manuscrits inédits »….après des décennies d’absence ? S’ils avaient resurgi plus tôt, le travail de Jean-Yves Tadié en eût-il été changé ?
…Où l’on revient-sans conclusion précise et définitive…- sur le mystère des 75 feuillets inédits de Marcel Proust, que l’éditeur Bernard de Fallois conservait depuis plusieurs décennies.75 feuillets qui pourraient évidemment, selon Jean-Yves Tadié, trouver trace dans une édition complétée d’ A la Recherche du Temps Perdu, dans la Bibliothèque de la Pléiade.
Une vie sans Proust serait-elle possible ? Eût-elle été possible ? Proust, que Céleste Albaret, qui fut à son service de longues années, jour après jour, nuit après nuit, qualifiait d’ange gardien. Proust fut-il l’ange gardien de Jean-Yves Tadié ? La question n’a sans doute guère de sens : l’essentiel, pour l’universitaire et éditeur, est de faire lire Proust : « on peut ouvrir à n’importe quelle page, lire un passage et l’expliquer, le faire aimer à son auditoire…même à des enfants de l’école primaire ! Cela dit, chacun est libre de ne pas aimer Proust !Ce qui est triste, c’est de n’aimer personne, de n’apprécier aucun écrivain ».
Jean-Yves Tadié aime rencontrer des « proustiens », mais ne déteste pas la confrontation avec des lecteurs réticents, voire hostiles à l’œuvre de Proust. Une œuvre, encore une fois, qu’il ne raconte pas, mais dont il aime dire la genèse, sa vision de la société- : le peuple de Proust, par exemple, est « celui de Michelet et des cathédrales, des vitraux, des bas-reliefs ».
Ancienne professeur de lettres, Hélène Waysbord va relire Proust alors qu’elle est en Normandie pendant le confinement. Les correspondances qui vont alors s‘établir avec ses douleurs d’enfance – la disparition de ses parents à Auschwitz -, lui font écrire une leçon de littérature avec un livre inclassable : « La chambre de Léonie » paru aux ed. Vistemboir.
Hélène Waysbord fut aussi conseillère de François Mitterrand pour les grands projets, et présidente de la Maison des enfants d’Izieu.
Hélène Waysbord, La Chambre de Léonie, éd. Le Vistemboir, septembre 2021.
Il y a bien des manières de parler de ses lectures, ou des auteurs que l’on aime. Hélène Waysbord en revient toujours à Proust, et singulièrement à la tante Léonie, la malade recluse dans sa chambre qui sait tout de ce qui se passe dans le village. Waysbord en revient à Proust, et intègre sa connaissance de l’œuvre à son propre parcours de petite fille juive réfugiée dans un coin de Normandie durant la guerre, de conseillère de Mitterrand qui lui avait confié des responsabilités importantes sur le dossier des grands travaux, et d’électrice consciencieuse confinée soudainement dans sa maison de campagne normande pour cause de virus. Les lectures personnelles, et presque intimes, sont parfois plus intéressantes que les traités universitaires. C’est dans ce genre d’ouvrages que l’on comprend l’importance de la littérature. Que l’on comprend ce que la littérature nous fait, et combien elle nous aide.
Le confinement a été une sorte de sidération, pour nous tous. Pour Hélène Waysbord, il a été, entre autres, l’occasion d’écouter la voix de Céleste Albaret, à la radio. Cette replongée proustienne appelle le texte. Mais tous les livres importants sont à Paris, inaccessibles, dans la maison normande il n’y a que des ouvrages dénichés en brocante, dans lesquels il faut retrouver le passage que l’on cherche dans une pagination autre que celle de la Pléiade. Jean-Yves Tadié, qui a dirigé la nouvelle édition de La Recherche dans cette collection, signe d’ailleurs la préface du texte d’Hélène Waysbord. Il écrit : « Si la littérature s’adresse d’abord à la sensation […] elle révèle aussi les secrets de nos vies, les met en lumière et permet de les accepter. » Ainsi Hélène Waysbord explique-t-elle que le prénom de Proust, Marcel, donnait un éclairage particulier à un paysan normand de son enfance qu’elle n’a jamais oublié.
