Marc Alpozzo et Francine Keiser
Entretien avec Francine Keiser
À l’heure où une très grande partie des Français se mobilisent contre la réforme des retraites et le rehaussement de l’âge légal de 62 à 64 ans, refusant obstinément de travailler 24 mois supplémentaires dans leur vie, cette hostilité manifeste au travail étonne et interroge tout autant. La valeur-travail serait-elle devenue désuète ?
C’est en tout cas une question qui mérite d’être posée en ces temps de crises majeures, économique, écologique et existentielle. On reproche souvent aux salaires, à juste titre, d’être trop bas, de ne plus suivre le coût de la vie, et aux emplois d’être vidés de leur sens, ce qui conduit beaucoup de Français à ne plus vouloir travailler, ou bien à se reconvertir dans une activité de leur choix, plus proche de leurs aspirations initiales.
Est-ce si irréaliste ? Peut-on rêver de se reconvertir et de travailler mieux, dans un métier plus en accord avec sa personnalité ? Y a-t-il un âge limite à la reconversion. Francine Keiser a changé radicalement de voie, et a accompli une reconversion réussie à plus de 55 ans. C’est une personnalité atypique, avec deux parcours professionnels très opposés mais réussis toutefois. Une inspiration possible pour l’ensemble d’entre nous.
A l’heure où de nombreux Français en colère manifestent contre le report de l’âge de la retraite à 64 ans – nouvelle loi qui vient d’être promulguée par Emmanuel Macron – vous êtes l’exemple inverse puisque vous venez de démarrer après 55 ans une seconde vie professionnelle. Vous ne semblez pas prête à vouloir cesser de travailler.
Avez-vous d’ailleurs l’impression de travailler depuis que vous êtes créatrice de mode ?
Je ne perçois absolument pas mon travail créatif comme étant du travail. C’est une flamme intérieure qui me pousse et qui ne s’éteint jamais. Une énergie me porte. C’est mon ADN. Ma reconversion est un grand épanouissement. Mon cerveau n’est jamais au repos. Le matin, mes premières pensées de la journée vont aux créations que je veux réaliser. C’est mon ikigai, comme disent les Japonais – ce qui me fait me lever le matin. S’ensuivent toutes les activités autour de la mise en œuvre, la production, le financement, la commercialisation et la distribution. C’est le « mal nécessaire » pour donner une existence à mes créations, pour les partager avec le reste du monde, pour les faire vivre… survivre. C’est vital pour pouvoir continuer. Ce ne serait pas juste de dire que je ne le perçois pas comme un travail. Ma nouvelle activité requiert beaucoup d’efforts et des tâches pas toujours les plus amusantes. Il y a des hauts et des bas à gérer. Mais ce sont mes créations qui motivent mon travail et c’est le travail qui honore mes créations et qui me permet de continuer à créer. Un ensemble vertueux !
Dans Lettres à un jeune poète, Rilke disait « Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité ». Avocate d’affaires à succès jusqu’à très récemment, votre prestigieuse carrière fait rêver beaucoup de gens. Et donc vous avez fait le choix de tout quitter pour vous jeter dans l’aventure de la création d’une entreprise de prêt à porter de luxe. Qualifieriez-vous cette réorientation de lubie ou d’impérieuse nécessité ?
La créativité est le fruit d’une nécessité de s’exprimer. C’est un cri, une libération, un envol. La mode est un art, chaque pièce créée est une œuvre d’art. Le créateur de vêtements, comme tout autre artiste, a une histoire à raconter. Il y met son âme. Chaque pièce porte l’ADN du créateur. La création n’est achevée qu’au moment où je ressens une parfaite harmonie entre la pièce et moi-même ; un calme s’installe. Une bonne collection est celle dans laquelle on reconnaît au premier coup d’oeil l’ADN du créateur qui constitue un fil rouge.
