Grand entretien du philosophe Marc Alpozzo avec l’écrivain François Coupry pour Boojum

« Le réel n’est qu’une fiction, un récit raconté, une vérité déformée », entretien avec François Coupry

J’ai croisé François Coupry pour la première fois à la télévision. C’était dans l’émission hebdomadaire Apostrophes, célèbre dans les années 70 et 80. En recevant son essai L’Agonie de Gutenberg, paru chez Pierre-Guillaume de Roux en 2018, et qui sont ses vilaines pensées de 2013-2017, m’ont rappelé les belles heures passées en compagnie des romans de cet écrivain, que je lisais adolescent. À la réception de son recueil de contes intitulé Merveilles, publié également par Pierre-Guillaume de Roux, en 2018, j’ai contacté son attachée de presse qui a organisé un repas au Vagenende, boulevard St Germain. Une rencontre plus que fructueuse, puisque je reviens avec cet entretien.

Entretien

Vous êtes l’auteur de plus d’une soixantaine d’ouvrages. Je me souviens d’une émission chez Bernard Pivot, Apostrophes[1], vous étiez à la gauche de l’écrivain René Fallet qui venait présenter son célèbre roman La soupe aux choux (Denoël, 1980). Vous aviez écrit un roman fantaisiste et imaginatif, La Terre ne tourne pas autour du soleil (Gallimard, 1980). C’est un conte dans lequel vous inventez la réalité. Vous avez un mot très beau pour cela : « récréation », ce qui donnera j’imagine La Récréation du monde (Robert Laffont, 1985). Mais ce n’est pas très loin de votre recueil de contes, paru chez Pierre-Guillaume de Roux, Merveilles (2018), qui reprend des romans parus dans les années 80. Dans votre recueil, le dernier conte m’intéresse particulièrement, « La femme du futur ». La narratrice est une femme d’une grande beauté, qui vit dans un monde où les machines ont remplacé les hommes, qui désormais flânent dans leur existence, se préoccupent essentiellement de leur petit bonheur narcissique. C’est évidemment la société de demain, mais je devrais dire la société présente que vous dénoncez, celle dans laquelle l’I.A. (Intelligence Artificielle) va remplacer progressivement l’I.B. (Intelligence Biologique). Et même si une grande partie de nos contemporains l’ignorent encore, on sent bien que l’inquiétude s’installe néanmoins. On peut parler de grand remplacement par les I. A. Quelles sont les vraies menaces selon vous d’une société où l’homme ne travaillerait plus, remplacé par les robots, et dépouillé du travail et de l’utilité du monde de la production ?

Je suis assez gêné de donner une interprétation personnelle, de faire ma propre exégèse. J’écris des contes, des fables, des paraboles, dans une certaine mesure des abstractions dont chaque lecteur doit trouver sa propre interprétation, sa propre concrétisation.

De plus, ces contes sont des paradoxes. Dans La Femme du futur, bien sûr, un monde où tout est dirigé par des robots, où un argent artificiel coule à flots, un monde où personne ne travaille, ne se sent pas obligé, condamné, à produire stupidement des choses inutiles, provisoires, des objets périssables qui encombrent l’univers, le polluent, oui ce monde est merveilleux, un paradis. Je ne dénonce rien, au contraire, j’approuve, j’applaudis. Il faut être idiot pour y trouver une quelconque aliénation.

Et pourtant, paradoxe dans le paradoxe, cette Femme du futur revendique cette idiotie, elle déteste ce monde gratuit, innocent, irresponsable, trop heureux, et elle va détruire les trois-quarts de l’humanité. Peut-être parce qu’elle se fait passer pour belle, abuse le lecteur, est en réalité laide.

Cette fable est orientale, l’humanité va recommencer un nouveau cycle. La fin de l’animal humain, la vie qui se détraque, sont des thèmes centraux dans ce j’écris. On ne va pas continuer à ne rien comprendre au cosmos, il faut sans cesse le recréer, se donner des recréations, des récréations !