Cette lecture intime, nourrie de tout le savoir d’une vie – Waysbord, étudiante, a travaillé la métaphore chez Proust quand ce n’était pas encore dans l’air du temps universitaire – est une lecture sensible, bien entendu, mais aussi une lecture essentielle du point de vue non de l’autobiographie, mais du sentiment de sa propre vie : « Il faut un long temps pour décrypter le livre inscrit en soi en caractères illisibles tant que des phrases écrites par d’autres n’ont pas prêté main forte. » Quel bel hommage à la littérature ! Hommage sensé, ressenti et expérimenté. « Il n’est pas question de mémoire. Il s’agit d’une navigation sans boussole dans l’épaisseur du temps où le passé coexiste avec le présent. » La voix de Céleste Albaret à la radio, la publication d’un inédit de Proust, le confinement forcé en Normandie ont permis cette jonction des temps personnels d’Hélène Waysbord : la disparition des parents, la fillette cachée en Normandie, l’étudiante et l’enseignante, la conseillère du Prince et la dépression subséquente… tous les temps regroupés en un mouvement sphérique, cohérent. Comme Proust écrivant le début et la fin de La Recherche dans le même élan.
Ce livre, tout personnel, parlera à tout lecteur. Parce qu’il n’est pas un témoignage, mais une réflexion formidable, et une mise en perspective des vertus de la littérature.
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Hélène Waysbord est née à Paris dans une famille de juifs étrangers, déportés à Auschwitz. Cachée en Normandie et devenue pupille de la nation, elle fit des études classiques et enseigna en classes préparatoires au Lycée Malherbe à Caen. Elle fut à partir de 1982 conseillère de François Mitterrand pour les Grands projets.
Au début des années 2000, Présidente de la Maison des enfants d’Izieu et haut fonctionnaire au ministère de l’Education nationale, elle conduisit des missions successives sur le thème de la mémoire pour lutter contre l’antisémitisme et le racisme.
Entretien avec Hélène Waysbord pour son livre La Chambre de Léonie, paru au début de l’été aux éditions Le Vistemboir, préfacé par Jean-Yves Tadié. Un échange qui se poursuivra avec Hélène, Jean-Yves et moi-même à la Librairie Gallimard Raspail le 25 novembre à 19h.
Par l’exploration de chambres successives, certaines symboliques, romanesques et d’autres bien réelles, Hélène Waysbord mêle, dans La Chambre de Léonie, sa relecture de la Recherche pendant les récents confinements à une évocation de sa vie passée, faites de douleurs indicibles, de rencontres et de combats, des grands travaux mitterrandiens à la conception de la Maison d’Izieu, dont elle a été la présidente de 2004 à 2016, et désormais la présidente d’honneur. Rescapée de la Shoah, Hélène Waysbord livre, d’une voix douce et forte, un témoignage d’une intimité sans pareille.
Au début de votre livre, vous évoquez brièvement votre première lecture de la Recherche, à la fin des années 50. Quel souvenir, quelles impressions en gardez-vous ? Avant ma décision de consacrer mon année de maîtrise à Proust, je n’ai aucun souvenir précis de lecture. J’avais dû lire un extrait isolé ou deux. L’auteur de la Recherche était très peu cité et très peu lu à l’époque. Je peux imaginer des raisons non formulées ou mal formulées, de l’envie de lire, l’idée d’une œuvre en quête, en mouvement, non figée comme le sentiment intérieur que j’avais de ma vie, recommencée par hasard en un lieu improbable suite à l’arrestation de mes parents. Peut-être le nom de Swann, sa douceur a‑t-il joué. Et surtout un arrière-plan de judéité qui m’avait condamnée et que j’avais refoulée dans la vie villageoise en me conformant au moule commun pour être acceptée et vivre.