Une fois qu’on commence à commercialiser ses créations, on fait face à l’influence de l’extérieur. Les gens me demandent pourquoi je ne fais pas, dans une prochaine collection, ceci ou cela. C’est très tentant, c’est un dilemme, parce qu’on veut plaire…et il faut aussi gagner sa vie. Je résiste aux pressions. Je ne supporterais pas que le fruit de mon travail ne soit pas 100% moi-même. Et puis je réalise, mes créations plaisent aux autres parce qu’elles reflètent quelque chose d’inexplicable, quelque chose qu’ils ressentent mais qu’ils n’arrivent pas à décrire.
La décision de changer de milieu professionnel mûrissait-elle en vous depuis longtemps ? Quel fut le déclic pour vous lancer ?
C’est une promesse que je me suis faite à moi-même, relativement tôt dans ma carrière d’avocate, que je changerai de métier à la moitié de ma vie. Je ne voulais pas, deux jours avant ma mort, être confrontée à la question « Comment aurait été ma vie, si j’avais fait d’autres choses ? » Peut-être mon serment de jeunesse a-t-il été motivé par une leçon de vie que j’ai retirée du roman magnifique « Train de nuit pour Lisbonne » de Pascal Mercier. Il y décrit l’agonie d’un homme lorsqu’il se rend compte qu’il n’aura plus assez de temps à vivre pour apprendre à jouer sur son Steinway, qu’il y a des expériences non vécues qui auraient rempli sa vie s’il les avait tentées et sans lesquelles sa vie restera à jamais incomplète. Je prenais ma promesse très au sérieux et je n’avais aucun doute que je la tiendrais. Par contre, lorsque la date approchait, je commençais à en parler dans mon entourage, et personne ne me prenait au sérieux. On pensait que c’était un état d’âme, une lubie. Plus tard, quand cela s’est concrétisé (et je devais vraiment me battre pour me faire entendre), personne ne me comprenait. Personne ne me soutenait dans ma décision. J’avais l’impression d’être laissée seule contre le courant. J’ai résisté et j’en suis tellement fière et heureuse maintenant.
En vous inscrivant en CAP couture après des années passées à travailler chez Linklaters, avez-vous eu l’impression de laisser derrière vous toute votre vie d’avant ? Ou avez-vous réussi la fusion entre vos deux mondes, les affaires et la mode ?
J’ai aimé la profession d’avocat, je l’ai exercée avec passion. Je l’ai quittée au moment où j’avais atteint le sommet de ma carrière, pour goûter à d’autres aventures. Pour me concentrer sur toutes les passions que je ne pouvais pas assouvir pendant l’exercice de ce métier. J’avais tout réussi et j’ai tout laissé derrière moi. Pour se reconvertir, il faut couper le cordon, il faut lâcher prise complètement. C’est un processus qui prend du temps. Il faut être en accord avec soi-même. Pour moi, la reconversion est achevée. Je me sens 100% créatrice, 100% artiste, mais plus avocat. Je vis une deuxième vie.
(Mon passé d’avocat d’affaires est certes d’une grande aide, notamment au niveau de la gestion de l’entreprise. J’étais dans le comité de gestion d’un cabinet international. Pour moi, les principes de gestion restent les mêmes : avoir des objectifs clairs, définir les stratégies commerciales, gérer les risques, mener des équipes, innover. Ce qui est radicalement différent, c’est le côté artistique. L’artiste ne se pose pas de limites quand il crée.)
Dans La tyrannie du divertissement, le fondateur de l’Institut Sapiens Olivier Babeau expose de manière convaincante la manière dont la société actuelle utilise son temps libre de manière de plus en plus superficielle, en se contentant de divertissements plutôt que de chercher à s’enrichir ou à apprendre. Au fond, avez-vous souhaité une seconde vie professionnelle pour échapper à ce funeste sort qui est la conséquence de notre société de consommation ?