Visiblement vos contes parus dans Merveilles montrent qu’il faut lire le titre de manière inversée, puisque vous nous découvrez, avec justesse je pense, une époque monstrueuse pour l’homme, mais monstrueuse parce que beaucoup trop préoccupée par son bonheur. Un petit bonheur tiède et sans saveur. Un bonheur médiocre pour une communauté d’hommes devenus dans l’ensemble d’une médiocrité assumée. Si dans « La femme du futur », la narratrice est une femme inutile, puisque les I.A. l’ont remplacée dans toutes les tâches de la société, dans « Un jour de chance », le narrateur vit dans « une ville très heureuse », dans laquelle il ne fait rien. Cette inutilité qui signe son inexistence, il ne la supporte plus, et décide de tuer. Au commencement du récit, il se dit fou, et il le revendiquera en permanence, mais voilà, personne ne veut l’entendre ainsi, et même le système lui dénie cette folie qu’il essaye de faire reconnaître, allant jusqu’à lui trouver toutes les circonstances atténuantes possibles à son meurtre. Ce « conte amoral », comme vous le nommez, est un roman paru en 1982, et repris dans votre anthologie. Est-ce que vous n’aviez pas vu, presque avant tout le monde, cette tentation de l’innocence (dénoncée par Pascal Bruckner dans un essai du même nom en 1996) et qui nous pousse en France à systématiquement trouver des circonstances atténuantes aux gens qui enfreignent les lois. Il y a même dans la justice, une idéologie qui pousse les juges souvent à ne pas condamner les actes graves. Est-ce donc une société de l’irresponsabilité généralisée que vous dénoncez ?

Je donne à lire un monde totalement différent du nôtre, c’est parfois simplement son miroir inversé. On est dans le registre du merveilleux, un univers avec d’autres lois physiques, morales.

Jour de Chance, c’est le conte fondamental, le mythe fondateur de mes paraboles. Nabucco, le héros, représente le renversement absolu des valeurs, des réalités, des droits. L’innocence, l’irresponsabilité totale.

Il n’a pas d’identité administrative, historique, il n’a aucune patrie, il commet beaucoup de meurtres, mais il n’est pas accusé, il prend une avocate pour se faire condamner, sans succès. Il meurt, mais continue à vivre. Il n’a aucune circonstance atténuante. Il deviendra le chef de la police du pays. Il voudrait bien être coupable, chargé de honte, cet espoir lui est refusé. C’est un conte optimiste. Aucune dénonciation possible.

J’adhère à la radicalité de cette fable de l’innocence totale, et pourtant, animaux-humains, nous sommes obsédés par la culpabilité, qui nous donnerait du poids, de la morale, de l’humanisme. Difficile de se débarrasser du plaisir d’être coupable, et Nabucco n’échappe pas à ce désir, cette manie, cette folie, même dans ce renversement des valeurs et des Lois qu’il vit dans sa chair, dans sa tête.

Toujours chez le même éditeur, vous avez publié en 2018, vos vilaines pensées, que l’on peut trouver dans votre blog [2], parues sous le titre L’Agonie de Gutenberg. Vous jetez un œil à la fois triste et consternée sur notre époque, qui n’est pas la plus intelligente loin s’en faut. Votre alter ego, M. Piano, qui est professeur à l’Université, est très intéressant, car vous ne lui faites aucun cadeau, entre petites lâchetés, compromis, reniements, il est bien à l’image de notre société, engluée dans ses folies ordinaires et ses compromissions avec la vérité et la morale. S’il est également touchant, ce personnage, c’est peut-être parce qu’il nous ressemble. Devant la période effrayante du Covid, on a eu l’impression que les Français ont oscillé entre irrationalité et abnégation, lâchant sur un grand nombre de leurs valeurs, et surtout un grand nombre de leurs libertés individuelles, abandonnant leurs idéaux, et cessant de réfléchir pour se livrer à la folie et aux décisions de plus en plus arbitraires, parfois, du gouvernement. Un peu comme chez Kafka, nous avions l’impression d’être des innocents coupables d’un crime mystérieux dont nous ne savions rien. Dans certains romans vous avez flirté avec un onirisme irrationnel, qu’est-ce que cette période vous a inspiré, et qui pourrait être plus proche de l’imagination folle d’un auteur qui recrée le monde à l’image de ses caprices, que de la rationalité telle qu’on l’avait connue durant vingt siècles ?