Qu’avez-vous appris de l’écriture de Proust avec ce travail ? qu’est-ce qu’on y voit à la lumière des lettres classiques ? La métaphore, pourquoi ce choix ? L’écriture l’a élucidé bien après et j’ai compris qu’il était en effet très pertinent pour moi. Mon travail était focalisé sur le rôle de l’image si important dans la narration proustienne. La passion de Proust pour les images, les portraits est bien documentée. On sait qu’il les empruntait volontiers aux amis sans les rendre. Il était passionné par les inventions contemporaines, la photo, le cinéma muet. L’œuvre en fait un large usage, une référence artistique permet souvent de mieux caractériser un personnage, d’en fixer les traits, comme pour Odette. C’est un moyen concret de mieux voir et aussi de suivre le récit sans s’embarrasser de psychologie. La métamorphose est de règle dans l’évolution des personnages. La Recherche est un univers peuplé d’images, tandis que moi je n’en avais aucune pour figurer le monde perdu qui avait été le mien. C’était un monde déserté.
Est-ce que l’exercice de la version en grec et en latin permet d’embrasser plus facilement les longues phrases de Proust ? Les langues anciennes sont une école de discipline et de rigueur pour entrer dans des schémas syntaxiques très différents de nos usages, et ainsi donner accès à une autre forme de pensée. Les périodes souvent très longues de l’art oratoire romain, ou les incises de l’historien aident à suivre les longs développements proustiens, leur solidité narrative avec ses décrochements.
Votre livre appartient à deux genres nouveaux : le livre “écrit pendant le confinement” et le récit d’une relecture. Cette relecture de la Recherche s’est faite plus de soixante ans plus tard. L’avez-vous relu dans l’édition de votre première impression, celle de Clarac et Ferré, ou dans l’édition de Jean-Yves Tadié ? Je l’ai relu dans la première édition Clarac où j’ai mes repères de travail. Les travaux sur la lecture ont montré l’importance de l’édition qui est celle d’une première lecture. Proust lui-même s’est exprimé en ce sens. L’édition de Jean-Yves Tadié est d’un apport considérable pour nous livrer une œuvre dont la publication était inachevée au moment de la mort de son auteur. Le travail immense sur les manuscrits dispersés nous permet de lire une version qui est aussi proche que possible de la volonté de son auteur.
Pourquoi, selon vous, la Recherche est-il « un livre de relecture » perpétuel ? C’est le livre de toute une vie de façon absolue dans la mesure où la moindre note, le moindre billet écrit se retrouve quelques part repris. Dès 1903 dans une lettre à sa mère que je cite, Proust est complètement déterminé et lucide. Il va progresser par reprises successives sans cesse pour être au plus près de la vérité recherchée dans une forme d’art pour moi proche de la peinture de Cézanne. À la différence de Proust Cézanne a travaillé sur un monde circonscrit, celui d’Aix et de la Montagne Saint Geneviève. C’est devenu son Graal. De son vivant il a produit peu de tableaux achevés sur base d’esquisses ajournées et sans cesse reprises dans l’insatisfaction de ne pas avoir atteint l’idéal. En cela il rappelle le travail interminable de Proust.
“J’allais quitter un monde que je m’étais construit, un abri pour la passion qui m’habitait sans que je sache encore quelle zone de douleur elle cachait, sans deviner sous le trouble et l’élan qui portait mon enseignement, une souffrance demeurée muette, l’abandon de moi, l’abandon par moi, d’une silhouette grelottante d’enfant sur le parvis de l’école, une vie soudain désertée, un matin d’octobre… quand le père n’était pas venu me chercher.” Cette seule phrase, si déchirante, fait de La chambre de Léonie sinon un bilan existentiel, métaphysique, mais du moins une sorte de testament affectif. Est-ce qu’on peut dire que cette relecture de la Recherche a été pour vous un révélateur ou un déclencheur de la mémoire involontaire ? Ma dernière relecture de La Recherche a été un révélateur, le déclenchement de la mémoire involontaire s’est fait avec l’écriture de mon premier livre, L’Amour sans visage (Christian Bourgois, 2013) où j’évoquais un passé perdu sans trace de souvenirs. Cela a demandé beaucoup de temps, un travail déchirant de réappropriation de l’inconscient d’une enfant lors de la rupture tragique qui l’écarte des siens à jamais. Ce fut une écriture frappée du sceau de la catastrophe qui m’a apaisée une fois achevé et qui a donné un visage à mes parents, Jacques et Fanny. Ma dernière relecture pour Léonie m’a révélé le pourquoi de la métaphore qui consiste à mettre une chose à la place d’une autre. Il est difficile d’exprimer cela sans forcer le sens, toujours volatile et incertain dans l’écriture. Mais j’ai compris la force de l’élan qui m’emportait vers la littérature.