Je suis d’avis que tant qu’un être humain a le désir d’apprendre, il reste jeune. Apprendre, c’est l’envie d’évoluer et de continuer. Celui qui ne ressent plus le besoin d’apprendre se rapproche de la mort. J’ai toujours eu beaucoup d’intérêts différents et, même si je n’étais pas décidée sur l’activité que je voulais poursuivre à l’issue de ma première carrière, une chose était sûre : je voulais à nouveau étudier. Je suis excitée de découvrir des nouvelles choses, des nouvelles sensations, des nouvelles satisfactions, une nouvelle forme d’épanouissement. Je pense que je serais capable d’apprendre 1000 choses complètement différentes. Tout s’apprend. Inutile d’envier les autres qui savent faire quelque chose que nous ne maîtrisons pas. Il faut juste s’y coller studieusement ! Peut-être que le défi est relevé à présent : je sais de quoi je suis capable. Et qui sait, peut-être la couture n’est-elle pas mon dernier défi ?
Si le stress est présent, mais différent dans sa nature à présent, diriez-vous qu’il est plus facile à supporter parce que vous avez le sentiment d’avoir suivi votre vocation laissant s’exprimer votre nature profonde ?
Tant qu’on fait ce qu’on veut faire, ce qu’on croit juste de faire et tant qu’on a la main sur ce qu’on fait, il n’y a pas de stress. Le stress découle des attentes qu’ont les autres de vous, de la peur de ne pas arriver à satisfaire ou à plaire, de ne pas réussir.
Les anciens Romains disaient « Aut liberi, aut libri » (« Nos livres sont nos enfants »), une manière de se projeter dans l’éternité, de laisser une partie de nous intime nous survivre. Francini_K est en quelque sorte votre bébé. Votre nouvelle vie d’entrepreneure donne-t-elle un sens supérieur à votre vie car elle vous permet de transmettre vos goûts artistiques ?
Dès qu’on crée, on concrétise une idée, on donne naissance à une œuvre. Elle existe, sous une forme ou une autre. Elle inspire, elle influence, elle est sujette à critiques, elle est copiée, elle rend heureux ou triste. Elle existe. Elle subsiste. Ce qui a été créé ne peut plus disparaître. Donner existence à une œuvre crée une immortalité. Oui, je pense que cela donne un sens supérieur à ma vie.
La question de savoir si vous auriez pu directement vivre de votre art, en tant que créatrice de mode, vous a-t-elle effleurée ? Regrettez-vous vos années de droit ?
Je n’ai jamais rien regretté dans ma vie. Quand je fais un choix, il est motivé et je l’assume. J’ai adoré ma carrière d’avocate. Elle m’a formée, elle m’a épanouie, elle a fait de moi la femme que je suis maintenant. Je n’aurais pas voulu rater cette expérience de vie. Si j’avais commencé comme créatrice de mode à 20 ans, je ne serais pas la même personne aujourd’hui, mes créations seraient différentes. Je serais peut-être mondialement connue ou j’aurais abandonné, faute de succès. J’aurais peut-être déjà entamé ma deuxième carrière comme monitrice de ski, auteur de livres ou restaurateur. On fait des choses parce qu’on est une personne à un moment donné, à un endroit donné. Mais je ne me pose jamais cette question. Comme je ne me pose pas non plus la question de savoir s’il aurait été préférable d’avoir rencontré mon amour 20 ans plus tôt. On ne peut pas aller en arrière.
Propos recueillis par Marc Alpozzo
Francine Keiser a fait une maîtrise en droit des affaires à l’Université de Paris I, Panthéon Sorbonne et a vécu une carrière de plus de 30 ans comme Avocat à la Cour au Barreau de Luxembourg, associée dans un cabinet international (Linklaters). À 55 ans, elle décide de changer radicalement de vie et fonde Francini_K, une marque de prêt à porter de luxe pour femmes conçue au Luxembourg, produite en Europe. Déjà sélectionnée aux Fashion Weeks de Luxembourg et de New-York.