La réalité n’existe pas, ce qui est une évidence difficile à soutenir dans un hôpital. Le réel n’est qu’une fiction, un récit raconté, une vérité déformée. On raconte justement pour donner du sens à la réalité, pour créer une histoire qui n’a aucun rapport avec la multiplicité éparse, fragmentaire, de ce que nous vivons. Nous ne sommes que dans la réalité du faux.

Pour revenir à Jour de chance, sans poids, sans existence, Nabucco est vide, une chambre d’échos. Il n’agit que poussé par les événements extérieurs, les informations, fausses donc : un tremblement de terre à Mexico le poussera à aller à droite à gauche, à marcher vite ou lentement, à rencontrer des choses et des gens, comme lui manipulés par les bruits du monde, les voix multiples du monde terrestre.

Ce sont ces voix multiples de l’univers que je tente de rendre, de dévoiler dans L’Agonie de Gutenberg, un journal écrit par tant de personnes différentes, une mosaïque de points de vue contradictoires qui s’élargissent aux animaux, aux objets terrestres, et jusqu’aux entités cosmiques, aux songes des êtres étrangers à nos pensées, nos croyances, nos expériences, nos vies quotidiennes. On donnera même la parole au coronavirus !

Dans cette cacophonie, où un personnage qui peut-être me ressemble, M. Piano, tente de définir, d’analyser, les nouvelles lois, paradoxales et transgressives, une autre Histoire se dessine, de siècles en siècles, ces voix ne sont pas uniquement celles du présent, mais aussi du passé, du futur.

Une nouvelle logique s’instaure, un nouveau regard, une autre philosophie : les humains, émiettés à l’image du cosmos, ne sont pas cohérents, ils n’ont aucune identité permanente, ils ne sont que des objets qui volent au vent, pas des sujets, il n’y a jamais de relations de cause à effet, et même les fictions qui devraient donner de factices cohérences, n’y parviennent plus, ne sont que dérisoires.

Cette cacophonie a sans doute l’orgueil d’être une symphonie, où les thèmes désaccordés tentent de produire un portait à la fois éclatée et global de notre début du vingt-et-unième siècle. A l’imitation, pardon encore pour l’orgueil, de Joyce, de Pound ou de Proust.

Vous avez créé, dans les années soixante-dix, avec Jean-Edern Hallier et François de Negroni, les Éditions Hallier, qui ont publié une trentaine de livres, avant d’être rachetées par les éditions Albin Michel. Parmi ces titres, votre pamphlet, L’anti-éditeur (1976), où vous y analysiez déjà la crise de l’édition, en proposant quelques solutions, qui parurent neuves à l’époque. En 2018, vous publiez un livre qui rassemble de courtes chroniques, qui sont autant de regards cyniques et désabusés jetés sur notre société, intitulé L’agonie de Gutenberg. Pourquoi ce titre ?

Ces réflexions, sans doutes tristes et désabusées, du point de vue de la pseudo-gloire des humanoïdes, ne pouvaient négliger une réflexion sur le mode de leur diffusion, l’évolution de leur production.

L’Agonie de Gutenberg a d’abord été publiée sur des réseaux, sociaux ou pas, numériques. La version papier vient après, signe de l’évolution de nos habitudes, signe de cette nouvelle histoire dont la cacophonie, ou la symphonie, est en train de s’inventer, de renverser les lieux communs.

Je me fais violence : je suis parmi ceux qui regrettent un ancien monde, peut-être un conservateur, ce qui me permet justement d’oser me croire l’apôtre, sinon le Messie, de tous ces renversements, et de voir notre temps.