À la fin de votre livre, vous écrivez : “Il n’est pas question de mémoire, il s’agit d’une navigation sans boussole dans l’épaisseur du temps où le passé coexiste avec le présent. Le corps parle tel un épiderme mémoriel où les sensations ont tracé leur sillon. Des moments rares qu’on ne commande pas à volonté mais qu’il convient de recevoir comme une grâce et un travail.” Est-ce que Proust permet cela, et pourquoi davantage que d’autres auteurs ? Proust le permet et même l’a initié. Après lui comment évoquer des images préformées du passé quand il nous propose des expériences vives où présent et passé fusionnent dans un éclair. C’est l’auteur allemand Walter Benjamin, grand admirateur de Proust qui en a le mieux parlé et a tiré de cette expérience sa philosophie du temps. La vie intérieure se moque de la chronologie, elle procède par bonds et saccades.
En janvier 2019, vous avez été reçue au Bundestag avec d’autres enfants cachés, dont l’historien Saul Friedländer. Deux ans plus tard, il publie À la recherche de Proust en mai, et vous La chambre de Léonie en juin. Avez-vous lu son livre et que vous inspire cette coïncidence ? Lors de la réception au Bundestag j’avais parlé à Saul Friedlander sans savoir à quoi il se consacrait et il m’avait confié que Proust comptait plus que tout. J’ai lu son livre à sa sortie, un témoignage très riche et précis, personnel par un écrivain reconnu ayant traversé des épreuves inouïes. Dans sa conclusion le thème juif est prédominant et il reproche au narrateur sa dissimulation. Dans mon récit La chambre de Léonie, je tente d’analyser le dispositif narratif inventé par le narrateur : aveu et secret, exprimer et dissimuler vont de pair. La contestation morale n’a pas sa place dans l’œuvre de Proust.
Toute votre vie vous avez combattu le racisme et l’antisémitisme et œuvré contre l’oubli. Vous vous êtes engagée politiquement, aux côtés de François Mitterrand. Depuis quelques semaines, les provocations d’Eric Zemmour et sa réhabilitation du régime de Vichy divisent profondément les juifs français. Est-ce qu’on doit selon vous s’inquiéter de ce phénomène de réécriture de l’Histoire (et la séduction qu’elle provoque dans une communauté qui en fut la première victime), ou est-ce que vous le voyez comme une péripétie qui disparaîtra aussi vite qu’elle est apparue ?Les exemples du passé nous incitent à réfléchir. Des provocateurs, méprisés au départ par les puissants au pouvoir comme Hitler l’était des militaires qui le condamnaient à faire antichambre de longues heures d’attente, se sont imposés. Les tentatives de récrire l’Histoire sont pratique courante dans le monde où nous vivons. Eric Zemmour est un personnage dangereux par le brouillage des catégories qu’il pratique, doué d’un sens du spectacle dont il joue. Hitler s’entraînait au micro et le résultat fut un succès oratoire incontestable dès qu’il s’emparait de la parole. La judéité de Zemmour peut apparaître à certains comme une caution alors qu’elle est un leurre, au bout du compte c’est un antisémite et un raciste. Méfions-nous des histrions.