Puisque tout est faux dans un récit, et puisque sans doute l’illusion industrielle doit rejeter un texte qui se déclare faux, imaginaire, au profit de l’illusion du récit qui se déclare vrai, vécu, sincère, et dans lequel un lecteur peut se reconnaitre, s’abrutir d’authenticité, s’identifier, revendiquons un artisanat de l’édition, comme les petites librairies, les imprimeurs du dix-huitième siècle. Et laissons aux ouvrages qui répètent des histoires anciennes, aux auteurs qui veulent raconter leurs vies sans savoir qu’ils sont dans la croyance en la cohérence ou la psychanalyse, le goût de n’être que commerciaux, usinés, sur-médiatisés, vite oubliés.

Oubliés, parce que plus personne ne croit aujourd’hui en la mondialisation : au contraire, ce monde fragmenté, tous ces points de vue divers, ces cultures différentes, accolées, juxtaposés, ces mosaïques d’opinions, de créations originales nous désignent un univers qui a compris son incohérence, son émiettement, sa relativité et la multiplication de ses identités régionales, contradictoires, autonomes, même dans le cosmos !

Votre livre est truculent. Vous commentez l’actualité, avec un regard ironique, une réflexion qui ne se refuse aucun point de vue paradoxal. Les lecteurs peuvent me croire. Impossible de tout rapporter ici, dans cet entretien, mais bon, deux choses importantes, significatives pour moi. Vous proposez des solutions pour régler certains grands problèmes de notre société française aujourd’hui, comme les attentats islamistes, en conseillant de ne plus parler de DAECH, ce qui le rendra à terme illégitime, au point que les terroristes eux-mêmes ne croiront plus en leur existence. Ce qui peut paraître irrationnel dans vos propos, ou provocateur, est pourtant logique pour peu que l’on y réfléchisse, car c’est bien parce que nous ne cessons de parler d’eux et de les craindre que nous les renforçons et renforçons leur pouvoir sur nous. Or, à la date du 13 novembre 2015 précisément, triste date des attentats de Paris et du Bataclan, vous posez la question de l’art de la dictature, en montrant, à la fin de votre chronique que, pour M. Piano, la difficulté « ce n’est pas tant de vivre en dictature, que de devenir soi-même un vrai dictateur ». Est-ce que vous ne dites pas, en filigrane, que la tentation du XXIe siècle est de produire une multitude de petits dictateurs de poche, petit dieu de leur cosmos personnel, et oppresseurs de tous les autres ? Ce qu’incarnent à mon avis, parfaitement les islamistes en France, du moins, dans les méthodes et les ambitions folles de leur cause mortifère.

Cher Marc, que voulez-vous que j’ajoute à votre belle exégèse, je ne vais pas interpréter une interprétation. Votre analyse est juste, un parfait compte-rendu, je ne suis qu’un re-créateur, au mieux un ré-créateur, vous êtes un bon lecteur, c’est vous qui comprenez, je ne suis que fatigué de ce monde qui n’est même plus actuel, se croit bêtement en progrès.

Mais précisons quand même la pirouette ironique de Piano sur les dictateurs. Dans la fantaisie et le goût du paradoxe du personnage, elle souligne cependant ce dont on vient de parler, le morcellement des états dans un proche ? triste ? glorieux ? avenir. Et elle désigne la transgression terrible de deux tabous politiques majeurs aujourd’hui : la revendication des divisions, au mépris du rassemblement, l’inégalité des êtres, humains ou animaux, et surtout les inégalités devants les Lois !

Propos recueillis par Marc Alpozzo

François Coupry, Merveilles, Pierre-Guillaume de Roux, 582 pages, novembre 2018, 23 eur

L’Agonie de Gutenberg, vilaines pensées, 2013-2017, Pierre-Guillaume de Roux, 272 pages, mars 2018, 23 eur

L’Agonie de Gutenberg, vilaines pensées, 2018-2021, FCD-Livres, 223 pages, 2021, 23 eur


[1] 14 mars 1980.

[2] https://lagoniedegutenberg.coupry.com/

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